Sous terre, la lumière - Jour dix
- C'est encore loin ?
Roban soupira encore, peut-être pour la centième fois. Sorah se retourna pour lui faire face dans la ruelle.
- Plus maintenant... Cette fois, et je suis prêt à te le jurer, l'endroit où nous allons vaut mille fois le déplacement.
- Ce n'est pas comme si tu disais cela à chaque fois... Eh ! Attends-moi !
Sorah obliquait déjà à l'angle de la rue. C'était un quartier habité par des petits bourgeois, moins animé que les grandes artères du Commerce, si bien qu'ils ne croisaient que peu de monde. Surtout à ce moment de l'après-midi, heure à laquelle les Aranques touchaient vraiment à leur fin : les rues portaient encore les rémanences des festivités, peu à peu effacées à mesure que l'on s'employait à redonner à la ville son état initial. Nombre de gens étaient d'ailleurs payés pour aider au démontage des estrades et des tentes, au rangement des costumes, des décorations, des étals. Encore une raison pour laquelle les rues de ce quartier paraissaient plus calmes que d'ordinaire.
- Tu aurais pu choisir une autre jour, tout de même. J'étais en permission.
- Raison de plus. Je ne voudrais pas t'empêcher d'accomplir ton devoir.
- Tu m'en devras une.
Roban était revenu à sa hauteur. Sorah lui sourit. Il avait de la chance d'avoir Roban pour ami. C'était le seul en qui il avait suffisamment confiance pour lui montrer les endroits qu'il avait découvert avec sa sœur, lors des nombreuses expéditions de leur enfance.
- On y est.
Sorah s'était arrêté devant une maison étroite qui s'envolait sur trois étages. C'était un bâtiment ancien, aux pierres usées et aux encorbellements déformés par le travail du bois. Même le verre des fenêtres avait connu des jours meilleurs.
Sorah s'approcha de la porte d'entrée et colla son oreille au battant. Après quelques secondes, il jeta un oeil à l'intérieur, puis fit signe à Roban de le suivre. Le prince contourna la mansarde pour s'engager dans l'espace étroit qui séparait sa façade ouest du bâtiment voisin. Là, au creux du passage, l'air semblait plus humide et plus frais.
Sorah s'accroupit en sortant une grosse clé de sa poche. Il dut s'y reprendre à deux fois avant de réussir à l'introduire dans la serrure, tant la pénombre était dense.
- Comment as-tu eu cela ?
Sorah resta silencieux, prenant le temps de réfléchir à sa réponse. Il écarta les battants de bois vermoulu, et dévoila une ouverture haute comme un jeune enfant, et large comme deux enjambées.
- Disons qu'une amie me l'a confiée. As-tu apporté la lampe ?
Roban lui tendit une petite lanterne à bougie. Sorah sortit son briquet à silex et alluma la mèche. C'était une lanterne à miroirs, qui concentrait la lumière de la flamme en un faisceau étroit, de telle sorte que l'éclairage était plus puissant que celui d'une lampe ordinaire.
Sorah se baissa pour descendre dans le tunnel, prenant garde à ne pas trébucher sur les marches glissantes qui s'enfonçaient dans le noir. Roban le suivit, et referma la porte quand le prince lui tendit les clés.
- Il y a donc des souterrains des deux côtés du Riel...
- Oui. Et il y a mieux : il semblerait que le cœur de l'Arche soit creusé d'un bon nombre de passages reliant les deux réseaux. Je n'ai pas encore trouvé le bon chemin, mais je suis sur le point de le découvrir.
L'excitation du prince était visible, et effaçait peu à peu l'anxiété de Roban, la remplaçant par le frisson de l'aventure. Peu de gens savaient que sous Vah'riel s'étendait un si vaste réseau de galeries. Bien sûr, les prêtresses d'Aranka connaissaient les tunnels qui partaient de leurs temples souterrains. Cependant, les membres de l'ordre des Gardiennes n'arpentaient d'ordinaire que les couloirs des catacombes, lors des rites funéraires ou de l'entretien des tombes. Elles ne s'aventuraient que très rarement plus loin. Et Sorah les comprenait : les souterrains pouvaient non seulement être un véritable labyrinthe, mais étaient de surcroît fréquentés par des individus... peu recommandables.
Sous réserve de connaître les entrées, le réseau pouvait être un fantastique moyen de traverser le ville sans que l'on soupçonne votre présence. Evidemment, cet avantage était exploité par tout un lot d'informateurs, d'espions, de trafiquants et de criminels. De nombreuses salles souterraines abritaient donc des entrepôts de contrebande et des repaires de gangs. Pour la plupart, Sorah savait les éviter.
Mais lorsqu'il s'aventurait dans des zones qu'il ne connaissait pas encore, Sorah savait se montrer prudent. Il portait toujours sa dague de wootz, un cadeau que sa mère avait fait venir de Banikou des années auparavant. L'artisan était l'un des meilleurs forgerons de la capitale kobienne, et le prince n'avait pas réalisé la valeur de l'objet, à l'époque. Lorsqu'il s'était intéressé au maniement des lames courtes et, plus tard, à leur fabrication, il avait appris que seuls quelques maîtres avaient accès aux gisements situés sous les Forges, les volcans de Koba. Seuls ces gisements pouvaient fournir le fer qui donnait le wootz : on l'appelait le fer noir, un métal sombre qui donnait un acier d'une résistance et d'un tranchant extraordinaires.
Sorah fut sorti de sa rêverie par son ami :
- Je ne me rends pas bien compte, sommes-nous loin de l'Arche ?
- Je dirais que oui. Cette entrée n'est pas la meilleure pour rejoindre le Riel : nous sommes au beau milieu du Bas-Commerce. Si je voulais passer sous l'Arche, je nous aurais fait rentrer par Nazarra...
- J'en déduis que ce n'est pas ce que nous allons faire.
- Certes. Suis-moi.
La pièce dans laquelle ils se trouvaient était une ancienne cave de stockage, laissée à l'abandon depuis des lustres. Dans un coin, deux tonneaux et quelques caisses de bois moisi semblaient sur le point de tomber en poussière. Une échelle dont il manquait deux barreaux avait été laissée au sol et, à en juger par le nombre de toiles qui la recouvraient, elle avait été prise d'assaut par des générations entières d'araignées.
Dans l'obscurité, au fond, des marches de pierre s'enfonçaient plus profond encore. Sorah s'y engagea et Roban le suivit en essayant de ne pas songer à ce qu'ils pouvaient trouver plus bas.
L'escalier tourna une fois, et déboucha directement sur un couloir. À partir de là, il n'y avait aucune autre lumière que la bougie de la lanterne. Le prince tourna la tête à gauche et à droite : impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de quelques pas. Il frissonna. Il avait beau bien connaître cette partie des tunnels, cela n'enlevait rien à l'atmosphère oppressante des lieux. Par réflexe, il effleura le pommeau de sa dague, dans la poche de sa veste.
- Droite ou gauche ?
Roban avait pris un air enjoué. Sorah esquissa un sourire :
- Droite !
Seulement quelques centaines de pas les séparaient de leur destination. Sous le quartier du Bas-Commerce, les tunnels étaient à voûte et le son résonnait bien, de telle sorte que leur progression était ponctuée par le bruit de leurs pas et de l'eau qui gouttait des pierres. Celles-ci, qui avaient servi au renforcement des murs et du plafond, devaient provenir des falaises à l'ouest de la capitale...
Ils arrivèrent à un croisement au centre duquel s'élevait un impressionnant pilier fait de blocs taillés. Sorah le contourna pour faire face au tunnel d'où ils venaient, et fit signe à Roban de se rapprocher. Il éclaira la pierre avec la lanterne.
- Tu vois cette Clé de Ban ? Si tu regarde bien, on peut distinguer un Œil d'Aranka, au centre.
- Il n'est pas facile à remarquer...
- Chaque fois que ces deux symboles sont gravés au même endroit, ils indiquent toujours le nord.
- Comment as-tu trouvé cela ?
Cette question ramena le prince des années en arrière, au temps où sa vie semblait encore pleine de possibilités...
- Je n'ai rien découvert. Valéra l'avait lu dans un traité sur la construction des temples. Chaque édifice religieux est décoré d'une Clé de Ban et d'un Œil d'Aranka qui indiquent le nord.
- Vous veniez souvent ici, tous les deux ?
- Pas tellement. Mais elle adorait cela. Continuons.
La gorge du prince s'était un peu asséchée, et il avala sa salive. Ils continuèrent dans le couloir sud, s'éloignant toujours plus du centre de la ville. Les tunnels se faisaient de plus en plus étroits, et les embranchements toujours plus fréquents. Sorah n'hésitait jamais pour choisir la direction. Il connaissait suffisamment cette zone pour ne pas avoir besoin de sa carte, qu'il avait dessinée lui-même et qu'il emportait toujours dans les souterrains, par précaution.
- Nous y sommes presque.
Sorah voyait les signes que Roban ignorait. Les pierres de soutien moins nombreuses, portant des traces de mousse, de vie. Les inscriptions plus nombreuses sur les murs.
L'air avait changé. Les odeurs n'étaient pas les mêmes, ici.
Ils firent encore un détour, et débouchèrent enfin sur le Sanctuaire aux Lueurs. Voyant la tête que faisait son ami, Sorah ne put s'empêcher de ressentir une joie profonde. Roban ne s'attendait certainement pas à cela, à en juger par son air ébahi.
La salle était immense, et si on n'y voyait pas aussi clair qu'à la lumière du jour, la lanterne était devenue inutile. La voûte, qui avait dû être celle d'un immense temple souterrain, était couverte d'une byropside luminescente qui rendait justice à la magnificence des lieux, éclairant de colossales colonnes de pierre ouvragée et de chatoyantes mosaïques fines ornant les murs. Au centre, encadré par quatre anciennes torchères de marbre, se trouvait un bassin circulaire qui couvrait au moins un tiers de la surface totale de la pièce.
- C'est magnifique...
Oh oui, cela l'était. Mais cela pouvait l'être encore plus. Sorah s'avança, descendant les quatre marches qui le séparaient du bassin. Il posa sa lanterne désormais éteinte sur les dalles froides, et avança sa main vers l'eau. Au moment où il toucha la surface lisse, le miroir qu'elle constituait se troubla, et une myriade de papillons blancs se détacha des colonnes de pierre. Ils volèrent à travers la pièce, réfléchissant de leurs ailes irisées la lueur du plafond. Le spectacle était grandiose.
Sorah et Roban restèrent assis quelques instants, admirant le ballet des insectes souterrains.
- Ce sont des lithosies blanches - eilema alba, d'après le précis de biologie d'Asim Legius de la bibliothèque du palais. Il y a des années, Valéra et moi nous sommes mis en tête de percer le mystère de leur présence ici.
Le prince resta silencieux quelques instants, théâtral, puis reprit :
- Nous pensons que les travaux effectués sur le système de drainage, lorsque mon feu mon grand-père n'était pas encore né, ont modifié l'humidité des sous-sols du sud de la ville. La mousse a commencé à se développer au plafond, par lequel suinte l'eau de pluie qui lui apporte de quoi se nourrir. Par la suite, la byropside a attiré les lithosies, à qui l'environnement convient parfaitement : elles ont de quoi se nourrir, et les larves grandissent dans le bassin.
Sorah effleura l'eau une nouvelle fois, faisant s'envoler quelques papillons qui s'étaient posés sur la mousse.
- C'est un réflexe de défense... ces papillons sont vraiment étonnants, tu sais ? Lorsqu'un chiroptère touche l'eau, ils sont capable de l'entendre et se montrent aussitôt. Ils détournent l'attention du prédateur et l'empêchent de consommer les larves. Ils préfèrent mourir plutôt que de voir leur progéniture réduite à néant...
Roban hocha la tête, pensif.
- Cela peut se comprendre...
Un sourire espiègle finit par se dessiner sur son visage.
- Je ne savais pas que tu t'intéressait autant aux papillons !
Sorah ne répondit rien, et laissa le silence s'installer pendant plusieurs minutes.
Avant de rebrousser chemin, le prince s'obligea à mémoriser chaque détail de la scène le plus précisément possible : le sanctuaire de pierre, la mousse luminescente, le vol des papillons. Voilà bien longtemps qu'il était venu ici, et il voulait être capable de retranscrire parfaitement la nouvelle image qu'il en avait. Sur une toile, pour sa sœur qui n'y reviendrait plus.
Puis le prince alluma la lanterne et entra dans le tunnel.
- Je suis heureux que tu m'aies conduit ici.
- Même si je t'ai sucré ta permission ?
- Même.
Tant mieux. Demander à Roban de l'accompagner était à l'origine purement égoïste. Mais à bien y réfléchir, il n'avait jamais montré cet endroit à quelqu'un d'autre que sa sœur. Partager cela avec Roban avait certainement dû lui faire plaisir, et transformait un peu tout cela en preuve d'amitié.
Enfin, peut-être.
Au bout d'une centaine de pas, Sorah se rendit compte que quelque chose avait changé. Ce n'était pas dans la légère brise qui indiquait la sortie. Ni dans l'obscurité étouffante devant et derrière eux. Non, c'était dans le son.
Les gouttes.
Les pas.
Les pas ?
Soudain, un cri dans le noir. Et l'écho assourdissant d'une course. Derrière eux ? Devant eux ? Comment le savoir...
Il eut le temps d'apercevoir le visage blanc et effaré de Roban avant de remarquer une lueur à l'embranchement derrière eux. Ils se mirent à courir. La lanterne brinquebalait au bras de Sorah, qui s'efforçait de ne pas glisser sur les pierres humides. De sa main libre, il tâta le pommeau de sa dague, accrochée à sa ceinture. S'il ne savait pas manier l'épée, de toute façon peu efficace dans les espaces étroits, il savait comment utiliser les couteaux. Honte à lui ! Une arme de femme, indigne d'un noble, indigne d'un prince. Indigne pour le Roi, son père, qui ignorait que son fils avait appris son maniement grâce à son meilleur ami.
Ce n'était pas le moment de penser à autre chose qu'au chemin vers la sortie.
Gauche. Gauche. Droite. Tout droit...
Non, il aurait fallu tourner à gauche. Sorah fit signe à Roban de s'arrêter. Reprenant son souffle, il fit demi-tour.
Quelque chose lui saisit la manche. Le prince se retourna, prêt à sortir sa lame de son fourreau. Devant lui se tenait un spectre décharné, une vieille femme aux yeux entièrement gris et vêtue de loques. Les rides profonds qui encadraient son visage étaient accentués par la pénombre, et la peau parcheminée de ses bras était si pâle qu'elle en paraissait presque transparente. Ses doigts fins aux ongles longs comme des griffes semblaient aussi fragiles que du verre, malgré leur force effective. Cette vieillarde aurait dû être morte, tant elle avait l'apparence d'un cadavre. Roban étouffa un cri, et la folle scanda de sa voix sifflante :
- Les monstres courent dans les tunnels, ils savent... Dans le noir nous faisons des choses que personne ne fait là-haut. Dans le noir ! Vous êtes perdus nous sommes ici...
Sorah tira de toutes ses forces pour se dégager, mais la vieille femme s'accrochait fermement.
- Les grandes ! les grands, ce sont les pires... Mais ils savent où nous sommes, ils savent ! Nous fuyons, fuyons ! La lumière... la lumière, c'est eux ! Ils arrivent... Ils viennent vous chercher ! Dans l'ombre nous faisons. La vie, doit donner... Donner la lumière ! La lumière !
Elle se précipita vers la flamme, comme un papillon de nuit. Sorah l'esquiva au dernier moment et détala, suivi de près par Roban. Ils atteignirent très vite les escaliers, qu'ils gravirent en sautant presque deux marches sur trois. Le prince se précipita vers les battants de la cave, sortit la grosse clé et buta deux fois avant de l'introduire dans la serrure. Ils ne s'autorisèrent à respirer qu'une fois dehors.
Roban éclata d'un rire nerveux, et Sorah sentit ses jambes trembler.
- Nous sommes ridicules.
- C'est toi, lieutenant, qui as peur des fantômes, d'habitude.
- Ne m'as-tu pas dit que cette zone des souterrains est censée être déserte ?
- Nous n'y avons jamais croisé personne auparavant...
- Et bien, il y a de nouveaux habitants.
- Que... qui croies-tu qu'ils étaient ?
Roban resta pensif. Sorah soupira.
- Cette vieille femme, qui m'a agrippé... tu as vu son visage ?
- Pâle, les yeux aveugles.
- Une albinos des souterrains.
- Ils existent vraiment ?
- Il faut croire.
...
Sorah était dans son atelier, une grande toile posée sur son chevalet. Il était satisfait de son début de retranscription du sanctuaire, et espérait en faire cadeau à sa sœur, comme promis. Les couleurs commençaient déjà à révéler toute la beauté des lieux. Ce serait magnifique. Une belle toile.
Il changea de pinceau pour un plus fin, et l'approcha du gris qui révèlerait les reflets du bassin. Ce gris...
Un regard.
Il resta figé. Une image s'immisçait lentement dans sa tête. C'était le genre de vision qui ne le laisserait tranquille qu'une fois qu'il l'aurait couchée sur une toile. Il le savait. Ce genre d'image ne vous laissait jamais dormir, si vous ne trouviez pas votre moyen de l'exorciser.
Une toile, vite.
Sorah ne s'appliqua qu'à peine. En quelques minutes, il fit apparaître le portrait de la vieille folle, qui le toisait avec son regard vide, les doigts tendus vers une lanterne imaginaire et la bouche tordue en un rictus étrange.
La lumière !
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