Chapitre 3
Et puis elle sait ce qu'elle veut. Ce qu'elle veut c'est la meilleure place, dans le sens de la marche, dans la voiture de tête. Ca restreint pas mal les possibilités. Elle s'installe d'abord place douze mais, réalisant que je vais, de ce fait, occuper la place treize, elle se ravise.
– Ce n'est pas que je sois superstitieuse, mais, tout de même, vous laisser la place treize. Ça craint ! Comme la numéro sept, évitez dès que vous pouvez ! Vous me suivez, ma chère ... Tiens, mais c'est vrai, je ne vous ai pas demandé. Comment vous appelez-vous ?
– Alice, rétorqué-je
– Alice ! Oh ! Comme dans Alice aux pays des merveilles ?
Comme dans quoi d'autre ? J'ai tellement l'habitude que l'on me cite cette référence incontournable que je ne réagis plus que par l'affirmative pour couper court.
– Oui, comme dans Alice au pays des merveilles ...
En classe de primaire, la maitresse m'avait même confié Jeannot, le lapin de la classe, pour les vacances prétextant que, seule Alice, était en mesure de s'occuper correctement d'un lapin. Cela m'avait valu la jalousie de pas mal de mes camarades qui trouvaient la situation injuste alors que je n'avais rien demandé et que je déteste franchement les lapins.
Il avait fait des crottes partout dans notre cuisine et mangé les fils du radiateur électrique, nous privant pendant des semaines de chaleur à l'heure du dîner. Une catastrophe poilue, le Jeannot. Contrairement aux croyances populaires, on peut s'appeler Alice et avoir envie de le bouffer tout cru le lapin. Croyez-en mon expérience !
Cette fois-ci, je sens que Mémé est plutôt une femme à cartes, à Reine de cœur ou pire à chat tigré. J'attends le commentaire adéquat. Il ne manque pas d'arriver.
— Oh j'adoooore ce matou tigré qu'il y a dans Alice aux pays des merveilles. Je ne me lasse pas de regarder ses pitreries. J'ai toujours hésité pour la teinture de Voyou entre le rose et le violet. Je crois que la prochaine fois qu'il se rend au salon de toilettage je demanderais du violet avec des rayures. Ce serait formidable. Avec un gros nœud papillon comme accessoire.
— Si vous le dites ...
Je ne sais pas si Voyou est du même avis. Même si le ridicule ne tue pas les chiens, heureusement pour eux. Je crois que ma compagne de voyage est un peu loufoque mais cela ne gâche rien au charme de sa présence.
— Bon, ne restons pas à proximité du siège treize, me glisse Madeleine. Nous allons au minimum mal digérer si on ne bouge pas rapidement.
Elle s'avance vers la rangée suivante mais les sièges seize et dix-sept ne lui plaisent pas non plus. Pas de fenêtre. On relance les dés. C'est un peu le Monopoly de la place. Nous voici maintenant face aux numéros vingt et vingt et un.
— On se met là ? lui demandé-je, pressée de poser enfin cet horrible sac qui me scie les épaules.
Il est vraiment beaucoup trop lourd. Je ne pourrais jamais parcourir les vingt kilomètres requis par jour avec ce compagnon et, je sais déjà, que ma première étape avant le départ consistera en un abandon massif d'affaires inutiles.
— Ok, on se met là ! concède finalement Mémé. Même si je me demande si on ne serait pas mieux en places trente et trente et un ?
Pendant que nous hésitons et que nous déménageons sans cesse, le wagon se remplit inexorablement et je vois le moment où nous allons devoir retourner vers la place treize, qui après les remarques de Mémé ne me dit plus rien qui vaille.
— Alice ! Vous en pensez quoi ? Je ne vous sens pas très impliquée sur le choix de nos places ....
Je ne l'écoute déjà plus. Je monte mon sac au-dessus de la place vingt en le hissant tant bien que mal dans la panière suspendue et je me laisse tomber lourdement sur le siège.
— Je crois que nous serons bien ici, lui répondis-je. Vingt, c'est Fen-shui !
— Vous croyez !
— Mais oui, j'ai un doctorat en Fen-shui, mens-je, ce qui en bouche un coin à Mémé.
Pour moi, ce sera la place vingt ou ce ne sera pas. Je ne vais pas plus loin. Mémé me demande de l'aide pour son sac, m'écrase les deux genoux pour passer et s'affale sur le numéro vingt et un en poussant un ouf de satisfaction. Je lui ai abandonné la fenêtre, persuadée que l'option vue panoramique est un sine qua non pour mémé. La suite me donne raison.
Elle s'installe bruyamment. Voyou se calle sur ses cuisses, le museau collé à la fenêtre. Sa propriétaire ne tarde pas à l'imiter posant son large front sur la vitre poussiéreuse de la SNCF. Je ferme les yeux. L'aventure commence.
— Oh ben. Ça c'est pas banal, commente Mémé dans la minute qui suit.
Elle me file un énorme coup de coude dans les côtes qui me coupe le souffle au moment où j'espérais m'assoupir. La douleur me foudroie.
— Regardez-moi ça ! Sur le quai !
Elle me montre du doigt –ce n'est pas poli mais Mémé s'en fiche- le quai que nous venons de quitter. Je me penche par la fenêtre et je vois un empilement invraisemblable de bagages, les uns sur les autres. Des valises, des sacs de toiles, des baluchons de jute, un amas désordonné bourré à craquer de marchandises.
Un couple d'asiatiques tire, pousse, fait rouler une série de ballotins. La montagne s'effondre et laisse entrevoir les étiquettes des marques : des vêtements et des souvenirs de haute couture. Ils ont certainement dévalisé le centre commercial de Lyon Part Dieu. Un hold-up. A deux, l'exploit est notable, ils ont dû être extrêmement organisés. Je vois la scène : un à la caisse qui braque la vendeuse et l'autre poussant deux ou trois caddies à la suite et jetant cintres, robes et pantalons, sans réfléchir. Autrement, juste impossible. Ils sont certainement japonais vu que c'est marqué en énorme Tokyo sur un des sacs. Une version nippone de Bonnie and Clyde est en train d'élire domicile dans notre voiture corail. J'espère qu'ils ne sont pas trop lourdement armés.
Les deux acolytes commencent une série d'allers-retours en urgence depuis le quai jusqu'à la voiture numéro un. Ils rentrent, jettent en vitesse les sacs au milieu du couloir avant de redescendre et de recommencer, encore et encore. Nous nous retrouvons bientôt au milieu d'une réserve digne d'un magasin Chanel. Les foulards, les pulls en cachemire, les parfums nous envahissent. Ça déborde de partout.
La femme hurle des ordres à son conjoint qui se presse. Je ne comprends pas le japonais mais l'intonation indique qu'il faut aller encore plus vite :
— Hayaku Hayaku ...
Il me semble que ce cri sonne comme vite vite ... ou dépêche-toi, dépêche-toi. Ou une variante de ce genre. Parfois, on peut se passer de traducteurs.
La jeune femme gesticule beaucoup, sans aucune efficacité, tournant autour du tas de vêtements, en hurlant. Son compagnon, lui, transpire à grosses gouttes. Il s'essuie toutes les dix secondes sur sa manche, qui dégouline, et enchaîne les montées et les descentes du train.
Au premier coup de sifflet du chef de gare, la tension monte d'un coup et le rythme des Hayaku Hayaku s'accélère franchement. Avec un bon tam tam, ils pourraient tenter une chorégraphie de danse tribale, je fredonne :
— Tam tam .... Hayaku Hayaku ...Tam tam ... Hayaku Hayaku ...
Toute cette énergie me donne envie de danser, moi aussi.
Il reste encore quatre énormes sacs sur le quai et je comprends que nos deux malheureux acolytes ne vont pas s'en sortir sans un coup de main. Je me lève, contrainte par mon éducation d'aider ces touristes.
Après un sprint final, un effort surhumain, quelques cris et pas mal de sueur collante, les portes se referment sur nous dans un long sifflement strident au moment où nous venons de déposer le dernier sac dans le wagon. Le japonais me remercie chaleureusement, me serrant les mains avec ferveur et se courbant une bonne demi-douzaine de fois pour me saluer. Je me sens mal à l'aise, peu habituée à cette coutume.
— Eh ben, c'était chaud, me confie Mémé quand je regagne ma place, exténuée. Sans vous, ils n'auraient jamais pu y arriver avant le départ du train. Ils pourraient vous offrir un foulard pour la peine, ce serait la moindre des choses.
— Ce n'est pas la peine. Je l'ai fait avec plaisir, pour les dépanner.
— Moi, je ne fais jamais rien pour rien, me précise Mémé. Un service vaut bien un service en retour ou un cadeau de remerciement. C'est le minimum.
— Ah.
Je me tais en réfléchissant à toute vitesse, réalisant avec effroi que je dois dans ce cas un présent ou un service à Mémé. Elle ne s'est pas encore manifestée mais je comprends qu'une requête finira par arriver sine die et j'espère que ce sera réalisable.
Je jette un œil à Mémé, son style farfelu m'inquiète beaucoup. La demande risque l'extravagance absolue. Ça promet.
Le train démarre en douceur. Une douce musique m'agresse les oreilles et le contrôleur commence à nous présenter le trajet. Sa voix nasillarde est entrecoupée de cisaillements et des crissements insupportables d'un mauvais micro. C'est à peine audible. Je comprends la destination finale du Puy en Velay et je me détends. Il s'excuse pour le retard, dû à un incident technique. Je lui pardonne volontiers, puis, il double enfin son annonce du même grésillement, mais cette fois en anglais. Le discours s'achève sur un ding-dong qui se voudrait simulacre de cloches informatiques mais qui sonne comme des trompettes bouchées. Je ferme les yeux, rassérénée.
C'est de courte durée.
Un cri strident trouble la quiétude du wagon. Un cri qui vient du fond des entrailles. Une douleur intense qui nous perfore les tympans. A tous. Le cri est oriental.
Mes japonais se lèvent comme deux diablotins sur ressorts et gesticulent dans tous les sens pour s'extraire de leurs sièges, en catastrophe. J'ai le sentiment d'avoir déjà vécu pareille scène.
Dans un train, justement.
L'ambassadeur du pays de la Nintendo me regarde dans les yeux et fonce sur moi. A ce moment, je voudrais disparaitre sous mon siège mais, entre Mémé et Voyou à ma gauche et le sac coincé à mes pieds, je suis faite comme un rat dans une cage. Le japonais est à portée de mains en moins d'une seconde. Il me tend son billet d'une main tremblante. J'espère qu'il ne va pas se faire Harakiri au milieu du couloir dans une débauche de sacs de luxe.
— Train ... Paris ? parvient-il à articuler à mon attention.
— Paris ?
— Paris ... Tour Eiffel ... insiste-t-il.
Je blêmis en comprenant la méprise. Ils se sont trompés de train. Les deux japonais et leur quinzaine de sacs accompagnateurs ont pris la mauvaise voie et sans aucun doute la mauvaise direction.
— No, Puy ... en ... Velay. Not Paris, articulé-je doucement pour lui répondre le plus précisément possible, en essayant de détendre l'atmosphère.
Il blanchit et commence à s'arracher les cheveux par poignées en criant de plus en plus fort, de plus en plus vite. Le cri strident traverse les parois vitrées, rebondit sur le molletonné des sièges et envahit tout l'habitacle. Nous ne sommes bientôt plus qu'un immense cri. La moitié des voyageurs se couvre les oreilles agressées avec les mains. Il faut mettre fin au supplice ou nous risquons tous de sauter du train en marche.
Je sors à nouveau ma carte Michelin pour lui montrer la situation du Puy en Velay par rapport à Paris. Il n'est pas vraiment réceptif à mes explications et j'évite de lui vanter les mérites d'une randonnée, bien que, dans son état de stress, je suis certaine que cela lui ferait le plus grand bien. Une prochaine fois.
Il repart en sens inverse, se prenant les pieds dans les sacs qu'il n'a pas encore eu le temps de ranger et s'étale de tout son long. Les vêtements n'attendaient que ça pour s'échapper de leur prison de toile. Ils émergent dans un frou-frou de tissus et envahissent le wagon. Il crie en baragouinant une phrase incroyable à sa femme.
— Kore wa Pari-iki no denshade wa arimasen
Sa femme hurle de concert avec lui :
— Pari ... Pari ... ,
Très expressif, le Japonais.
J'ai l'impression que nous sommes au milieu d'une meute de touristes en furie, qu'ils sont douze avec deux cent sacs. Ils ont dû se cloner. Le supplice auditif prend fin au moment où la femme perd définitivement la raison et tire la sonnette d'alarme.
Le train, qui avait juste couvert une petite centaine de mètres après la gare, pile dans un crissement insupportable de freins.
Les voyageurs hurlent. Les sacs dans les panières tremblent, puis, une bonne partie d'entre eux, mal callés, s'écrasent au milieu de l'allée dans des bruits distincts de verres cassés et d'ordinateurs jetés de haut. C'est apocalyptique. Le silence revient une seconde, avant d'être happé, de nouveau, par les cris de bébés dérangés dans leur sommeil qui s'expriment dans les aigus, en même temps que les chiens qui aboient. La caravane ne passe pas, elle est coincée. La cacophonie est invraisemblable.
La Japonaise a perdu les pédales. Sitôt le train à l'arrêt complet, elle ouvre le sas et la porte de sécurité qui donne sur la voie et y balance les sacs dans un désordre complet. Ils s'entassent cette fois sur le ballaste. Pour cette seconde manche, ses efforts sont drôlement efficaces. C'est une pluie continue de sacs qui quittent le train. Je tente de la raisonner :
— Madame, please. Keep your bags in the train. The train supervisor will come.
Mais elle ne m'écoute pas du tout et scande sans relâche :
— Pari, Pari, Pari ...
Je suis impuissante.
Ce n'est que, lorsque tous les sacs sont sur la voie, abimés, entassés, qu'elle se calme enfin. Elle me regarde une dernière fois, puis, portée par une volonté inimaginable, elle quitte la scène et saute du corail, les bras dépliés, le buste droit, pour atterrir mollement sur le tas de fringues dans un incroyable et magnifique saut de l'ange.
Je suis bouche bée.
Son mari aussi.
Il la regarde, hésitant, pendant que la furie scande à nouveau son refrain d'une voix forte, montrant la gare au bout de son doigt tendu :
— Pari ... Pari ... Pariiiiiiiiiii ...
Et c'est sous cette ultime ovation, que je vois ce petit homme reculer dans le couloir, prendre son élan et se jeter, les membres parfaitement joints, les bras dépliés sur une impulsion magnifique, tendu vers le matelas Chanel- Hermès – Gucci. Ses pieds ont pris appui sur le marchepied du train qui les a fait rebondir et l'envol est parfait. Il effectue un magnifique salto vrillé et termine les bras en croix sur les vêtements qui voltigent dans un feu d'artifice de couleurs. Il s'écoule une seconde de stupeur avant que les ovations n'emplissent le wagon. Nous sommes tous sous le charme. Les voyageurs se lèvent et crient :
— Bravo bravo !!! Encore encore !!! Bravissimo !
Nous applaudissons tous à l'unisson, la gorge nouée par l'émotion. Le cirque Gruss a un nouveau concurrent. J'essuie une larme, émue devant la naissance de cette nouvelle lignée d'artistes.
C'est dans cette atmosphère ubuesque, que Mémé a finalement le dernier mot. Elle se détourne du fabuleux spectacle, me regarde et lâche :
— Il fait faim, non ? Vous avez quoi à manger ?
Voyou jappe soudain d'intérêt.
Je comprends que la priorité de mes deux compagnons de voyage est désormais stomacale et je renonce à la discussion.
Avec Madeleine, on ne discute pas.
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