I
Le Pacte d'argile
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Rose se leva en sursaut ce premier dimanche de septembre. Une voix lui répétait sans cesse : « Le pacte est d'argile. »
De quel pacte parlait cette voix ? Elle n'en savait rien. Elle le nota sur sa peau avant de laisser la vie reprendre son cours. La pensée de ce pacte s'effaça aussitôt.
Le soir venu, après le souper, Rose s'isola dans sa chambre. Elle prit le temps de repenser à sa journée, et à ce qui l'attendait dès le lendemain. La phrase qui l'avait réveillée ce matin-là se révéla alors à elle comme le dernier morceau d'un puzzle oublié. L'étincelle qui allait tout changer.
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Ch 1
***
Rose était une jolie brunette d'une vingtaine d'années. De taille moyenne, elle avait une allure élancée. Ses cheveux avaient la couleur de l'ébène mais, par moments, on pouvait y distinguer des reflets argentés. Ils étaient toujours noués en tresse et on pouvait difficilement imaginer leur véritable longueur. Ses iris s'habillaient d'or la journée, mais d'argent la nuit. Son regard était perçant, mais Rose veillait toujours à baisser les yeux quand on la regardait de face. Les nombreux enseignements de sa marraine lui avaient appris à rester discrète, et ses habits reflétaient cet enseignement apprivoisé.
Le sang des gens des montagnes du Nord coulait dans ses veines. Elle avait en outre hérité de leur adresse, et de leur aisance dans les hauteurs.
Agile comme un chat, elle pouvait se déplacer sans bruit. Elle aimait notamment se promener de nuit : quand tout le monde dormait, elle sortait discrètement par la fenêtre et montait sur le toit de la bâtisse. Elle prenait ensuite le chemin du petit bois en bondissant de branche en branche. Elle s'arrêtait sur le grand orme où une large branche l'attendait.
Rose aimait observer la Lune. Elle se sentait en paix sous sa lumière. Elle y puisait sa force. Si elle l'avait pu, elle aurait dormi le jour et travaillé la nuit. Mais elle n'y pouvait rien. L'orpheline qu'elle était devenue devait obéir aux maîtres des lieux pour espérer gagner un jour sa liberté.
Les nuits de pleine lune, la déesse Sirona l'attendait. Rose lui parlait comme on parlerait à une mère. Elle lui racontait sa vie, et lui demandait conseil. Elle en profitait aussi pour dénouer ses cheveux. Leur couleur naturelle reprenait le dessus et se confondait avec les reflets de la Lune. Elle en coupait quelquefois une dizaine de centimètres avant de refaire une coloration au brou de noix, comme le lui avait appris sa marraine. Elle l'entendait encore lui répéter : « Ne montre jamais ta chevelure à quiconque ! » Rose offrait ensuite ses longueurs à Sirona, puis rentrait finir sa nuit.
***
Rose était au service de la fille du Seigneur Akadeus. La jeune Émilia entrait dans sa douzième année, et elle fut choisie pour être sa dame de compagnie. Sa prestance ainsi que son aisance en société lui permirent d'être remarquée, et de quitter son statut initial de femme de chambre.
Elle passait son temps à jouer avec Émilia et à lui enseigner ce qu'elle-même avait appris à son âge. Elle lui apprenait notamment à dessiner et à broder. Émilia admirait cette dame de compagnie choisie par son père. Au fond d'elle, Émilia avait acquis la conviction que Rose n'était pas une simple roturière. Elle avait même peur de la voir enlevée par un prince si d'autres personnes qu'elle-même l'apprenaient. Rose en jouait. Même si Émilia n'était pas loin de la vérité, ce n'était pas le mariage forcé qu'elle redoutait le plus, mais plutôt le cachot, ou pire encore…
Un jour où Émilia prenait une leçon d'équitation, elle demanda à sa dame de compagnie de faire la course. Rose s'y refusa, mais Émilia finit par en donner l'ordre. Sûre de son étalon, elle le poussa à bout. L'animal se cabra, ce qui propulsa la jeune maîtresse au sol. L'animal, encore très agité, continuait à donner des coups de sabots. Émilia, paralysée par la peur, se cacha simplement les yeux avec ses mains. Peu après, elle les ouvrit dans les bras de sa fidèle amie. Le cheval, quant à lui, s'était calmé un peu plus loin dans la prairie. Comment était-elle arrivée là, elle ne le savait pas ? Mais elle avait la conviction que Rose lui avait sauvé la vie.
Quelques jours après l'incident, cette dernière fut invitée à se présenter devant le Seigneur Akadeus. Homme de haute stature, le maître de l'Akadie faisait honneur à son rang. Il était aussi séduisant qu'il était intelligent. Après la mort de son père, il avait accédé au pouvoir à un âge où on pense plus à s'amuser qu'à régner. Secondé par un oncle plein de sagesse, il avait appris à lutter contre les fléaux qui ravageaient son royaume, et à s'entourer de valeureux alliés. Avec les années, il apprit à devenir un grand roi aimé de son peuple, et craint par ses ennemis.
Au physique avantageux de ce grand roi, Rose ne prêtait guère attention, mais elle redoutait sa perspicacité. Même si sa famille appartenait à l'alliance, des rumeurs couraient sur l'implication de l'Akadie dans la chute de son peuple.
Introduite dans une des pièces privées du maître des lieux, Rose fit un effort incommensurable pour cacher son émotion. Dans cet antre, simplement décoré, trônaient, entre autres, une table ainsi qu'une petite bibliothèque contenant quelques parchemins. Le regard de Rose fut happé par quelques livres reliés posés sur un meuble en orme massif. Ils semblaient venir d'un autre âge. Son cœur se mit à battre à leur vue. Elle était d'ailleurs tellement absorbée qu'elle en oublia, l'espace d'un instant, la raison de sa présence dans cette antichambre
— Moi aussi j'aime beaucoup les contempler.
Ces quelques mots d'une voix posée la firent sursauter. Elle fit demi-tour pour se voir observée par celui dont elle ne voulait pas se faire remarquer.
— Et j'aime par-dessus tout les feuilleter.
Rose avala doucement sa salive… elle était dos au mur. Le seigneur Akadeus semblait en savoir beaucoup trop sur elle. Elle ne répondit donc rien, tout en restant sur ses gardes. Devrait-elle fuir ?
Cette pièce n'avait d'autre issue qu'une porte bien gardée. Comment le pourrait-elle ?
Le seigneur s'assit dans un des deux fauteuils, en orme aussi. Il l'invita à faire de même. Rose prit place face à lui tout en prenant garde à regarder le sol. Sa marraine ne l'avait pas préparée à cette prévenance. Au contraire, elle lui avait appris à rester sur ses gardes dans ce royaume qui n'était pas le sien.
— Avant que vous ne cherchiez à vous défendre de qui vous êtes, sachez que c'est à moi que l'abbesse vous a confiée, Rose de La Lune des terres du Nord. Et c'est aussi elle qui m'a confié les livres de la sagesse avant repartir sur vos terres.
Encore une fois prise au dépourvu, Rose leva les yeux pour regarder l'expression du maître. Leurs regards s'entrecroisèrent l'espace de quelques secondes. Akadeus avait des yeux bleu saphir. Rose aurait pu s'y laisser volontiers noyer si la situation n'était pas si grave. Elle tourna les siens vers les cinq livres à la reliure en marcassin.
— Oui, c'est bien eux qui proviennent de votre bibliothèque ancestrale. Ils sont magnifiques, n'est-ce pas ? Permettez-moi aussi d'ajouter que vous avez hérité des très beaux yeux de votre mère.
Encore une fois, la princesse des montagnes du Nord ne sut quoi répondre. Cet homme savait bien des choses, qu'elle-même ignorait encore. Elle aurait aimé lui reprendre les livres de ses ancêtres pour les protéger. Elle aurait aussi voulu lui faire avouer ce qui était arrivé à sa famille… mais elle n'en fit rien et resta sagement assise.
— Je comprends que vous ne sachiez pas comment réagir. L'abbesse n'a pas eu le temps de parfaire votre éducation et je le regrette. Mais sachez que je ne vous veux aucun mal. Votre royaume et le mien n'avons pas toujours été en accord sur tout, mais notre alliance était solide. J'ajouterais aussi que l'abbesse Meredith était ma sœur, et que jamais je ne trahirai sa confiance.
— Votre sœur !
Rose était stupéfaite, mais elle sentait sa carapace fondre devant la bienveillance de ce monarque. Un sourire timide se dessina sur son visage, et elle put aligner trois autres mots :
— Je vous remercie.
***
Dans sa chambre, Rose prit du temps pour réfléchir à l'entrevue. Elle n'arrivait pas à comprendre ce qu'il pouvait lui vouloir mais rien en lui ne provoquait sa méfiance. Son sixième sens restait au repos en sa présence.
Pouvait-elle réellement lui faire confiance ? Elle n'arrivait pas à répondre à cette question qui tournait en boucle dans sa tête. Était-il réellement le frère de sa marraine ? Et qui était cette mère qu'il semblait connaître ? Elle qui se savait enfant adoptée…
Elle avait besoin de conseils. Après plusieurs jours d'hésitations, elle décida de demander l'aide de Sirona. Comme à son habitude, elle prit le passage par les toits, puis les bois pour aller se blottir dans les bras de sa seule amie encore en vie.
Arrivée sur place, elle s'arrêta net. Elle aurait volontiers fait marche arrière mais elle avait été repérée et dut se résoudre à avancer. Elle s'assit en silence à l'endroit habituel. Akadeus avait pris soin de ne pas occuper sa place. C'est aussi lui qui brisa le silence.
— Cela fait plusieurs nuits que je vous attends ici.
Rose regarda cet homme dont les yeux bleus avaient pris la couleur de la nuit.
— Pardonnez-moi mais je ne savais pas que nous avions rendez-vous.
L'homme sourit à cette remarque spontanée.
— Non, en effet, mais j'osais espérer…
Il s'arrêta, cherchant le meilleur angle de tir. Finalement, il préféra faire dévier le sujet.
— Avez-vous réfléchi à ma proposition ?
Rose n'avait fait que cela mais ne savait toujours pas quoi répondre.
— Vous voulez dire votre protection contre l'abandon de mon corps à votre bon vouloir…
— Je comprends que vous l'interprétiez ainsi, mais sachez que ma protection vous est acquise de plein droit…
— Puis-je parler librement ?
— Je vous en prie, Princesse Rose.
— Ne craignez-vous pas que je vous assassine. Je veux dire par-là que vous êtes dans mon élément ici... Vous semblez sans défense, et je suis très agile sur les branches. Vous qui semblez connaître mes dons bien mieux que je ne les connais moi-même… ne devriez-vous pas être plus méfiant ?
Akadeus sourit à cette question mais prit la peine de lui répondre, sans ombrage.
— Vous avez raison de souligner ce point et de m'imaginer désarmé. Mais je ne suis pas sans défense pour autant.
Rose regarda autour d'elle pour voir si des gardes étaient postés non loin de là. Elle ne vit personne et se mit à scruter les expressions de son roi.
— Je ne comprends pas…
— Vous êtes ma meilleure arme, fille de Sirona. Certes, vous êtes entraînée pour le combat. Mais vous êtes avant tout une guérisseuse de la lignée de la grande déesse de la Lune.
« Guérisseuse », Akadeus l'avait déjà évoqué lors de leur dernier entretien : selon lui, les réponses étaient dans les anciens manuscrits. Rose restait toutefois dubitative : à part son habileté et sa grande force lors des combats rapprochés, elle n'avait rien remarqué de surnaturel en elle.
Il prit le menton de la demoiselle pour avoir la possibilité de la regarder dans les yeux. Rose le sonda aussi de ses yeux d'argent. « Il n'a peut-être pas tort… », pensa-t-elle. Et à cet instant précis, elle se sentit plus proche de lui que de quiconque d'autre.
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