'✵•.¸,✵°✵.。.✰ Chapitre 2 ✰.。.✵°✵,¸.•✵'

- Que dessines-tu ?

L'enfant se retourna, étonné. Il n'avait pas entendu sa mère arriver. Avec empressement, il se dépêcha de cacher ses cailloux sous ses vêtements et afficha une moue boudeuse.

- C'est un dessin de papa, mentit-il.

La femme sourit avant de s'approcher. Elle s'accroupit à ses côtés et ébouriffa les cheveux de son petit garçon.

- Tu ne veux pas me montrer ? lui demanda-t-elle avec un sourire.

- Non, bouda l'enfant.

- Allez, l'implora-t-elle en commençant à la chatouiller.

Se retenant de rire, le gamin laissa s'échapper une petite pierre brune. Sa mère la saisit rapidement et la rapprocha de ses yeux pour mieux la voir. Dessus, elle distingua une sorte d'animal aux ailes plates au-dessus de nuages grossiers dessinés à la craie et au charbon. Elle fronça les sourcils puis se retourna vers son enfant rougissant, l'air interrogateur.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Je savais que tu n'aimerais pas, se plaignit le petit garçon, en enfonçant son menton dans son épais manteau de fourrure.

- Mais non c'est très joli, au contraire. Mais quel est ce drôle d'animal qui vole dans le ciel ? Quel oiseau as-tu voulu représenter ?

A ces mots, le regard de l'enfant s'illumina. Il bredouilla quelques mots confus mais sa mère l'encouragea à poursuivre. Alors il prit son courage à deux mains et se lança dans ses explications artistiques.

- C'est un monstre qui vole. Mais on pourra peut-être l'apprivoiser pour monter dans son ventre. Il a des yeux transparents comme l'océan sur tout le corps. Sa peau et son caca seront complètement blancs aussi, comme un nuage. Et puis il a des grandes ailes, un peu comme une oie, et il est aussi grand que la baleine qu'on voit dès fois très loin dans la mer, depuis la falaise. Sauf que comme il volera très haut, on le verra en tout petit. Et il ne mangera pas les humains. Il aura une bouche toute ronde. Du coup il mangera des nuages. Non, ça ne va pas. Sinon ça voudrait dire qu'il mange son caca, et ça c'est beurk, enchaîna d'une traite le petit garçon.

- Oh, et bien, il a l'air très particulier ton animal, rigola sa mère.

- C'est un monstre, riposta-t-il. Et il est très beau, ajouta-t-il très sérieusement. C'est normal, c'est moi qui l'ai imaginé.

La femme ne dit rien, troublée. Quelques fois, il lui semblait que son fils vivait dans une autre réalité. Après tout, peut-être était-ce pour échapper au traumatisme de la perte de sa sœur, mais son imagination n'avait-elle pas de limite ? A force de trop vouloir fuir la réalité, on finit par se perdre.

Elle se leva et dépoussiéra son épaisse tunique, puis, elle tendit la main vers son fils.

- Allez viens, on va voir papa en haut de la falaise, il devrait bientôt rentrer.

L'enfant se releva à son tour. Il attrapa le bras de sa mère qui l'entraîna en dehors de la tente. Tous les deux, ils traversèrent le petit village nomade, constitué essentiellement de grandes tentes en peau de caribou. Au passage, ils saluèrent quelques personnes, dont la grand-mère du petit garçon qui décida de les accompagner. C'était une vielle femme au visage carré et ridé avec un corps tout courbé, mais qui était aussi dotée d'une gentillesse et d'une compassion sans limite. Le petit garçon fut ravi de la revoir.

Le trio continua sa route vers la falaise. Le vent commençait à se lever, et il était clair qu'il y aurait une tempête durant la nuit. L'enfant courut sur quelques mètres, ses petits pieds foulant la terre dure et froide des terres du Nord. Mais soudain, une forte bourrasque le fit reculer de quelques pas, et il repartit se fourrer dans la jupe de sa mère.

Les deux femmes, ainsi que le petit garçon, arrivèrent en haut de la falaise. De là, on pouvait habituellement admirer le soleil disparaître au loin, derrière l'horizon de la mer. Sauf aujourd'hui. Le ciel se noircissait à vue d'œil et le vent devenait de plus en plus violent. La jeune femme scruta le bas de la falaise et repassa en long, en large et en travers l'étendue de la mer devant elle.

Rien.

L'oumiak de son mari n'était pas là.

Ses battements de cœur s'accélérèrent et s'intensifièrent. Elle déglutit et ses mains devinrent moites.

- Alors ? demanda d'une voix chevrotante la grand-mère, dont la vue avait beaucoup diminué. Tu vois mon fils ?

Sa belle-fille laissa un moment de suspens avant de répondre, ce qui mit la puce à l'oreille de de la vieille.

- Il n'est pas là.

- Allons voir sur la plage, proposa la plus âgée. Peut-être est-il déjà rentré à cause de la tempête qui se prépare.

La jeune femme acquiesça. Ils commençaient à partir pour rejoindre le bord de mer lorsque le petit garçon s'arrêta. Il se tourna vers la mer et fixa les icebergs au loin.

- Dépêche-toi, on n'a pas le temps de traîner, s'agaça sa mère.

- Maman... Tu entends ce drôle de bruit ?

Sa mère s'arrêta net et tendit l'oreille. Effectivement, il y avait bien un bruit étrange, mais elle n'avait pas le temps de s'y attarder.

- C'est seulement le bruit du vent. Allez, viens.

Elle voulut dévaler la colline, se précipiter sur la plage pour voir si son mari était bien rentré à la maison un soir de plus. Mais elle ne pouvait pas. Elle devait attendre son fils et la mère de son mari. Il était hors de question qu'elle les abandonne.

- Pars devant, je reste avec le petit. Nous rentrons au village. Quant à toi, cours à la plage, ordonna la grand-mère.

- Je ne peux pas vous laisser...

- Vas-y, sombre idiote. Je ne me perdrai pas, fais-moi confiance, ajouta-t-elle avec un sourire.

La jeune mère n'hésita pas une seconde de plus et s'élança vers la plage.

- Maman ! s'écria le petit garçon surpris.

La mort dans l'âme, elle ne se retourna pas. Elle était beaucoup trop inquiète. C'était bien la première fois qu'elle ne voyait pas son mari du haut de la falaise. Ses habitudes étaient bouleversées, et cela ne présageait rien de bon. Elle avait un mauvais présentiment, celui qu'ont toutes les épouses lorsqu'elles sentent que quelque chose cloche.

Elle était bientôt arrivée au village. Ecrasant les uniques petites touffes d'herbe et glissant sur absolument toutes les plaques de terres gelées, elle parvint finalement au village sans trop d'encombres. La jeune femme ne s'occupa pas des regards qui la suivirent lorsqu'elle descendit précipitamment vers la plage. Quelques personnes la rejoignirent, sachant qu'à son air, quelque chose d'inquiétant les menaçaient.

Lorsqu'elle vit enfin la mer au loin, elle crispa la mâchoire. Elle n'était plus très loin. C'était bientôt l'instant de vérité. Son mari était-il de retour ?

Elle ralentit et s'arrêta avant la butte qui la séparait de la plage. A ses côtés figuraient deux chasseurs, membres de son clan, ainsi que l'une de ses amies. A quel moment l'avaient-ils rejointe ?

L'autre femme lui posa une main rassurante sur l'épaule et la poussa à monter la petite colline de terre pour voir de l'autre côté. Enfin, elle se décida à franchir le dernier obstacle qui se dressait sur sa route. Elle fit le premier pas, puis le deuxième. Chaque mouvement lui coûtait énormément d'énergie.

Ils arrivèrent en haut de la butte.

Il n'y avait rien.

Pas un homme sur le rivage.

Pas une embarcation.

Rien, à part un peu de sable et des galets.

Dévastée, la jeune femme courut sur le rivage. Puis, elle commença à rentrer dans l'eau. Elle chercha sous ses pieds, au loin, derrière elle... mais il n'y avait personne. Elle commença à aller plus loin. L'eau lui arrivait maintenant à mi-cuisse.

Elle entendit son nom, mais elle ne l'écouta pas. Elle s'en fichait. Elle voulait retrouver son époux, c'était trop demander ?

L'un des chasseurs l'attrapa par le bras et la tira vers le rivage. Elle se débattit mais elle n'avait plus de forces, elles l'avaient toutes quittée.

- Ne t'inquiète pas, je suis sûre qu'ils vont rentrer.

Ce mensonge la révulsa. Même au plus profond d'elle, elle savait qu'Inuksuk ne reviendrait pas.

*

Au fond de sa tente, la jeune épouse broyait du noir. Les joues humides et les yeux bouffis par les larmes, elle tentait désespérément de chercher une raison de rester de ce monde. En seulement un mois, elle avait perdu les deux tiers de ce qui comptait le plus pour elle. Endurer le deuil de sa fille et de son mari en si peu de temps lui semblait impossible.

On avait beau tenter de la rassurer, elle savait que son mari n'était plus de ce monde. Une partie d'elle-même avait disparu en même temps qu'Inuksuk, et c'était irrémédiable. C'était définitif, on ne pouvait plus rien y faire, si ce n'est que de se lamenter.

Le petit garçon, quant à lui, avait très bien compris. A cet âge-là, les enfants n'ont pas besoin de mots pour comprendre. Ils lisent sur les visages comme dans un livre ouvert. Les émotions et les sentiments les affectent directement. Or, l'enfant n'avait pas prononcé un mot. Il s'était muré dans le silence. Il ne voulait pas ennuyer sa maman qui était déjà effondrée et qui semblait souffrir de sa présence.

Le vent soufflait terriblement fort dehors, et par moment, le petit garçon se surprenait à tenter de reconnaître le bruit qu'il avait entendu en haut de la falaise. Sa maman avait dit qu'il s'agissait du vent, lui, il était persuadé que c'était un monstre. Mais un méchant. Et il n'aimait pas les méchants monstres, surtout quand son papa ne rentrait pas le soir.

L'un des chasseurs qui avaient accompagné la jeune veuve sur la plage entrouvrit la porte de la hutte familiale, qui n'était plus qu'occupée par deux personnes. La jeune femme leva la tête et plissa les yeux.

- Le chamane veut vous voir.

On ne refusait jamais une entrevue avec le chamane, il s'agissait des codes. Elle fut forcée de se lever péniblement. Elle avait de grands cernes violacés sous les yeux et les cheveux en bataille. Ses chaussures ainsi que ses pantalons étaient encore imbibés d'eau salée.

- Tu vas prendre froid. Tu ferais mieux de te changer, s'inquiéta le chasseur.

Elle ne trouva pas la force de répondre. Elle avança et prit machinalement la main de son enfant. Le vent les accueillit violemment à la sortie de la hutte et elle dut de mettre de dos pour protéger le petit par réflexe. Son regard croisa par hasard celui du chasseur et ce dernier s'empressa de le détourner. Il ne voulait pas avoir l'immense chagrin de l'épouse d'Inuksuk sur les épaules. Il ne voulait pas porter un poids supplémentaire, et pour cela, il fallait éviter tout contact et toute parole inutile. Rester le plus distant possible, sinon ça le détruirait aussi.

Le petit groupe marcha péniblement jusqu'à la tente principale. Le temps ne leur laissait pas de répit. Pourtant, même si la jeune femme le détestait, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il traduisait extérieurement ce qu'il se passait dans sa tête. Elle songeait aux moments qu'elle avait passés avec son mari perdu, remplie de nostalgie. Mais ce qui l'affectait le plus, c'était de songer à un futur sans lui. Elle ne voulait pas vivre seule jusqu'à la fin de ses jours. Elle avait bien un fils, mais qu'est-ce qu'un enfant âgé de seulement quelques années contre l'amour d'une vie entière ?

Elle arriva enfin devant la tente principale. Le chasseur écarta les peaux de bêtes qui couvraient l'entrée et s'y engagea le premier. De l'autre côté, il attrapa la main du petit garçon et l'invita à rentrer. La jeune femme resta quelques instants devant la grande tente. Elle n'avait aucune envie d'entrer, c'était certain. Mais avait-elle vraiment le choix ?

Finalement, elle pénétra dans l'habitation du chamane. A l'intérieur, plusieurs lampes brûlant de la graisse de phoque, répandaient une mauvaise odeur, mélangée à celles d'herbes estivales séchées suspendues un peu partout. Des symboles étranges étaient tracés sur les peaux de bêtes qui faisaient office de murs, représentant parfois des animaux, des esprits ou des paroles spirituelles. Au fond, un homme d'une cinquantaine d'années était assis de dos, en train de répéter des chants funéraires, qui avaient pour rôle de guider les âmes des défunts dans le monde des mortels, afin de rejoindre celui des esprits. De temps à autre, le chamane frappait sur son tambour qilaut, faisait silence, avant de chanter à nouveau.

La jeune femme se rappela qu'enfant, elle adorait ces cérémonies apaisantes. Au fond d'elle, elle avait toujours voulu être chamane, mais elle n'avait jamais montré le moindre potentiel pour cela. Alors ce métier lui avait été refusé. Pourtant, elle aurait adoré rester des heures au coin du feu en communiquant avec les esprits. Cette sensation estompa légèrement son deuil.

Au bout d'un moment, le chamane s'interrompit et rouvrit lentement les yeux. Il posa le petit tambour en forme d'éventail et se tourna vers les trois arrivants. D'un sourire sincère, il remercia le chasseur puis le congédia.

- Venez, approchez, incita-t-il à la veuve et son fils.

Il leur fit un petit signe de la main pour qu'ils s'assoient.

- C'est une triste tragédie qui s'est abattue sur nous, ce soir, commença-t-il de sa voix lente et chaleureuse. Sept membres du village ont disparu. Sept familles sont en deuil. C'est bien regrettable.

Il leva le regard vers le petit garçon qui regardait la pièce les yeux grands ouverts. Ce dernier semblait être impressionné par la quantité d'objets diverses présents dans la pièce. Il s'interrogeait sur leur utilité, trouvant parfois des utilisations très différentes de ce pourquoi l'outil avait été créé au départ.

Le chamane tourna ensuite la tête vers la mère. Elle avait seulement vingt-et-un ans, et subi la perte de sa fille ainsi que de son mari un en mois. Il était impressionné qu'elle fût venue. La plupart serait effondrée au fond de son lit de fortune. Il était sûr, malgré sa détresse, que cette femme possédait une grande force de caractère.

- Votre nom, Qilaq, veut dire ciel, affirma-t-il. C'est un signe évident, vous savez. Chaque nom a sa propre signification, qui n'est jamais due au hasard. Lorsqu'une personne meurt, son âme se détache de son corps et commence un long voyage vers les cieux, là où se trouve le monde des esprits. A la fois loin, et si proche ! Après tout, où s'arrête le ciel, exactement ? N'est-ce pas tout ce qui nous entoure ?

- Que voulez-vous dire par-là ? s'impatienta la jeune femme d'une voix rauque.

- Lorsqu'Inuksuk atteindra le ciel, il vous atteindra par la même occasion. Il sera à vos côtés, où que vous soyez. Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas une chose qu'elle n'existe pas.

A ces mots, la jeune veuve commença à sangloter. Des larmes rondes coulèrent sur ses joues, sous le regard compatissant du chamane. Le petit garçon vint se blottir contre sa mère et commença à pleurer silencieusement avec elle.

Le vieil homme attrapa gentiment l'enfant dans ses bras et le posa sur ses genoux.

- Et toi, comment t'appelles-tu ?

- Nirlig, prononça le fils d'Inuksuk à voix basse.

- Comme l'oie des neiges, je suppose ? sourit le chamane.

Le petit garçon fit des gros yeux ronds.

- Je ressemble à une oie ? demanda-t-il.

- Non, rit le vieil homme, cela veut dire que tu es intelligent et que tu sais facilement d'adapter. Tu sais que les oies ne vivent pas tout le temps sur nos terres ? En hiver, elles partent à la quête d'un endroit où il fait plus chaud, dans le Sud. Et en été, elles reviennent car le temps s'adoucit. Je trouve que cela te convient bien, tes parents ont bien choisi ton prénom.

- J'aurais préféré m'appeler Gabilon.

- Qu'est-ce donc ? demanda le chamane intrigué.

- C'est un animal qui ressemble à une oie mais pas tout à fait. Il est très gros avec des ailes toutes plates et un bec rond. Et il fait caca des nuages, expliqua le petit garçon.

Le chamane sourit. Décidément, ce petit garçon était plein de surprises.

- Il a beaucoup trop d'imagination, soupira Qilaq.

- On n'a jamais trop d'imagination, rétorqua le vieil homme.

- Il y a forcément des limites.

La jeune femme fixa son aîné. Une idée folle venait de germer dans son esprit. Les chamanes, même s'ils devaient subir un long et dur apprentissage, vivaient habituellement à l'abri du danger. Ils étaient respectés de tous et n'avaient pas besoin de risquer leur vie pour nourrir leur famille, puisque les autres le faisaient à leur place. Quoi de mieux pour garantir la sécurité de son fils ?

Il fallait juste qu'elle amène le sujet sur un terrain qui lui était favorable, le plus discrètement possible. Une fois qu'elle aurait exposé les qualités de son fils, elle proposerait au chamane de le prendre comme apprenti, quitte à lui offrir tout ce qu'elle possédait. Peut-être qu'elle n'avait pas eu le talent pour devenir ce qu'elle rêvait d'être, mais Nirlig le pouvait. Au fond, elle y croyait.

- Personnellement, je ne pense pas qu'il y ait de limites à l'imagination. Au fond, je vais vous faire un aveu. Je ne suis pas persuadé au plus profond de moi-même que les esprits existent. Ni que vous soyez réels tous les deux, d'ailleurs.

- Cela sonne comme un blasphème, trancha Qilaq.

- Peut-être, mais voyez-vous, je me demande quelques fois si notre imagination ne perturbe pas notre vision du monde en permanence. Avez-vous déjà vu des images ou entendu des sons que vous étiez la seule à percevoir ? Des brefs éclats qu'ont duré qu'un instant, demanda le chamane.

- Oui, avoua-t-elle, cela m'est déjà arrivé.

- Cela pourrait très bien être les esprits, mais aussi l'imagination. Et le simple fait que je ne puisse pas répondre à cette question sans élaborer une infinité d'hypothèses prouve que l'imagination joue un rôle très important dans nos vies. Et qui sait jusqu'où va son emprise ?

Cette déclaration laissa la jeune femme muette. Elle n'avait pas la réponse à la question, bien qu'elle y réfléchît et remuait le problème dans tous les sens.

- Sachez que chaque jour, de nouvelles idées me viennent en tête. Parfois, je laisse mon imagination s'évader, et quelques minutes plus tard, lorsque je reviens à la réalité, je ne me souviens plus de rien. C'est comme si... j'avais rêvé en étant réveillé. Pourtant, je n'étais pas en transe, ou au moins en pleine méditation. Je pense même que l'imagination possède le moyen de prendre totalement le contrôle de notre corps. C'est impressionnant, n'est-ce pas ? expliqua le chamane.

- Effectivement.

Elle marqua une pause. Elle souffla un grand coup, puis entama sa négociation.

- Mon fils est un peu pareil, vous savez... Chaque jour, il dessine une multitude d'inventions. Tenez.

Elle sortit la pierre brune de sa poche et la tendit au vieil homme.

- Eh, mais c'est mon gabilon ! s'écria le petit garçon.

- Tu permets que j'y jette un coup d'œil ? intervint le chamane.

Le petit garçon hocha la tête, n'osant pas dire non. Le vieil saisit le caillou peint et l'observa attentivement.

- Eh bien, c'est beaucoup plus précis que la description qu'il m'en a faite tout à l'heure, remarqua le chamane.

- Oui, il a une imagination débordante. Quelques fois, il lui arrive de fixer un point dans le vide. Nous ne voyons pas ce qu'il regarde et nous le prenons pour un fou...

L'utilisation du « nous » la ramena à la réalité. C'est vrai, elle aurait dû parler au passé. Ou parler d'elle uniquement. Son mari n'était plus là, il allait falloir qu'elle l'accepte.

Qilaq se ressaisit. Elle se lamenterait plus tard. Pour le moment, elle devait se concentrer sur l'avenir et la sécurité de son fils.

- Mais maintenant, je comprends qu'il y avait quelque chose qui interpelait son regard. Est-ce que Nirlig peut voir les esprits ?

Elle s'interrompit et défia le chamane du regard.

- Peut-être que vous n'y croyez pas vous, mais c'est votre rôle au sein de notre communauté de faire le lien entre le monde mortel et celui des esprits. Au final, vous n'avez pas le choix. Que vous soyez persuadé ou pas, vous devez y croire. C'est votre devoir.

- Et c'est bien le cas. J'y crois parce que c'est ma famille qui me l'a appris, c'est l'essence de ma vie. C'est ma raison d'être aujourd'hui. Il est normal de remettre en cause certaines idées dont nous sommes persuadés, mais cela ne veut pas dire que nous les rejetons, au contraire. Je suis ravi que mon imagination et mes croyances aient fait de moi ce que je suis aujourd'hui.

Mais Qilaq ne tenait plus. D'un coup, la jeune femme s'inclina en signe de respect et de supplication. Le vieil homme surpris, lui fit signe de se relever, mais elle n'écouta pas.

- S'il-vous-plaît, vénérable, prenez mon fils comme élève. Il a un don, je suis certaine. Et si cela peut le mettre à l'abri du danger, je suis prête à vous donner toutes mes possessions ainsi qu'à me mettre à votre service.

Le chamane pencha la tête sur le côté et étudia la silhouette du jeune garçon. Il avait les mêmes cheveux bruns en bataille que son père, mais il possédait la peau bronzée de sa mère. Ses yeux noisette lui rappelaient ceux de sa sœur aînée, avant qu'elle ne succombe à la fièvre. Le gamin n'était pas très grand, ni robuste, mais il possédait cette lueur dans le regard qui lui plaisait beaucoup.

- Je le prends.

- Comment ça ? fit la mère, surprise, en relevant un peu la tête.

Le chamane fronça les sourcils.

- Comme apprenti, vous venez de me le demander ! D'habitude, c'est le chamane qui va trouver lui-même son successeur mais bon, le regard et l'imagination de votre fils me plaisent.

- Oh, euh... je..., bredouilla Qilaq. Je vous suis immensément reconnaissante.

Le petit garçon chercha les bras de sa mère et s'y réfugia, conscient d'être au cœur d'un marché sans trop savoir de quoi ilvs'agissait. La jeune femme le serra fort dans ses bras, soulagée d'avoir évité à son fils de connaître la même fin que son père, Inuksuk, perdu dans l'océan. Les larmes recommencèrent à couler sur ses joues et avec un sourire, elle remercia son imagination d'avoir sauvé la vie de son fils.

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