Chapitre 1 - Welcome to my life
Je ne supporte pas les hôpitaux. Je suis allongée sur le dos, coincée dans cette machine cylindrique qui scanne l'intégralité de mon cerveau pour déterminer ce que Beckyngton a encore esquinté. Je ne dois pas bouger, j'ose à peine respirer. C'est trop long. C'est toujours trop long. Je ferme les yeux, et j'imagine que la solitude me tient la main.
Au gré des consultations, j'ai appris à ignorer les bips incessants de la machine, ses vibrations qui me chatouillent les oreilles. Il paraît que c'est bien, de s'habituer aux choses. J'aurais préféré ne jamais m'habituer à ça.
J'essaie de me rappeler une lecture agréable, un moment d'évasion. J'imagine que je suis une autre, propulsée dans un monde lointain, un monde dans lequel je ne suis pas malade. Je tente de faire abstraction du lieu où je me trouve.
Jamais je ne pense au futur. Quand on se sait condamné, on évite de se projeter. C'est déjà assez dur de savoir qu'on est né avec un compteur de vie trafiqué.
La majorité des pathologies neuro dégénératives touchent des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans.Ce n'est pas mon cas. Lorsqu'on m'a annoncé que j'étais malade, il pleuvait. C'était un vendredi de novembre, et on aurait dit que le temps avait décidé de se mettre au diapason.Je n'avais pas encore seize ans.
À l'époque, je ne mesurais pas encore très bien à quel point ma vie allait changer. Mais mon ignorance a été de courte durée. Très vite, j'ai compris.
On n'accepte jamais la maladie.
On apprend à vivre avec parce qu'on n'a pas le choix. J'ai tellement bien appris à vivre avec la mienne que je lui ai donné un surnom.
Becky.
Ou peut-être que c'est juste pour la rendre moins effrayante.
Le scanner est terminé. Une infirmière vient me chercher et m'installe pour les prises de sang. Je ne sens même plus l'aiguille s'enfoncer dans ma chair.
Un rituel chasse l'autre. Je me laisse guider à travers les couloirs de l'hôpital de New York jusqu'à un bureau vide. Aucun dessin sur les murs, aucune touche personnelle.Nerveusement, je commence à me triturer les mains. J'inspire, j'expire – une routine facile à observer. Bientôt,c'en sera fini de cette torture.
Mon esprit vagabonde et je pense à Jonathan, aux derniers cartons à vider en rentrant. Nous avons emménagé à New York au début de l'été, il y a deux mois. J'ai fui Butler, ma ville natale de Pennsylvanie, parce que trop de souvenirs désespérants y restaient attachés : Becky, tout ce qu'elle a détruit sur son passage, ma mère... J'ai laissé mon père, là-bas, et je ne peux m'empêcher de me sentir coupable. Il a lui-même beaucoup hésité à me laisser partir.Voir sa fille s'en aller à plus de six cents kilomètres n'a rien de facile – surtout quand une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de la tête de celle-ci. C'est pour ça que mon frère a pris la décision de me suivre et de tout quitter.
Je me mets à fredonner Never Gonna Be Alone deNickelback – un automatisme. Quand ai-je commencé à être obsédée par cette chanson ? Je ne m'en souviens plus. Mais il ne se passe pas une semaine sans qu'on la chante ensemble, Jonathan et moi. C'est devenu notre hymne, l'une des rares choses qui me rassurent.
Le bruit de la porte du bureau qui s'ouvre me tire de mes réflexions.
– Mademoiselle Reyes.
Un jeune médecin blond s'installe en face de moi. Je l'observe, tente de deviner son âge. Encore un jeu auquel nous nous prêtons régulièrement, avec mon frère. Un autre moyen d'occuper mon esprit, à cette seconde, et de m'empêcher de prendre mes jambes à mon cou.
– Je vais vous poser quelques questions. Juste un petit exercice, et vous serez libre, annonce-t‑il en sortant une pochette jaunie – celle que le docteur Hansen a fait transférer. Qu'avez-vous mangé, ce midi ?
– Risotto aux champignons, eau pétillante, et, euh... un cheesecake aux Oreo.
Les questions sont d'une simplicité enfantine, mais c'est leur enchaînement qui me désarçonne. Je compte les minutes, les secondes, même. Le médecin note mes réponses. Sa manière de me fixer me gêne. Sourire ultra white, cheveux gominés lissés en arrière, et cette expression nonchalante, vaguement désabusée : il a l'air de sortir tout droit de la fac. J'imagine qu'il a son petit succès auprès des quadragénaires.
Mon dossier est délaissé sur le coin du bureau, à pré-sent. Monsieur Colgate coche une case sur sa tablette. Le Dr Hansen, qui me suivait à Butler, utilisait encore un bon vieux bloc de papier, lui. En un sens, il me manque.Presque six années de suivi, ça crée des liens. Ses mauvaises blagues ne faisaient rire que nous, mais elles avaient le don de mettre à l'aise.
– Et avant-hier ?
– Quoi ?
– Votre déjeuner ?
Allez, Emma. Réfléchis. Concentre-toi.
– Une salade de chèvre chaud. Et une compote.
Je mens, mais Colgate ne semble pas s'en rendre compte.Est-ce si grave, après tout ? Qui se rappelle ce qu'il a mangé deux jours auparavant ?
L'interrogatoire terminé, il repose sa tablette et me fixe droit dans les yeux.
– À présent, nous allons vérifier votre motricité. Vous allez toucher votre nez avec votre index, puis le doigt que je vous tends, et répéter ce geste de plus en plus vite,d'accord ?
J'acquiesce. Je connais ce test : voilà déjà trop longtemps que j'y ai droit.
Je m'exécute. Nez... doigt... nez... doigt.
– Plus vite, m'ordonne gentiment Colgate.
J'accélère le mouvement et, bientôt, mon doigt ne vient plus toucher mon nez, mais ma joue. Instinctivement,je contracte ma main. Ne pas laisser monter la colère...
– Recommencez.
Je répète le geste, mais le rythme est trop rapide et je m'emmêle les pinceaux. Le stress grandit. J'ai l'impression de suffoquer. Je ne supporterai pas de rester coincée ici plus longtemps.
Les stades de ma maladie, je le sais, se traduisent par une ribambelle de joyeux symptômes, d'une intensité variable : difficultés à contrôler ses mouvements, à se souvenir d'un événement récent, à prendre des décisions,à rester maître de ses émotions. Et puis, à l'arrivée :démence.
Finir comme un légume, aussi bien physiquement que mentalement, avant que la mort ne finisse par tout emporter.Il faut reconnaître que c'est un programme de vie particulièrement intéressant.
– On peut passer au test suivant, s'il vous plaît ?
Je demande ça d'une voix que j'aimerais douce, mais qui trahit sans doute une pointe d'amertume. De nouveau,le doc note quelque chose sur sa tablette. J'ignore si son sourire est censé me mettre en confiance mais, en tout cas, il produit l'effet inverse.
– Emma, avez-vous déjà songé à tenir un journal ?
– Vous voulez dire... un journal intime ?
– Oui. Je pense que ce serait une bonne chose, que vous commenciez à écrire tout ce qui vous arrive au cours de la journée. Ce serait un bon exercice pour votre mémoire.
Je réfléchis à la question. Un journal, j'en ai déjà tenu un. J'ai cessé le jour où Becky a débarqué dans ma vie. Je m'étais fait une telle joie du lycée... Ce devaient être mes plus belles années. Et puis elle est arrivée et elle a tout foutu en l'air. Ma vie est devenue un cauchemar. J'ai arrêté d'écrire. Qui voudrait immortaliser de tels souvenirs ?
– Et comment on fait quand on oublie avant mêmed'avoir eu le temps d'écrire ?
Son regard s'assombrit un instant. Probable qu'il n'ait jamais eu à traiter un cas comme le mien. Les maladies aussi vicieuses que Beckyngton ne courent pas les rues, et personne n'a idée de la colère qu'elle peut parfois provoquer chez ceux qui en sont atteints.
Monsieur Colgate n'est pour rien dans mon état. Ce n'est pas sa faute si je vais devenir un légume, incapable de me déplacer, de parler, de me souvenir.
Je déglutis. Mes mains sont moites. C'est l'angoisse qui parle. Je ne suis pas comme ça, d'habitude.
– Combien de temps avant que je devienne cinglée,doc ? À moins que ce ne soit déjà le cas et que je ne m'en rende même pas compte ?
J'essaie de rire, espérant détendre un peu l'atmosphère,mais ça ne semble pas fonctionner. En même temps,quelle idée, de plaisanter là-dessus... Je suis nerveuse, je dis n'importe quoi. Je me gratte la nuque avec insistance.Pitié, faites cesser ce calvaire.
– Emma... Je n'ai pas encore les résultats de vos tests,mais si vous vous inquiétez par rapport à l'exercice de tout à l'heure, vos réflexes... Comment vous dire... Parfois,il peut s'agir d'une simple fatigue passagère. J'aimerais vraiment que vous considériez l'idée d'écrire un journal.Ça s'est révélé efficace chez plusieurs patients atteints de la maladie de Beckyngton.
Il laisse un silence s'installer, comme pour me ménager la possibilité de lui répondre : « Oui, d'accord, je vais le faire. » Mais je ne dis rien, me contentant de fixer mes pieds.
Le tic-tac des secondes s'éternise. Il faut que je sorted'ici.
– Je vous appelle dès que j'ai les résultats de vos analyses,lâche enfin le médecin.
Le regard qu'il pose sur moi lorsque je quitte son bureau est empli de compassion. C'est ainsi que l'on regarde une jeune femme de vingt et un ans affublée d'un destin plus que merdique, me dis-je, quittant l'hôpital d'un pas pressé.
Je m'engouffre dans la bouche de métro la plus proche.J'hésite un instant à prendre la direction de Brooklyn,mais je sais que mon frère va me bombarder de questions à propos de mon rendez-vous, et je ne crois pas que j'aurai la force de lui en parler.
Sans même y penser, je dirige mes pas vers la librairie de Rebecca, la seule personne avec qui j'ai réussi à nouer un lien d'amitié depuis que Becky a décidé de faire le vide autour de moi.
Cette foutue maladie m'a volé mon adolescence ; à l'âge où l'on est censé se faire plein d'amis, se trouver son premier petit copain, j'étais seule.
J'étais la fille malade du bahut. Il a suffi d'une fois. D'un jour, avant qu'on trouve le bon dosage pour mon traitement.Hallucinations plus crise d'épilepsie. Difficile de se faire des amis, après ça. « Salut, moi c'est Emma... Tu sais,celle qui a cru que le prof d'histoire voulait la tuer et qui a fini par convulser sur le sol comme un poisson jeté sur le pont. Je peux m'asseoir là ? »
Je revois encore le visage de mes camarades, saisis par l'horreur de la situation. J'ai lu de la peur, dans ces regards, de l'incompréhension... Quelque chose s'est définitivement brisé, ce jour-là. Je suis devenue Emma la cinglée et, petit à petit, je me suis liée d'amitié avec la solitude. Car, évidemment, personne n'a jamais accepté que je prenne la chaise d'à côté.
Je me fonds dans la foule qui s'engouffre dans le wagon.Je reste debout, volontairement, comme pour défier Becky,lui prouver que je peux encore garder mon équilibre dans le métro. En boucle, je repasse la consultation dans ma tête tel un vieux disque rayé, et j'entends le sang battre à mes tempes. J'essaie de relativiser, mais je suis en colère,depuis trop longtemps.
À chaque fois que je sors de ce genre de rendez-vous, je ne peux m'empêcher de me demander combien de temps il me reste, ce qu'elle me volera en premier... Impossible à savoir. Cette pathologie évolue de manière très imprévisible.Difficile de dire par où ça va commencer, ou le nombre d'années qui s'écouleront avant que ma vie ne vaille plus la peine d'être vécue.
Je m'extirpe du métro et aperçois bientôt la façade familière de la librairie de Rebecca. À peine arrivée, je me laisse tomber sur le sofa jaune de l'entrée sans même prendre le temps d'ôter mon manteau. Ce rendez-vous m'a lessivée.
De l'autre côté du comptoir, remplissant la bouilloire d'eau, mon amie me sourit. Elle a attaché ses longs cheveux blonds dans un chignon flou au sommet de sa tête.J'en profite pour sortir mon ordinateur portable de sa sacoche. Je l'installe sur la table basse en bois et commence à traiter mes derniers mails.
– Tu ne penses pas qu'il faudrait que tu te sociabilises un tantinet ? Tu passes ton temps à bosser de chez toi et à faire l'aller-retour entre Brooklyn et ici.
Je sais qu'elle a raison, mais ce rituel me rassure. Je passe une mèche derrière mon oreille, tout en répondant à un mail de l'autre main. Si elle savait pour Becky, elle comprendrait que ces journées qui se suivent et se ressemblent me donnent la sensation que la maladie ne peut y trouver sa place.
– Je t'ai, toi. J'ai mon frère. Ça me suffit.
Je considère l'assiette de cookies qu'elle me tend et en choisis un. Rebecca tient une librairie dans le quartier de Soho, le genre d'endroit que tout amoureux des livres rêve de découvrir un jour. Du bois partout, cosy et vintage. Ses clients aiment y venir pour se procurer les dernières nouveautés,ou simplement boire un café et déguster des pâtisseries.Rebecca a le même âge que moi et, pourtant, elle est chef de sa propre entreprise. Quand je lui ai demandé comment elle avait obtenu son prêt, elle m'a avoué que son père l'y avait grandement aidée.
– Emma... Tu déménages à New York pour vivre ta vie à fond, et tu t'enfermes dans un job de téléopératrice à domicile après avoir suivi des études par correspondance...Tu ne crois pas qu'il y a un problème quelque part ?
Je relève la tête, la fixe en souriant. Évidemment, elle a raison.
Je repense à notre première vraie rencontre, il y a deux mois. Je cherchais des yeux cette librairie après avoir suivi l'itinéraire dicté par mon téléphone. Dès que je suis entrée, elle m'a offert un sourire mutin, le genre de sourire propre à rassurer n'importe qui – le genre de sourire qui vous donne l'impression que rien n'est impossible, que le monde est juste là, à votre portée. J'ai su ce jour-là que cette amitié née sur Internet, sur ce forum de romance fantastique, allait continuer dans la vie réelle. J'ai compris que je venais de me faire ma première amie.
– Je ne suis pas téléopératrice, je suis chargée de clientèle, réponds-je, sur la défensive. Et ce boulot me convient parfaitement : je suis bien payée et, en plus, je suis libre de mes mouvements. Regarde : je peux même bosser en discutant avec toi.
– Un poste chez Anderson Corporation paierait bien mieux.
– Tu sais très bien que je n'ai aucune chance d'êtree mbauchée chez eux.
Je retourne à mon dossier, mais elle ne me lâche pas :
– Pourquoi est-ce que tu dis une chose pareille ? Tu dis toujours que c'est ton rêve de bosser pour cette entreprise...Quand on veut vraiment quelque chose, on se bat pour l'obtenir !
Cette discussion me rappelle ma mère – et cette phrase qu'elle m'a dite, en particulier, peu de temps avant de mourir : « N'attends pas sagement que la maladie te prenne tout ce que tu as. Prends ce que tu veux : réalise tes rêves,ma chérie. Ne pense jamais que ce que tu désires est inaccessible.»
Mon estomac se contracte. Et me voilà, coincée dans un boulot « confortable », loin, très loin des rêves que j'avais en arrivant ici, à New York.J'ai eu le cran de quitter Butler avec mon frère, et je me suis arrêtée au beau milieu du chemin. Pourquoi ?
– Oui, j'en rêve. Mais il faut être réaliste, aussi. Je n'ai pas assez d'expérience. Et surtout, ils ne recrutent pas...
Ma réponse m'énerve ; je m'énerve moi-même. Le temps file, et je m'enferme dans un quotidien qui n'a plus rien à voir avec celui dont je rêvais.Quand je pense à cette offre d'emploi à Boston que mon frère a refusée pour revenir près de moi après ses études à Seattle... À cet emploi d'ingénieur réseaux qu'il a quitté àPittsburgh pour me suivre jusqu'à New York et rassurer mon père... Et moi, je le remercie comment ? En faisait exactement la même chose qu'à Butler : je me morfonds,j'attends que la vie passe. Oui, définitivement, je m'énerve.
Rebecca agite une feuille imprimée sous mes yeux. C'est une annonce du service recrutement d'Anderson Corporation. Ils recherchent une assistante de direction.
– Vas-y : trouve-moi une autre excuse, me lance-t‑elle avec un air de défi.
Je lui souris.
Je sais ce qui va se passer, un de ces jours : je vais perdre mon autonomie. Petit à petit, cette pathologie va ronger mes facultés mentales, puis motrices, et je finirai ma vie comme un zombie, en ayant oublié qui j'étais.
Bon, ça arrivera de toute façon. Mais pour le moment,j'ai toute ma tête, je peux encore réaliser certains de mes rêves. Et surtout, il est hors de question que je perde encore ne serait-ce qu'une seconde.
– D'accord, tu as gagné : je postule. Donne-moi ça !
Un sourire apparaît sur les lèvres de mon amie. Elle me prend dans ses bras, et mes doigts lâchent le cookie que je tenais, sur le parquet de la boutique.
– Demain, on sort au Démoniaque pour fêter ça ! murmureRebecca, ravie.
Son étreinte me fait tellement de bien... Enfin elle s'écarte, se rassoit sur son fauteuil. Cette fois-ci, elle me regarde avec le plus grand sérieux.
– Il est aussi temps que tu te trouves un mec, ma vieille.Ce célibat, ça ne peut plus durer.
Je secoue la tête, amusée. Quel tempérament ! Si j'avais connu cette fille plus tôt, les choses auraient sans doute été bien plus simples
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top