Chapitre 4

Madeleine me regarde, l'air affamé et me répète :

– Alors ? Y a quoi à manger ?

Pas de doute, ma voisine a définitivement détourné les yeux du spectacle d'acrobatie. C'est l'entracte et elle attend les popcorns.

— Ben, je n'ai rien à manger, avoué-je en regardant mes pieds pour éviter de croiser son regard. Je ne pensais pas que le trajet serait si long et je n'ai rien prévu à grignoter.

— Ah ces jeunes ... répond-t-elle, d'un ton las. Ma petite Alice, il va falloir nous trouver de quoi casser la croûte. Pour moi, ce sera un sandwich jambon-beurre avec des cornichons. Très important les cornichons ! M'est avis que nous sommes maintenant coincées pour quelques heures. Il faut foncer à la voiture bar avant son pillage. Allez-y ! Je vous attends avec Voyou et je vous garde votre sac.

Je n'ose pas répondre à Madeleine que je n'ai pas faim et que ça peut attendre. Je sens qu'un refus n'est pas envisageable. Je suis prise au piège. Je hasarde :

— Cela compte par rapport au service que je vous dois ? Je veux dire on sera quitte, après le sandwich ?

Elle me regarde, goguenarde et sa réponse fuse :

— Nan. Ca ne compte pas, ce serait trop facile. Allez-y maintenant ! J'ai faim !

Je me lève, enjambe les sacs qui jonchent le sol et je n'ai pas encore quitté le wagon quand je l'entends hurler dans mon dos :

— Et un coca aussi ! Un grand coca avec une paille, Alice !

La discrétion n'est décidément pas une vertu de ma compagne. J'ai l'impression étrange d'être embauchée pour la soirée à la prise de commande du Mac Do local et je regrette d'avoir accepté de voyager avec Madame Mouchoir de Moldavie.

Elle a raison sur un point. En voiture bar, c'est déjà l'émeute.

La moitié des voyageurs a compris la situation et se tient face au vendeur de casse-dalles. Ils sont sur le pied de guerre, armés jusqu'aux dents, qu'ils ont longues, avec des porte-monnaie bien remplis. L'autre moitié du train, sans doute anesthésiée par le choc du freinage, mourra de faim dans les heures qui viennent se tordant l'estomac dans d'affreuses souffrances.

J'essaie de voir s'il y a un début et une fin de queue. Mais non. Ici c'est Lyon, pas Londres. C'est définitivement la foire d'empoigne. Je me fraie un chemin jusqu'au comptoir en jouant des coudes et en passant sous les bras puants des plus grands. La souris que je suis excelle dans ces jeux de files à gruger et je suis bientôt en tête de comptoir, face au vendeur, le corps pressé contre le vieux formica. Je ne vais pas pouvoir tenir longtemps, je suis à deux souffles de la suffocation.

— Bonjour, il me faudrait un sandwich jambon-beurre-cornichon et un grand Coca avec une paille, s'il vous plait.

Le tenancier du bar me regarde et rigole grassement :

— Et cent balles et un Mars aussi ?

Le gredin n'a pas perdu son sens de l'humour. Je n'ai pas le temps de répondre par la négative, goûtant assez peu la blague compte tenu du contexte oppressant, qu'il ajoute :

— Je n'ai plus rien de toute façon. Il me reste un seul sandwich, je ne sais pas à quoi il est. Si vous le voulez, il est à vous. Pour le Coca, j'en rêve moi aussi, mais j'ai pas. Vous avez de l'eau au robinet des toilettes, si vous voulez.

Il me tend un sandwich sous cellophane que j'agrippe de toutes mes forces et que je glisse sous mon tee-shirt avant que mon voisin de droite ne me l'arrache littéralement des mains. Je sens son souffle chaud qui s'étale dans mon cou et j'ai juste envie de fuir sur le champ. Heureusement une vision de Madeleine en furie me retient sur place.

— C'est huit euros, me réclame le voleur en costume rutilant de la compagnie ferroviaire.

J'avale ma salive de surprise. C'est vraiment la crise, l'inflation sandwichresse a atteint des sommets mais je me garde de rouspéter. Il est évident qu'il en vaut peut-être le double vu la situation. Je sors mon dernier billet de dix euros qu'il saisit et il crie à la foule :

— Plus de sandwichs messieurs, mesdames ... Il n'y a plus de sandwich à vendre, je viens de céder le dernier. Je ferme la boutique.

C'était le signal que la meute attendait pour donner l'assaut. J'abandonne la monnaie pour survivre à la pression populaire. Une baston générale suit. J'entends un gémissement à côté de moi qui me susurre à l'oreille :

— Je vous le rachète. Votre sandwich je vous le rachète. Combien en voulez-vous ?

Je ne réponds pas. Même si je pourrais me faire un paquet de pognon sur ce coup mais Madeleine compte sur moi.

Dans un brouhaha indescriptible, la foule amassée devant le bar s'est transformée en une meute de loups affamés. Ils se jettent de l'autre côté du comptoir pour ouvrir les frigos. Tous vides. Le serveur, dépassé par les événements, paniqué, fuit à quatre pattes sous le comptoir. Je l'entends geindre et haleter de panique, coincé entre la machine à café et le dernier cageot de poireaux.

C'est les cheveux décoiffés, la mine fatiguée, le col du tee-shirt arraché que je parviens à m'évader en possession du dernier sandwich disponible dans ce train, trésor d'une grande valeur, chèrement acquis, protégé contre ma peau.

Une fois à l'abri, j'extirpe doucement le sandwich et loin des regards curieux je déplie doucement l'enveloppe de cellophane et soulève sa partie supérieure. Entre deux tranches de pain de mie blafarde, je découvre un peu de beurre, une fine tranche de jambon - ouf- mais point de cornichons. L'épaisseur fine d'un casse-croute SNCF mais qui sent assez bon la cochonnaille. Il faudra s'en contenter.

Mais ça risque de ne pas plaire à la princesse Madeleine. Je le crains fort. D'autant que je n'ai pas le Coca. Ni les frites de l'armistice.

Est-ce que Madeleine a bien conscience de la gravité de la situation en voiture bar ? Je ne pense pas, mais je crains qu'elle ne soit pas très réceptive à mes lamentations. Lorsque je rejoins la voiture une, anxieuse, la gredine s'est heureusement assoupie. Veine. Du répit. Je m'assoie doucement et je pose le sandwich sur la tablette devant moi.

Il me regarde.

Je jette un coup d'œil discret. Pas de doute.

Il me regarde.

Il me fixe. Droit dans les yeux.

Ce satané sandwich me fait de l'œil.

Mon estomac, jusque-là inexistant, se met à gargouiller bruyamment.

Le sandwich murmure :

— Mange-moi.

Je l'entends. Il recommence. Il hurle presque cette fois :

— Mange-moi.

Et voilà que mon estomac lui répond dans un gargouillis de son cru :

— Gorgorooo gargorouou

Je détourne les yeux de ce funeste objet mais les deux acolytes continuent tout de même leur conversation culinaire. Le sandwich, intarissable, dégouline de mots puissants :

— Beurre frais, couenne grasse, jambon moelleux ...

C'est indécent. Et mon estomac lui répond, du tac au tac :

— Roor ... gargle gargle .. rooro .. miam miam

L'information finit par accéder au sacro-saint cerveau et je suis contrainte de serrer mes mains de toutes mes forces sur les accoudoirs du siège à m'en faire blanchir les phalanges pour les empêcher de saisir le sandwich. J'essaie de raisonner mon lobe droit, celui qui est censé réguler mon appétit mais je sens que je vais perdre la partie rapidement. Je salive abondamment.

Il faut que j'agisse vite ou la situation va devenir incontrôlable. Je secoue gentiment Madeleine en lui poussant l'épaule. Dans son sommeil et en gémissant, elle se retourne vers moi. Un filet de bave translucide s'échappe de sa bouche. La mise en pli de sa chevelure est écrasée sur le côté gauche de sa tête, celui qu'elle a appuyé contre la vitre. La partie gauche de son visage, elle, est quadrillée de petits carreaux semblables aux dessins du rideau qui lui a servi d'oreiller de fortune. Je pouffe. Elle a un petit air pitoyable.

Elle ouvre un œil noir puis le referme. Rideau.

Voyou ouvre aussi un œil. Puis l'autre.

Me fixe.

Il est bien réveillé, lui.

Il aboie d'un bwouf de roquet antipathique.

Le caniche rose à nœuds bleus a la voix criarde et le degré d'humour à zéro. Il hume l'odeur de jambon à pleine truffe.

Il retrousse finalement les babines. Et grogne.

Reconnaissant le grondement familier de son animal de compagnie, Madeleine se redresse franchement et jette un regard sur son environnement proche. Elle ne manque pas le sandwich posé sur ma tablette et n'hésite pas une seconde. Elle l'empoigne fermement de ses deux mains et met fin au suspense en le mordant à pleines dents. J'entends les bruits puissants de mastications, je soupire de désespoir. La faim me tenaille maintenant de toutes ses forces. L'entendre déglutir est un supplice insoutenable.

Mon estomac pleure de désespoir et un vulgaire gargouillis que je ne peux pas maîtriser s'échappe, alertant la moitié du wagon numéro un.

— Vous aussi, vous avez faim ! déduit Madeleine Holmes. Vous voyez je vous l'avais dit, et j'avais raison. Comme d'habitude. D'autant que ce sandwich est pas mal. Même si il lui manque des cornichons, c'est évident. Au fait, où est le Coca ?

— Rupture de stocks. Ils ont oublié de ravitailler ce matin, mentis-je.

— Mince. Vous en voulez un morceau ?

J'hésite, bave devant le sandwich mais refuse. Ma fierté est entamée. Et puis, maintenant qu'elle l'a amplement mâchouillé, il ne me fait plus tellement rêver.

— Non merci, ça ira.

Je n'ai pas envie de raconter ce qui s'est réellement passé dans le wagon bar à Madeleine. Elle risque encore de me redire qu'elle avait raison et puis je préfère garder pour moi mes exploits de guerre, pas si glorieux du reste.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top