III

Ch3

*

Rose se retournait incessamment dans son lit, le prince rentrerait le lendemain de sa campagne d'été aux frontières sud, et elle ne savait toujours pas quoi faire. Le mariage avait été annoncé et les invitations envoyées. Rose n'était pas arrivée à convaincre le Seigneur Akadeus de repousser la noce, et ne trouvait pas d'issue à ses questionnements.

Si elle refusait l'alliance, elle serait déclarée prisonnière politique, et sans doute mise à mort. Les Terres du Nord reviendraient alors définitivement à leur protecteur. Si elle acceptait ce mariage, elle abandonnerait de même ses Terres à l'homme qui les avait mises à feu et à sang.

À qui se fier ? Elle n'arrivait pas à réfléchir jusqu'à ces paroles de Sirona dans la nuit : « Le pacte est d'argile. »

*

Rose entrait dans le petit bureau sans doute pour la dernière fois. Contrairement à son habitude, la pièce n'était pas vide. Akadeus y faisait les cent pas. Il était soucieux. Il s'interrompit à la vue de la jeune femme et l'invita à entrer.

Elle s'assit dans le fauteuil qui faisait face à la porte et prit le « Cinquième Livre de la Sagesse ». Elle espérait y trouver une aide pour interpréter son rêve. Elle connaissait l'histoire du colosse au pied d'argile, mais ne voyait pas en quoi cela pouvait l'aider.

Perdue dans ses pensées, elle leva la tête et remarqua le regard bienveillant que le roi lui portait. Akadeus s'assit en face d'elle mais ne rompit pas le silence.

— Puis-je parler librement ?

Le roi lui fit un signe de la main pour l'inviter à poursuivre.

— Le pacte d'alliance que nous avons signé pour nos deux familles ne nommait pas le prince Henry en particulier, n'est-ce pas ?

— Exact.

— Sa seule contrainte était une alliance matrimoniale entre nos deux peuples.

— J'en conviens, mais je ne comprends pas où vous voulez en venir.

— Si je n'épouse pas Henry...

— Vous vous condamneriez à devenir prisonnière politique de l'Akadie, et vous en connaissez les risques…

— Pas si j'épouse quelqu'un d'autre.

— Henry est mon seul héritier.

— Pour l'instant…

Le regard de Rose s'illumina au contact de celui du monarque qui la dévisageait. Elle venait de demander Akadeus en mariage et était convaincue de son bon droit.

— Vous n'y pensez pas !

— Au contraire, Votre Seigneurie, je n'ai jamais cessé d'y songer.

Akadeus se leva. Inquiet, il faisait des allers-retours dans la pièce. S'arrêtait. Recommençait. Il avait beaucoup de choses à dire, mais ne savait pas par quoi commencer.

Rose se leva à son tour, lui prit la main, et la baisa tendrement. Son regard argent pénétra l'âme de son protecteur et l'apaisa. Sans lui lâcher la main, elle se posa à même le sol, et l'invita à faire de même. Akadeus s'assit à ses côtés. Elle reposa sa tête sur son épaule tout en continuant à lui caresser la main avec son pouce. Ils étaient en osmose.

— Mon chien Loki est mort ce matin… Empoisonné.

— Empoisonné ! s'exclama Rose après un moment de silence. Mais pourquoi s'en prendre à lui ?

— Je n'avais pas faim et lui ai permis de manger mon repas. Depuis, je me suis enfermé dans cette pièce pour réfléchir.

— Et vous pensez que c'est Henry ?

Akadeus se figea. Rose avait raison : même s'il ne voulait pas l'admettre, Henry portait l'habit du coupable à merveille.

— Il est de plus en plus fort, mais il reste mon fils.

— Mais s'il demeure impuni, il vous tuera comme il a massacré ma famille. Ma propre vie ne tient qu'aux prémonitions de Mère.

Le Roi fixait interrogateur les traits hargneux de la demoiselle. Il ne lui connaissait pas ce caractère. Rose lui expliqua comment elle avait découvert la trahison de Henry. Toute la détresse emprisonnée ces dernières années trouvait enfin une échappatoire. Les larmes et les paroles coulaient à flots.

— Henry a tué toute ma famille, et aujourd'hui il cherche à éliminer la seule personne qui m'est chère. Ne le laissez pas faire, je vous en prie.

Akadeus prit Rose dans les bras. Il la serra comme l'homme qui a faim et soif d'amour. Elle était à lui, il le savait. Leurs flammes brûlaient dans la même direction. Lui aussi aurait aimé s'abandonner entièrement, mais il ne le fit pas. Des larmes éparses jalonnaient ses joues. Il se retira de l'étreinte, et l'embrassa tendrement sur le front. Il sortit de la pièce après avoir porté un dernier regard reconnaissant à celle qui l'aimait au péril de sa vie.

Rose s'écroula en sanglots, et finit par s'endormir à même le sol dans un torrent sec de larmes.

— Levez-vous mon enfant !

— Sirona, déesse de la Lune, aidez-moi. Je vous en prie. Prenez ma vie s'il le faut, mais sauvez celle de mon bien-aimé. Je vous en supplie.

— Rose ! Rose de la Lune et du Soleil ! Cessez de geindre ! Vous avez acquis la connaissance des livres, utilisez-la !

— Mais Mère, comment ? Je ne connais pas les anciennes écritures.

— La papesse Meredith vous les a enseignées. Rappelez-vous !

Rose ouvrit les yeux. Ce n'était qu'un rêve… Tout lui sembla pourtant si réel.
« Le Pacte est d'argile », elle se rappelait avoir gravé ces mots sur sa peau, ce matin même, pour les conserver. C'était ainsi qu'elle avait appris à le faire avec Meredith, sa préceptrice de papesse et marraine. Elle aurait dû les oublier aussitôt, mais pas cette fois : la voix de Sirona les lui martelait. Et si d'autres secrets étaient ainsi gravés ?

Rose décrocha un miroir du mur et le posa au sol. Elle s'assit en face, en tailleur, puis fit le vide en elle. Elle fixait les reflets argentés de son âme. Petit à petit, elle pénétra les ouvertures qui la conduiraient vers la face cachée de sa mémoire. Elle y remonta jusqu'à la maison de la papesse, jusqu'à cette nuit où elle apprit qui elle était. « Tu es fille de la Lune et du Soleil : enfant de la nuit et du jour. » Petite, elle avait été confiée à la garde de la reine Esmée, qui pleurait son enfant mort-né. Le roi Conan et elle accueillirent Rose et l'élevèrent comme leur propre enfant. Ils lui choisirent la papesse Meredith pour marraine : elle seule avait les connaissances suffisantes pour la guider dans ce monde et dans celui de sa réelle destinée.
Sirona n'était jamais bien loin. Elle veillait, et intervenait si nécessaire, comme cette nuit où elle était apparue en songe à Esmée pour lui demander d'envoyer Rose en Akadie.
Rose ouvrit les yeux, les reflets argent avaient laissé place à l'or dans son regard déterminé. Elle se déplia pour prendre un des manuscrits ancestraux. Elle y lut jusqu'à la dernière ligne. Tout y était clair désormais. Elle parcourut les autres livres, et son regard, à nouveau argent, s'éclaira.
Les secrets des pouvoirs ancestraux étaient devenus siens.

Elle se leva, faible, ouvrit un tiroir où Akadeus rangeait quelques douceurs à son intention. Elle se choisit des pâtes aux mûres. Elle sourit s'imaginant partager ces confiseries avec l'homme qu'elle s'était choisi. Mais le sourire se ternit aussitôt. Une vision de Henry sur le trône la troubla.

Elle sortit, courut vers les appartements du roi. S'arrêta. Hésita. Il n'y avait aucun garde. Elle posa une main sur la porte donnant sur la chambre royale. La retira. Elle posa ensuite les deux mains et poussa. Personne ne l'arrêta. Aucun garde, là non plus, pour protéger le roi.

Elle voulut hurler. Mais se tut. Le roi Akadeus gisait dans son lit. Il baignait dans une mare de sang.

Elle courut vers lui et l'enveloppa de son corps. Elle le pleura en silence et l'embrassa de ses larmes. Elle posa ses lèvres sur sa bouche, et sentit un léger souffle lui chatouiller les narines. Rose posa sa main sur la plaie de son amour, et en extirpa la dague. Elle lava la plaie à l'eau de ses yeux et prononça les mots que les livres lui avaient tout juste révélés.

Rose prit la dague et sortit en furie de la chambre royale. Elle marchait vers la salle du trône. Par une incantation, elle repoussa les gardes qui essayaient de s'interposer entre elle et la salle. Toute colère, elle en fit éclater les portes à l'aide d'une autre formule, et y pénétra. Ses yeux brûlaient de l'or blanc qui les habillait à cette heure partagée entre la nuit et le jour.

Elle posa la dague sur un guéridon et la pointa en direction de Henry.

— Moi, Rose de la Lune, princesse des Terres du Nord, vous accuse, vous, Henry, prince héritier d'Akadie, d'avoir assassiné mes parents et d'avoir attenté à la vie de votre père, le Seigneur Akadeus. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?

— Arrêtez-la ! Qu'attendez-vous pour le faire ?

Rose fixa les gardes qui n'osaient plus bouger. D'ailleurs, personne n'osait aller vers elle. Seul Henry descendit du trône pour affronter cette femme qui aurait dû être sienne.

— Je vous interdis de la toucher Henry !

Cette voix posée, Rose la reconnaissait si parfaitement qu'elle n'avait pas besoin de se retourner pour voir d'où elle émanait. Elle préféra rester concentrée sur le prince.

— Prince Henry, je vous arrête pour tentative de meurtre sur la personne du roi Akadeus et pour haute trahison.

Le capitaine de la garde emmena le prince et ses complices en lieu sûr.

Les bras du roi vinrent entourer Rose, qui se laissa couler dans leur chaleur. Elle se retourna, porta ses lèvres sur les siennes et les embrassa. À cet instant, Akadeus perdit toute volonté de la repousser et lui rendit un baiser fougueux.

Henry fut reconnu coupable de haute trahison envers son père et roi, et aussi envers l'alliance. Il fut ensuite remis au peuple du Nord pour être jugé pour régicide. Ses hommes et lui furent condamnés à mort et exécutés peu de temps après.

Le jour de la noce fut annoncé en lieu et place de l'initial. Grâce au nouveau pouvoir de guérison de la princesse du Nord, Akadeus avait très vite récupéré, et était aussi frais et fort que s'il avait eu vingt années de moins. Rose n'arrivait plus à descendre de son nuage. Son sourire ne trouvait d'égal que sa beauté.

Emilia fut choisie pour être demoiselle d'honneur. Elle trouvait tout ce que faisait Rose incroyablement parfait, et se disait qu'elle aimerait faire pareil plus tard. Les invités étaient nombreux et tous s'accordèrent à clamer la magnificence de la cérémonie, et l'accord parfait entre les époux.

Leur union d'ailleurs ne fut pas une mascarade. Ils s'aimaient d'un amour tendre et passionné. Les femmes de chambre et les gardes avaient beaucoup d'anecdotes à ce sujet : les derniers parlaient des cris orgasmiques, parfois pluri-quotidiens, et les premières rapportaient régulièrement les habits trouvés en lambeaux.

Les deux jeunes mariés avaient une telle soif et une telle impatience l'un pour l'autre, qu'au début de leur union on les voyait rarement. Ils partageaient tout. La naissance de Conan, moins d'un an après, leur permit de redevenir le roi et la reine que leurs deux peuples attendaient.

Il portait les yeux de sa mère et avait la carrure du roi. Et à l'heure de la rencontre de la Lune et du Soleil, l'enfant fut présenté à ses deux grands-parents. Sirona lui prédit un grand avenir et lui accorda les pouvoirs de ses ancêtres. Le Soleil le bénit et lui promit sa protection.

Le couple royal eut d'autres enfants : Esmée, Maria et Atanos. Les quatre enfants du couple vécurent en harmonie. À la mort du roi Akadeus, Conan hérita de l'Akadie, et Atanos gouverna les montagnes. Esmée devint générale des armées. Maria, quant à elle, devint papesse de Sirona. Elle avait reçu de sa mère la connaissance des livres et de la déesse les pouvoirs des ancêtres.

*

Et Émilia ? Vous vous demandez peut-être ce qu'elle est devenue.

C'est simple, c'est moi…

Je n'ai jamais voulu quitter Rose. Je ne me suis donc pas mariée, mais j'ai aidé ma grande amie à prendre soin de ses enfants. À la mort de Père, je suis devenue gardienne de l'histoire de l'Akadie et conseillère particulière du roi.

Rose est décédée à 65 ans, 7 ans après la mort du seul homme qu'elle n'ait jamais aimé. Des plus influents, aux plus modestes gens, tous sont venus lui rendre un dernier hommage. Elle avait été leur mère, et ils se sentaient orphelins. Son corps repose aujourd'hui dans une crypte tenue secrète, auprès du seul homme de sa vie.

*

Fin

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