Chapitre 3
Harry retourna la pancarte ne pas déranger et resta prostré sur son lit les deux jours qui suivirent. Il ne se leva que pour aller s'acheter des sucreries ou passer aux toilettes. Il errait dans un état semi-éveillé, sans volonté autre que d'enfoncer des pièces dans un distributeur automatique et de déchirer l'emballage de sa barre chocolatée.
Il devrait rendre la voiture de location. Il devrait changer de motel ; celui-ci était un vrai dépotoir, et il avait quasiment vidé le distributeur automatique. Il devrait réserver un vol pour retourner en Angleterre.
Il ne fit rien de ce qu'il aurait dû faire. Il mangea sa barre de céréales, puis se rallongea dans son lit en laissant la fenêtre ouverte pour Hedwige. Elle se plaisait bien ici. Les souris états-uniennes et les lézards avaient beaucoup plus de goût que leurs semblables anglais. Elle attendait généralement que le soleil ait complètement disparu, puis elle tapotait impatiemment contre la vitre. Harry lui ouvrait la fenêtre et la regardait s'envoler dans la nuit noire. Peu avant l'aube, elle revenait de sa nuit de chasse d'un air satisfait. Elle lui mordillait affectueusement l'oreille et s'envolait vers sa cage où elle sombrait doucement dans le sommeil, épuisée d'avoir passé la nuit à terroriser tous les mulots d'Amérique. S'il la libérait ici, elle serait probablement heureuse.
Le mercredi matin, alors qu'il faisait encore sombre et qu'Hedwige n'était pas encore rentrée, Harry fut réveillé par la sonnerie stridente de son téléphone. Bordel, qui pouvait bien appeler à cette heure...
"Potter, Monsieur Vasquez a eu un infarctus. J'ai besoin d'un plongeur. Rendez-vous utile. Je passe vous prendre dans dix minutes."
---
'Utile' voulait dire accompagner Rogue au supermarché et être son larbin. Harry dût se trimballer des grappes de fruits rouges, des cuchons de pommes de terre, des boites d'œufs, trente kilos de beurre, et quelques litres de produits laitiers. A cinq heures du matin il était complètement épuisé sans même avoir commencé son travail...
... Dans l'hypothèse où il arriverait sain et sauf à son travail. Rogue était vraiment le pire conducteur au monde. Il aurait mieux fait de choisir autre chose comme petit défaut. Ce n'était vraiment pas la meilleure idée quand on avait déménagé dans un pays où les habitants vouaient une ferveur presque religieuse aux bagnoles. Rogue semblait physiquement incapable de changer de vitesse sans faire crier le moteur. À coup sûr il devait changer son embrayage tous les ans. En plus de ça il freinait constamment, même quand il n'y avait aucune raison de s'arrêter - ce qui abimait aussi les freins et les pneus – et réaccélérait d'un coup juste après. Les panneaux et les feux semblaient n'être qu'une jolie déco à ses yeux. Harry avait été trop dans les vapes en sortant du motel pour s'en rendre compte, mais il était bien réveillé sur la route entre le supermarché et le diner et avant de faire lui aussi un infarctus, il s'écria :
"Stop ! Arrêtez la voiture tout de suite !"
"Potter, par les chaussettes de Merlin qu'est-ce qui..."
"Vous êtes, sans le moindre doute, le pire chauffeur que cette Terre ait connu. Pourquoi vous n'êtes pas encore mort dans un accident de la route me dépasse totalement. Vous avez grillé trois feux rouges, changé six fois de vitesse et fait vrombir le moteur un peu trop souvent. Et on est sur la route depuis moins de deux kilomètres. Je n'ai aucune envie de mourir sur une autoroute paumée au beau milieu de l'Arizona juste parce que vous ne savez pas conduire. Soit vous me laissez sur le bas-côté et je ferai du stop jusqu'au diner, soit vous me laissez conduire. Il n'y a pas d'autre négociation possible."
Harry se prépara mentalement à l'affrontement verbal qui allait suivre. Les remarques au mépris à peine voilé, lui disant que savoir diriger un balai ne le qualifiait en aucun cas à la conduite d'un véhicule motorisé. Accompagnés des millions d'insultes que Rogue semblait connaitre sur le bout des doigts concernant la montagne de défauts de Harry.
L'affrontement ne vint pas. Rogue ralentit, se rangea dans le bas-côté, s'arrêta et dit : "Très bien. Vous conduisez."
Harry sortit, Rogue s'installa à la place du mort et ils se remirent en route. Arrivés au restaurant, Rogue sortit : "Je n'aime pas conduire.", comme si ça expliquait tout.
---
Les autres membres de l'équipe semblèrent accepter sa présence sans problème. Ils acquiescèrent simplement à son 'Hum, je suis Harry.'. Puis ils l'aidèrent à décharger la voiture et Monsieur-mes-larmes-tatouées-correspondent-à-mes-années-de-prison-Perez lui montra comment on utilisait le lave-vaisselle. Les six heures suivantes furent pour lui un enfer. Le problème avec le menu unique, c'est que les plats partaient à la vitesse de l'éclair en salle. Harry n'arrivait plus à suivre. Rien que pendant la première heure il cassa six verres, quatre assiettes et se piqua lui-même avec une fourchette.
Après chaque vaisselle brisée, Rogue lançait un 'Ce sera retenu de votre salaire, Monsieur Potter.'. Mais le pire restait à venir, parce qu'une fois le dernier plat envoyé en salle, il lui faudrait nettoyer toute la cuisine avec Monsieur Perez. Les serveurs rentrèrent chez eux et Rogue se retira dans son petit bureau pour faire les comptes du jour. Harry et Monsieur Perez devaient rendre la cuisine étincelante pour pouvoir, selon ses dires, mener une opération chirurgicale à cœur ouvert ici. Evidemment, Harry avait subi suffisamment de retenues avec Rogue pour savoir quel était le niveau de propreté exigé. Il fut récompensé par une tape amicale dans le dos et un 'Appelle-moi Juan.' quand les deux hommes eurent fini de nettoyer le dernier plan de travail.
Quand Rogue eut fini d'inspecter la cuisine et valida d'un bref hochement de tête, Juan quitta discrètement la pièce. Le sorcier à la retraite retourna à son bureau et Harry s'effondra sur un des fauteuils du restaurant, convaincu qu'il était en fait mort et que l'enfer, c'était d'être le plongeur de Rogue pour l'éternité.
"Putain de merde que quelqu'un m'achève." grogna-t-il.
"Je serais très heureux de vous fracasser le crâne avec une poêle. Ou peut-être préfèreriez-vous que je vous étrangle avec les ficelles de votre tablier. Je suis à votre disposition." Rogue se tenait au-dessus de lui, le dominant de toute sa hauteur. Des muscles dont il ignorait l'existence semblaient palpiter.
"Puisque je ne suis plus votre élève, je peux vous dire que..."
"Réfléchissez."
"Ça fait mal partout." se plaignit le jeune homme.
"Pensez à comment vous vous sentirez demain." dit Rogue, non sans une certaine jubilation. "Vous êtes pathétique, Monsieur Potter. Vasquez a soixante-dix-huit ans, et je ne l'ai jamais entendu râler. Ce n'est que quelques assiettes."
"Quelques centaines d'assiettes. Et est-ce qu'on parle du même Vasquez ? Celui qui est aujourd'hui à l'hôpital à cause d'une crise cardiaque ? Ding, ding, ding. Le jeune homme prostré dans l'agonie la plus totale gagne la manche."
"Levez-vous, Potter. Il faut que nous allions chercher vous affaires. J'ai écrit au Professeur McGonagall. Vous allez rester avec moi jusqu'à ce qu'elle me réponde, et à ce moment j'entends bien être libéré de vous. A jamais."
Ce fut énoncé avec tant de véhémence que Harry marqua un temps d'arrêt. Pourquoi avait-il accepté tout ça ? Était-il maso en plus d'être suicidaire ? Accepter d'être - même pour un seul jour – le plongeur de Rogue. En plus, son 'Pensez à comment vous vous sentirez demain' voulait dire que Rogue partait du principe qu'il serait un bon petit employé jusqu'à ce que Monsieur Vasquez soit prêt à reprendre le boulot – ou meure – ou jusqu'à ce que McGo le libère de sa lettre.
Il leva les yeux vers Rogue. Il était tellement fatigué que même ce minuscule mouvement lui fit un élancement de douleur – qui aurait pu prédire que des sourcils pouvaient faire mal ? - et il fut de nouveau rempli de cette certitude. Rogue était énervé de la tournure des évènements, mais il n'était pas malheureux. Qu'importe les démons contre lesquels Rogue luttait, qu'importe la détresse qui pouvait s'emparer de lui le soir, il continuait de se lever et de faire ce qu'il avait à faire.
Harry comprit alors ce que voulait dire Rogue l'autre jour. Il était ok avec le fait d'être cuistot. Tout aussi triste que pouvait sembler ce "ok", c'était une chose pour laquelle Harry donnerait son bras droit ces temps-ci. Si l'homme avait trouvé son ok ici, dans le trou du cul de l'Arizona, pourquoi Harry ne pourrait pas en faire autant ? Peut-être que ce ne serait qu'un ok temporaire, un ok un peu bizarre, mais c'était suffisant pour l'instant ; peut-être que Harry pourrait voler un peu de ok à Rogue. Juste pour un petit moment.
"Désolé d'être un poids pour vous, déposez-moi juste à l'hôtel." murmura-t-il.
"Vous êtes un fardeau très pénible, mais vous l'avez toujours été. Malheureusement pour nous deux, je souhaite garder mon anonymat ici. La pire chose qu'il pourrait arriver, ce serait de voir Minerva McGonagall débarquer ici avec ses tartans d'été parce qu'elle pense que je vous maltraite. Vous allez dormir dans mon canapé jusqu'à ce que je reçoive sa lettre. J'ai vu que vous aviez emmené votre chouette avec vous. Heureusement pour vous deux j'ai un petit clocher."
Harry n'avait pas prévu que la partie ok incluait vivre avec Rogue, mais ça ne serait que pour quelques jours. En plus il pourrait avoir un aperçu des choses qui faisaient que Rogue était plus ou moins heureux avec sa profession actuelle, qui – pour Harry – n'avait pas d'autre moment intéressant que choisir s'il servait des gaufres ou des pancakes. Enfin, pas heureux, Rogue ne faisait pas dans le bonheur. Mais il avait l'air ok avec ça.
---
Le professeur resta dans le pick up pendant que Harry fourrait ses affaires dans un sac, rendait les clés à la réceptionniste, appelait quelqu'un pour qu'il vienne récupérer la voiture de location, attendit dix minutes dans la chaleur étouffante que Hedwige daigne descendre du toit où elle s'était perchée, boudant parce qu'il n'avait pas été là pour la faire rentrer ce matin. Il abandonna finalement, parce que la patience de Rogue arrivait à sa fin et que les "Potter !" se faisaient de plus en plus insistants. Il lui lança un 'Suis-moi' et monta dans le pick up.
"Monsieur Potter," grogna Rogue, "les moldus ne discutent pas avec des hiboux. N'attirez pas l'attention sur vous."
Harry enclencha la vitesse et sortit du parking.
"Vous n'êtes pas croyable. Vous êtes vraiment en train de me donner des trucs et astuces sur comment agir avec des moldus, comment se fondre dans la masse ? Conseil numéro un, rasez-vous à blanc ; conseil numéro deux, portez des lunettes de soleil noires complètement opaques tout en faisant sauter vos pancakes ; conseil numéro trois, ouvrez un restaurant avec un menu inexistant ; conseil numéro..."
"D'accord Monsieur Potter. Maintenant passez la seconde et roulez tout droit sur vingt kilomètres pendant que votre oiseau nous suit en volant. Je suggère que nous cessions toute conversation jusqu'à notre arrivée."
"Bien." souffla Harry en montant la clim au maximum. Le bruit de l'air climatiseur envahit l'habitacle, de sorte que même si Harry avait quelque chose à dire à l'autre homme – ce qu'il ne ferait pas à moins de l'insulter de couillon impatient – ils devraient crier. Ça faisait du bien, ce bourdonnement constant et cet air frais qui lui frappait le visage. Relaxant. En plus, Harry adorait conduire. C'était un pauvre substitut à la fluidité d'un balai, mais il n'allait pas faire la fine bouche.
Assez rapidement, son irritation envers Rogue disparut, et les bosses amorties par les suspensions du truck firent s'amenuiser les tensions de ses muscles. Il se renfonça dans son siège et commença à apprécier le voyage. Les maisons s'éclaircirent peu à peu pour laisser place à de la pleine campagne. Le jeune homme jetait constamment des coups d'œil dans le rétroviseur pour être sûr de ne pas perdre le petit point blanc dans l'immensité du ciel bleu d'Arizona.
Ils n'avaient pas croisé d'autres voitures pendant une bonne dizaine de minutes quand Rogue lui annonça : "Après ces trois poteaux, il y aura une allée sur la droite. Prenez-la."
Harry obéit et moins d'une minute plus tard, ils étaient arrivés devant une vieille maison de pierre. Qui avait une tour de clocher. Il sortit du camion pour l'admirer.
"Oui Monsieur Potter, même pendant ma retraite, il semblerait que je ne puisse échapper aux salles de classe. C'était une ancienne école espagnole au début du dix-neuvième siècle."
"Qu'est-ce qui vous a pris d'acheter une école ?" s'exclama Harry.
"Je n'ai pas acheté une école, j'ai acheté de la tranquillité." répliqua Rogue en s'avançant vers la porte d'entrée.
Harry fit un virage à cent quatre-vingts. Il n'y avait en effet rien d'autre qu'un buisson desséché, un cactus par-ci par-là et tellement de ciel que Harry se sentait bizarrement éclipsé et terriblement seul. Putain c'était vachement lugubre. Manquait plus que le vautour sur la branche d'un arbre mort.
Hedwige descendit en piqué et vint se poser sur le bord de la toiture, sa tête bizarrement inclinée semblait dire 'Harry, dans quoi est-ce que tu nous as encore embarqués ?'. Le jeune homme glissa sa main dans sa poche et en sortit un morceau de bacon qu'il gardait en appât "Ce sera un véritable festin de souris ici ce soir, ma belle" lui promit-il pour essayer de l'apaiser. "Allez, vient dans ta cage, je suis sûr que tu dois être fatiguée après ce long vol." Elle s'y engouffra d'un air dédaigneux, arrachant brusquement le bout de viande que Harry tenait à la main, peu ravie de la tournure des évènements.
"Tout le monde ajoute son grain de sel aujourd'hui." soupira Harry. Il attrapa son manteau à l'arrière du pick-up et en recouvrit la cage pour lui offrir un peu d'ombre.
Et il passa la porte d'entrée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top