- Chapitre 12 -
J'ouvre la porte de mon appartement avec difficulté ; les paroles d'Andrew résonnent encore en moi.
Matthew ne sera jamais une solution, et Andrew se moque de moi – encore. Viendrai-je un jour à bout de Becky ?
Je me débarrasse de mon manteau et constate que mon frère m'a laissé un mot sur le comptoir. Le contraire m'aurait étonnée. Je me laisse tomber sur le canapé. Je ferme les paupières, revis dans ma tête les dernières vingt-quatre heures. Les événements me dépassent. Je me frotte les yeux pour chasser le sommeil. J'ai du boulot qui m'attend.
Je m'installe à mon bureau et traite les demandes en attente que mon patron m'a adressées par mail. Mon travail est mécanique, et pas très épanouissant. Il a su me satisfaire jusqu'à présent parce que l'idée de rester chez moi était réconfortante. Aujourd'hui, il ne me suffit plus.
La sonnerie de mon téléphone me tire de mes pensées. Le prénom de Matthew s'affiche sur l'écran, ce qui imprime un sourire à mes lèvres, mais je déchante rapidement.
– Emma, je suis vraiment désolé, une réunion vient de me tomber dessus et je pense qu'elle va se terminer tard. On reporte à demain ? (« Monsieur, votre frère vous attend », annonce une voix derrière lui.) Bon, je dois te laisser. Prends soin de toi, et à demain, d'accord ?
– À demain, Matthew.
Par la suite, je peine à me concentrer sur mon travail et, sentant la migraine – et les soubresauts qui vont avec – fondre sur moi, je finis par avaler quelques cachets. Vers 19 h 30, je décide d'éteindre l'ordinateur. La nuit tombe doucement sur New York, mon frère n'est toujours pas rentré. Je prépare le dîner et m'installe devant Grease pour la cinquante-huitième fois.
Vers 21 heures, tandis que je couche dans mon journal les événements de la veille, une notification apparaît sur mon téléphone.
Je souris. Je suis touchée qu'il m'envoie ce petit mot alors qu'il est encore en train de travailler.
Je lui réponds.
***
– Mademoiselle Reyes ? Bonjour, ici le service recrutement d'Anderson Corporation. Nous vous appelons pour vous annoncer que votre candidature au poste d'assistante de direction a été retenue. Félicitations.
J'ai dû mal entendre. J'éloigne le téléphone de mon oreille pour vérifier le numéro appelant. Nous sommes samedi. Comment se fait-il que ces gens travaillent durant le week-end ?
– Mademoiselle ?
– Oui. Merci beaucoup, mais... mais je pensais que monsieur Anderson avait déjà trouvé une assistante.
– Elle était en période d'essai. Apparemment, elle n'a pas fait l'affaire. Monsieur Anderson l'a congédiée. Êtes-vous toujours intéressée par le poste ?
– Je... oui, je...
– Très bien. Dans ce cas, nous aimerions que vous vous présentiez dès lundi à 9 heures. Bonne journée, mademoiselle.
– Bonne journée... dis-je avant de raccrocher, éberluée.
Rebecca me fixe en silence de l'autre côté du comptoir de la librairie, attendant que je lui explique, mais je suis incapable de prononcer un mot. Je reprends place sur le canapé et triture mes nouilles chinoises du bout de mes baguettes.
– Il faut vraiment te sortir les vers du nez ?
Rebecca hausse les sourcils.
– J'ai le poste... chez Anderson Corporation.
Le dire à voix haute rend la situation plus bizarre encore. Je n'arrive pas à réaliser.
– Tu en fais, une tête ! Tu devrais être contente, non ?
Je fixe mon amie. Bien sûr, elle ignore tout de mes récents échanges avec Andrew. Pour ma part, je ne peux m'empêcher de trouver ça suspect. Qu'est-ce qui a bien pu le pousser à changer d'avis ?
– Oui, je suis contente, c'est juste que... je ne m'y attendais pas du tout.
– Moi, j'étais persuadée que ça marcherait. C'était écrit !
– Parfois, dis-je en jouant avec l'emballage de mes nouilles, j'aimerais avoir ta sérénité.
– On va travailler là-dessus ensemble. Parce que ce poste, dit-elle en tapotant la table de son index, c'est juste le début. De grandes choses t'attendent, tu verras.
Elle me presse la main, et nous enchaînons sur mon rencard.
J'ai prévenu Matthew que je le retrouverai directement sur place. Lorsque je franchis le seuil de ce petit café de la 13e Avenue, je comprends tout de suite pourquoi il l'a choisi : la décoration, délicieusement désuète, évoque un vieux roman anglais, et une bonne partie des murs est couverte d'ouvrages. Matthew patiente à une table, un roman à la main. Je déchiffre le titre : Un palais d'épines et de roses.
– Bonsoir, susurre-t-il, un sourire aux lèvres.
– Bonsoir, dis-je, Je vois que tu as acheté un nouveau livre.
– Il me semblait passionnant quand tu m'en parlais l'autre jour.
Son sourire s'étire jusqu'à son regard. Je m'étonne à prendre note de ce genre de détails.
– C'est vraiment très joli, ici, dis-je en détaillant les lieux.
– J'étais certain que ça te plairait. Alors, ta journée ?
Je lui raconte mon après-midi avec Rebecca, omettant sciemment de mentionner l'appel d'Anderson Corporation. Je lui montre les livres que j'ai achetés dans la librairie de mon amie, et j'ignore s'il feint de s'intéresser à mes emplettes ou s'il est sincère, mais il me pose un tas de questions.
– Et toi, tu n'as pas fini trop tard, hier soir ?
– Si, malheureusement. On n'arrivait pas à se mettre d'accord, entre services, et Andrew ne nous facilitait pas les choses, il rejetait toutes les propositions qu'on pouvait lui faire... Bref, un vrai casse-tête. Mais je ne vais pas t'assommer avec ces histoires de boulot.
– Ça ne me dérange pas.
Il m'étudie en souriant.
– De toute façon, il n'y a pas grand-chose à dire de plus.
– Vous êtes restés jusqu'à quelle heure ?
– Minuit passé, il me semble. Je ne sais plus très bien.
J'accueille l'information, les yeux écarquillés. Quel genre de patron impose de tels horaires à ses employés ? Matthew s'amuse de ma naïveté. Apparemment, c'est monnaie courante dans le monde des affaires.
Nos plats ne tardent pas à arriver, et nous mangeons en parlant de tout et de rien. Je me débrouille pour éluder les questions sur Butler et sur le lycée. Est-ce que ma conversation n'est pas un peu limitée ? J'aimerais tellement savoir ce qu'il pense...
Le dîner terminé, nous quittons le restaurant. Nous partons nous promener du côté de Times Square, et je sens sa main prendre la mienne tandis que nous nous approchons d'un Mickey de fortune posant pour quelques dollars. Ma main serre la sienne, hésitante. Nous nous asseyons sur les marches – une première pour moi, avoué-je. Nous sommes entourés de touristes. Matthew pianote sur son téléphone.
– Un problème ? demandé-je au bout du cinquième message, légèrement agacée.
– Le boulot, s'excuse-t-il en rangeant l'appareil dans la poche de sa veste.
L'affiche de la comédie musicale Roméo et Juliette clignote sur un panneau publicitaire. Je sens le regard de Matthew sur moi.
– Je tiens toujours à t'y emmener, déclare-t-il avec un sourire.
En guise de réponse, je me blottis contre lui et ferme les yeux un instant. Je me sens bien.
L'air est frais, et de petits nuages de vapeur s'échappent de mes lèvres au rythme régulier de ma respiration. Nous décidons de rentrer, et Matthew me conduit jusqu'à sa voiture, où Gary, son chauffeur, nous attend. Il démarre, sans poser de question, et emprunte la 7e Avenue. Matthew, silencieux, pianote de nouveau sur son téléphone, absorbé par une conversation dont je ne sais rien. Il semble contrarié, mais je n'ose pas faire de nouvelle remarque. Par la fenêtre, je regarde les immeubles défiler.
– La soirée t'a plu ?
Il a rangé son téléphone.
– Oui, dis-je en souriant. C'était vraiment bien, Matthew.
On se fixe un instant sans dire un mot ; il se mord la lèvre, hésitant.
– Dommage que tu sois si vite partie, la dernière fois, au dîner de charité. Tu avais l'air de bien t'amuser.
– C'était super, oui. Et tu avais raison : on a vraiment bien mangé. D'ailleurs, mon estomac a mis plusieurs jours à s'en remettre !
– Tu t'entendais bien avec Nathan, lâche-t-il de but en blanc.
L'affirmation ne devrait pas me déstabiliser. Pourtant je le suis. Peut-être est-ce dû à l'intonation de sa voix ? J'ai l'impression d'être coupable de quelque chose. Serait-il jaloux ? Ou essaie-t-il simplement de lancer une discussion ? Mal à l'aise, je garde le silence.
– Non ? relance-t-il en me scrutant.
– Oui, je l'ai trouvé sympa, réponds-je, en bredouillant à moitié.
– Il te plaît ?
Le rouge me monte aux joues. Je cherche la commande de la fenêtre.
– Mince, comment on fait pour ouvrir ce truc ?
Pour toute réponse, Matthew appuie sur un bouton, et la vitre descend légèrement. Une bourrasque de fraîcheur s'engouffre dans la voiture, me décoiffant au passage. Comme il me fixe toujours, je lui rends son regard.
– Tu crois que... Tu crois qu'il m'intéresse ?
– Je ne sais pas. J'essaie juste de comprendre. Ce n'est pas toujours facile de savoir ce que tu penses.
Où veut-il en venir ? Pourquoi mettre ce sujet sur le tapis alors que nous venons de passer une bonne soirée ?
Le silence se prolonge. La berline stoppe à un carrefour. La circulation est bien moins dense, à cette heure-ci, et nous serons déjà bientôt chez moi.
– Je n'ai pas la moindre intention de sortir avec Nathan, finis-je par répondre. On discutait, rien de plus.
Matthew se fend d'un sourire discret. Est-il soulagé ou simplement amusé ? Je reconnais, dans son comportement, de légères similitudes avec celui d'Andrew. Le côté ombrageux en moins, sans doute.
– Et mon frère ?
Mon cœur manque un battement. Je déglutis péniblement et me concentre sur les buildings que nous dépassons. Respire, Emma. Après tout, ce n'est qu'une simple question. Pourtant, j'ai l'impression de marcher sur une corde pendue au-dessus du vide.
– Eh bien quoi, ton frère ?
– Je n'en sais rien... À toi de me le dire.
Sa voix est douce, mais je perçois une nuance de reproche.
– Je ne te suis pas.
– Tu vas devenir son assistante, Emma.
Volontairement, j'ai évité ce sujet toute la soirée. Pour être honnête, je ne pensais pas qu'il serait au courant.
– C'est vrai. J'ai d'ailleurs passé un entretien avec lui avant de te rencontrer.
– Et ?
– Et c'est tout, Matthew. Il s'avère que j'ai eu le poste, réponds-je sur un ton impatient.
Soudain, je reprends le fil de la conversation avec Matthew depuis que nous avons quitté Times Square, et je réalise à quoi il fait allusion. Mon sang ne fait qu'un tour.
– Est-ce que tu es en train de sous-entendre que j'ai passé cette soirée à flirter avec Nathan ? Ou pire, que je flirte avec ton frère ?
Il me considère, impassible.
– Je n'ai pas dit ça. Je pense seulement que tu ne t'en rends pas forcément compte quand un homme flirte avec toi, Emma.
Sa réponse me laisse sans voix.
De nouveau, il se concentre sur son téléphone alors que nous nous engageons sur le pont de Brooklyn. Pourquoi suis-je incapable de répliquer ?
La voiture finit par s'arrêter au bas de mon immeuble. Gary sort du véhicule et vient se poster devant ma portière, mais il ne l'ouvre pas. Lorsque j'approche ma main de la poignée, je sens les doigts de Matthew me saisir délicatement le bras.
– Attends, implore-t-il d'une voix douce. (Je suspends mon geste, le fixe dans le blanc des yeux.) Tu es fâchée ?
Je me mords la lèvre inférieure. Évidemment, que je le suis.
– Tu t'attendais à quoi ? À t'écouter, je flirte avec tous les hommes que je rencontre, et le pire, c'est que je ne m'en rends même pas compte.
– Je suis désolé, d'accord ? Ce n'est pas ce que je voulais dire... Mais je n'arrive pas à savoir ce que tu ressens, et je me sens perdu.
– Là, tout de suite, je ressens surtout de la colère.
– J'ai bien compris, répond-il en riant.
– Tes sous-entendus sont insultants, Matthew. Pour moi, cette soirée s'est résumée à des mondanités. À ce que je sache, c'est ce qui est prévu lors d'un dîner mondain, non ? Mais il est vrai que je ne suis pas une experte.
– J'essaie d'apprendre à mieux te connaître. Après tout, je ne sais rien de ta vie avant New York, je ne sais pas qui tu es.
Avant New York, il y avait Becky, encore et toujours Becky. Elle bouffait tout mon oxygène. Tout ce qui s'est passé avant a été souillé par elle.
Alors, non, je n'aime pas parler de ma vie d'avant, tout simplement parce que je désire repartir de zéro. Lui parler de mon passé, même sur des sujets plus légers, c'est une porte que je ne veux pas ouvrir. Car au creux de chaque souvenir, même heureux, Becky est là, tapie.
– Respecte mon jardin secret, Matthew. De mon côté, je ne te demande rien sur cette Addison alors que, clairement, ton comportement est plus ambigu que le mien. Et puis, d'ailleurs, je n'en sais pas davantage sur toi, ta famille et le reste...
– Je peux t'expliquer, si tu y tiens.
– M'expliquer quoi ? Addison ? (Il acquiesce.) Non merci. Si un jour tu m'en parles, je veux que ça vienne de toi ; je veux que tu aies envie de te confier, pas que tu me fasses un compte rendu pour assouvir ma curiosité. Et je te le demande, Matthew : s'il te plaît, fais de même avec moi, conclus-je avant de refermer la portière.
D'après-vous c'est quoi cette histoire sur Addison ?
Comment avez-vous trouvé Matthew dans ce chapitre ? :)
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