- CHAPITRE 11 -


Je me réveille, étire mes membres endoloris, m'emmitoufle davantage dans ma couette pour rester au chaud. Je suis terrassée par la fatigue – un peu comme lorsque je prends ce cachet pour me défendre contre Becky. Au bout de quelques minutes, paupières mi-closes, je me décide enfin à me lever. Le lit est bien plus haut que d'habitude, et un tapis moelleux accueille mes pieds nus. Je ne sais pas où je suis.

En passant devant un haut miroir, je réalise que je porte une chemise d'homme noire. Je scrute la chambre, parfaitement impersonnelle. Aucune photo, aucun objet qui me rappellerait quelque chose. Et puis, peu à peu, les souvenirs de la veille reviennent. Je me rapproche du grand miroir et relève mes cheveux pour inspecter la cicatrice laissée par les crocs d'Andrew – mais rien. 

– Regarde de plus près... Les cicatrices ne restent pas visibles longtemps.

Je sursaute, me retourne d'un bloc. Andrew est là, dans l'encadrement de la porte. Ses cheveux, mouillés, sont coiffés en arrière. Il ne porte que son pantalon de costume et un débardeur noir. De nouveau, je m'approche du miroir. Et cette fois, je les vois. Deux minuscules points à peine rosés, blancs en leur centre.

– Elle te plaît ? Profites-en. Demain, il n'y paraîtra plus.

Une foule de sentiments se bousculent en moi : peur, soulagement, excitation, colère... Que faire de tout ça ? 

– Les cicatrices que je laisse sont toujours impeccables, murmure-t-il en s'avançant vers moi. Nettes et sans bavure.

– Pourquoi ne pas m'avoir tuée, si mon marché ne vous intéressait pas ?

– Notre première dispute, déjà ? répond Andrew sur un ton ironique.

Il est là, tout près, passant ses doigts fins sur ma cicatrice, et je ne peux réprimer un frisson.

– Excellent, en tout cas.

Je lui décoche un air interrogateur.

– Ton sang. Absolument délicieux.

Je m'écarte de lui pour lui signifier ma désapprobation, et mes yeux se posent sur une horloge : 13 heures.

– Mon Dieu ! Mon frère doit être mort d'inquiétude ! m'exclamé-je en cherchant mes affaires du regard, notamment mon téléphone. 

Adossé au mur, il me regarde m'activer. Ma robe est posée sur une chaise. Je me change, énervée, et il ne rate pas une miette du spectacle. Il y a une énorme tache de sang sur le devant, mais tant pis – j'aurai mon manteau dessus. Mon sac m'attend, rangé sur une élégante desserte ; je le rafle, bien décidée à quitter cet endroit et à rentrer chez moi. Ma main plonge à la recherche de mon téléphone.

Mais au moment de franchir le seuil de la chambre, Andrew me bloque le passage. Il s'avance, me forçant à reculer, et referme la porte derrière lui.

– Est-ce que vous me retenez prisonnière ? sifflé-je, furieuse, ne me reconnaissant plus. Au même moment, je constate qu'aucun message de Jonathan ne s'affiche sur mon téléphone, ce qui est plutôt étrange. 

Andrew me contemple, un sourire aux lèvres. Il semblerait que je sois à ses yeux une source sans fin d'amusement.

– Du calme. Je vais te raccompagner. J'aimerais juste attendre que mon  frère soit reparti, histoire qu'il ne se demande pas pourquoi tu as passé la nuit avec moi.

– Nous n'avons pas passé la nuit ensemble ! m'écrié-je un peu trop fort.

– Si tu veux, répond-il calmement. Mais quand il te verra sortir de ma chambre, je ne suis pas sûr qu'il arrivera à croire autre chose. Surtout que tu es censée être rentrée chez toi hier soir.

– Monsieur Anderson, annonce une voix sortie de nulle part, votre frère est dans l'entrée.

– Reste ici, m'ordonne-t-il. Je reviens tout de suite. 

Et puis, tandis que j'en suis encore à me demander comment Andrew a su que son frère était là avant même qu'on l'en informe, je remarque quatre petits écrans, incrustés dans le mur de la chambre, dans un léger renfoncement près de la porte. Sur l'un d'eux, on voit Matthew qui attend, bras croisés – impatient et pressé, manifestement. Les quatre appareils sont en mode silencieux. Andrew est-il à ce point parano ?

Le maître des lieux surgit soudain sur l'écran. « Matthew », parviens-je à lire sur ses lèvres. Regard hautain, allure nonchalante. J'hésite un court instant, j'appuie sur le bouton du haut-parleur et, immédiatement, la voix de son frère résonne dans la chambre.

– Tu savais que cette réunion était décisive, et tu m'as complètement lâché ! Qu'est-ce que tu avais de si important à faire, ce matin ?

Matthew semble sur les nerfs, ce qui m'étonne : il est plutôt calme, d'habitude. Cela dit, travailler avec Andrew ne doit pas être simple. Il n'a pas vraiment l'image du patron sympa et compréhensif. 

– C'est ton projet, à l'origine. Tu pouvais parfaitement gérer ça sans moi.

– Là n'est pas la question. C'est toi, l'image de la boîte ; c'est avec toi qu'ils voulaient traiter, et tu le sais pertinemment – tu ne manques jamais de me le rappeler.

– Tu es en train de me dire que le rachat du brevet est compromis ?

Matthew prend une profonde inspiration. 

– Non... L'offre leur plaît, et j'ai réussi à négocier un autre rendez-vous. Mais avant de signer quoi que ce soit, ils veulent te rencontrer. Impérativement, ajoute-t-il en détachant chaque syllabe.

Andrew se pince l'arête du nez.

– Ne perds pas de vue que cette histoire de sang synthétique n'est rien d'autre qu'un caprice, Matthew.

– S'il te plaît... On en a déjà parlé, et je crois...

– Très bien, le coupe Andrew. Je m'en occuperai plus tard. Sur ce, bonne journée, fait-il, en accompagnant la sentence d'un revers de la main.

– Tu es avec quelqu'un ? demande Matthew en humant l'air.

– Pas tes affaires.

– Elle est toujours vivante, au moins ?

– Si tu veux vraiment que j'appuie ta proposition, Matthew, je te conseille de foutre le camp maintenant. 

Mais l'intéressé ne bouge pas d'un pouce et, le front plissé, continue de renifler.

– Je connais cette odeur, insiste-t-il.

Andrew est visiblement énervé – je le vois à l'écran. Je sens sa colère monter...

– Depuis quand ton sens olfactif est-il à ce point sensible, petit frère ?

– Je n'ai peut-être pas un odorat aussi affûté que le tien, mais cette odeur me dit quelque chose...

– Et alors, quoi ? Tu penses que j'ai amené ta petite Emma à l'étage ?

– Tu n'oserais pas ! crache Matthew, les yeux remplis de haine.

– Si l'envie me prenait, je ne me gênerais certainement pas.

– Ne t'approche pas d'elle ! hurle son frère en se jetant sur lui.

Mais Andrew est bien plus fort, et l'uppercut qu'il lui décoche fait rouler Matthew au sol. Du sang luit sur sa lèvre inférieure, puis sèche presque aussitôt.

– Voilà ce que c'est, de ne pas se nourrir convenablement, s'amuse Andrew, adossé au mur. 

Matthew se relève et s'essuie la bouche, dardant sur son frère un regard plein de mépris. Il sait pertinemment qu'il ne pourra pas monter à l'étage pour vérifier si j'y suis. J'ai mal pour lui.

– Un jour, lâche-t-il, tu aimeras à nouveau, et j'espère qu'elle te brisera le cœur, pour qu'enfin tu comprennes le mal que tu répands depuis que tu as érigé ce mur entre toi et tes émotions.

Andrew entre dans une colère noire. Il plaque son frère contre le mur, et un grand cadre se décroche, explosant au sol. Matthew se défait de sa prise et gagne la porte.

– Tu n'es qu'un lâche, conclut-il en refermant derrière lui.

Andrew se passe une main dans les cheveux, puis disparaît du champ de vision de la caméra. 

Je me réfugie sur le grand lit, en me triturant les ongles. Après ce qui me semble une éternité, la porte de la chambre s'ouvre enfin. Andrew paraît et dépose un plateau sur la commode.

– Il faut que tu manges quelque chose, déclare-t-il. Tu dois te sentir un peu faible.

Sa sollicitude me prend de court. Que signifie ce calme ?

– J'aimerais vraiment rentrer chez moi, dis-je d'une voix implorante, un verre entre les mains.

Après avoir enfilé une chemise par-dessus son débardeur, il revient vers le lit en attachant ses boutons de manchettes. Il m'observe avec attention, puis esquisse un léger sourire. Je repense à ce que je portais au réveil et m'empourpre.

– C'est vous qui m'avez déshabillée ?

Pourquoi ai-je posé cette question ? Je me mords la joue intérieurement en me maudissant d'avoir abordé ce sujet.

– Tu aimerais que je te réponde « oui » ?

– Non !

Il rit. 

– C'est pourtant le cas.

Je manque de recracher mon jus. Évidemment, que c'est lui. Qui d'autre ?

Il rit de bon cœur.

– C'est fou comme tu peux être prévisible, petite humaine. (Il m'étudie un instant avant de reprendre.) Non, joli cœur, ce n'est pas moi qui t'ai déshabillée ; Lydia s'en est occupée.

– Lydia ? répété-je, hébétée.

– Elle travaille pour moi, répond-il en enfonçant ses mains dans ses poches.

– Et elle sait que vous êtes...

– Non.

Je ne devrais pas poser d'autres questions, mais la curiosité est trop forte.

– Elle ne s'est pas demandé pourquoi j'étais inconsciente et pleine de sang ?

– Elle ne s'en souvient simplement pas. 

Je repense au soir où j'ai croisé Andrew pour la première fois : ce regard pénétrant, cette sensation cotonneuse... Qu'est-il réellement capable de faire ?

– Vous avez vraiment le pouvoir de contrôler n'importe qui ?

– Il y a toujours des gens plus ou moins résistants mais, en règle générale, oui : plus on est puissant, plus les choses sont simples.

– Et vous êtes puissant ?

– Oui, Emma, je suis très puissant, confirme-t-il.

– Vous vous en servez souvent ? De ce pouvoir, je veux dire.

– Quand c'est nécessaire.

– Dans votre travail ?

– Non, parce que, tu vois, il existe une chose encore plus puissante dans ce monde-là... (Je le regarde, interloquée. Il reprend.) L'argent, Emma. Tu n'imagines pas à quel point on peut tout acheter avec des dollars.

Tout... sauf la santé, pensé-je sombrement... Même avec tout l'or du monde, Becky resterait Becky. Je m'apprête à répliquer, mais il me coupe dans mon élan.

– À moi de poser des questions, maintenant. (Je déglutis.) Pourquoi veux-tu devenir un vampire ?

– Je vous l'ai déjà dit : ça me regarde.

– Il va falloir te montrer un peu plus convaincante.

– J'en ai envie. C'est si difficile à comprendre ? m'énervé-je, angoissée à l'idée qu'il découvre la vérité.

Il s'approche de moi, prend une fois de plus mon visage entre ses mains, caresse mes sourcils du bout des doigts. Serait-il toujours intéressé par mon sang s'il savait que je suis malade ?

– Qu'est-ce que tu essaies de me cacher ?

– Rien qui vaille la peine d'en parler. Mais si vous tenez tant à le savoir, utilisez donc votre pouvoir. Ce n'est pas comme si vous aviez le moindre respect pour moi...

Son regard s'assombrit, la pression de ses doigts s'accentue, ce qui me fait mal à la mâchoire. Il se lèche la lèvre inférieure avant de sourire légèrement. Il contient sa colère, je le sens. Mon cœur se remet à battre la chamade. 

 Never Gonna Be Alone retentit dans la chambre.

– Ce doit être mon frère ! m'exclamé-je, coupant court à l'échange.

Mais lorsque je m'empare de mon téléphone, c'est le nom de Matthew qui s'affiche sur l'écran. Andrew m'arrache l'appareil des mains.

– Hé !

– Prévisible, murmure-t-il. Dis-lui que tu es chez toi, ajoute-t-il en me rendant mon téléphone.

– Pourquoi devrais-je lui mentir ?

– Pourquoi tiens-tu à devenir une créature assoiffée de sang ? rétorque-t-il froidement.

Je n'aime pas mentir mais, à cet instant, dire la vérité à Matthew me paraît impossible. Il me jugerait, je le sais. Mais pourquoi Andrew s'obstine-t-il à garder le secret sur ma présence ? Après tout, il semble n'avoir aucun égard pour son frère.

Le téléphone sonne de nouveau. 

– Réponds, ordonne sèchement Andrew.

J'appuie sur l'écran et porte l'appareil à mon oreille, sans quitter Andrew des yeux.

– Matthew ?

– Emma !

Il semble soulagé. Déjà, je me sens coupable.

– Il y a un problème ?

– Aucun, non. Je... je voulais juste prendre de tes nouvelles. Savoir si tu étais bien rentrée, hier soir, vu que tu n'as pas répondu à mon SMS...

– Je me suis endormie à peine arrivée, et je n'ai pas prêté attention à mon téléphone en me levant. Mais je vais très bien. Et toi ?

– Pas mal de boulot. Je suis heureux de t'entendre un peu.

Je le revois, heurtant violemment le mur, et je revois aussi sa lèvre ensanglantée. J'ai la sensation de le trahir.

– Moi aussi, ça me fait plaisir de t'entendre. Désolée d'être partie sans t'avoir dit au revoir. 

Andrew me fixe d'un regard noir, à présent, et, cette fois, je crois y déceler autre chose que du mépris. De la colère ? Je frissonne. Moi aussi, je suis furieuse.

– J'ai terminé le livre.

– C'est vrai ? Et alors, qu'est-ce que tu en as pensé ?

– Beaucoup de choses.

À son intonation, je devine qu'il sourit, à l'autre bout du fil. Moi aussi.

– J'exige un compte rendu de lecture détaillé.

– Sans faute.

Andrew s'impatiente, je le vois à son attitude. De l'index, il se caresse la joue. À quoi pense-t-il ?

– Tu es chez toi ? me demande enfin Matthew.

– Oui...

– Je pourrais passer te voir après le boulot, si ça te dit. Histoire qu'on cause un peu littérature. 

– Avec plaisir. Tu m'envoies un message pour me préciser l'heure ?

– Entendu. À tout à l'heure, alors.

– À tout à l'heure.

Je raccroche, baisse le téléphone, relève doucement mon regard vers Andrew.

– Heureusement que tu devais seulement lui dire que tu étais chez toi.

– Vous savez, les gens normaux ne disent pas juste ce qu'ils ont prévu de dire, sans tenir compte du contexte de la conversation.

– Je le fais bien, moi.

– C'est bien ce que je dis : les gens normaux.

En un clin d'œil, il s'éloigne et gagne la porte. Chaque fois qu'il est en colère, j'ai la sensation que la température ambiante baisse de plusieurs degrés. Je me frictionne les bras.

– Qu'est-ce que tu attends ? Suis-moi, je te raccompagne chez toi.


*

À bord de son Audi, Andrew ne décroche pas un mot jusqu'à Brooklyn. Impossible de déchiffrer ce silence.

Il s'arrête devant mon immeuble, laisse le moteur tourner. Ça me va – je ne souhaite pas particulièrement qu'il aille plus loin. Il fixe la rue en silence, mâchoires serrées. Pourquoi semble-t-il toujours en colère ? Je lâche un timide « merci » avant de m'extirper du véhicule. Au moment où je referme la portière, la vitre teintée se baisse.

– Passe un bel après-midi avec mon frère. Et n'hésite pas à lui proposer ton fameux marché. Je suis persuadé qu'il saura accéder à ta demande, lâche-t-il avant de repartir en trombe.

Note pour moi-même : Andrew aime les sarcasmes.


Alors, pour le moment vous êtes plus Andrew ou Matthew ? :D

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