Songer au futur - Jour deux

Comme convenu, Lourah retrouva Sarine dans la grande salle au matin du lendemain de son arrivée. Celle-ci, en la voyant entrer, la salua d'un signe de tête.

Lourah savait que son visage témoignait d'une nuit agitée. Elle n'avait que peu dormi, comme la plupart des nuits précédentes. Elle s'était donc réveillée plus tard que prévu, et craignait que Sarine se soit offusquée de l'avoir attendue pendant une heure entière.

Néanmoins, la jeune fille lui présenta un visage affable.

- Bonjour Lourah.
- Bonjour, Sarine. Êtes-vous bien installée ?

- Fort bien, madame, votre accueil ne laisse rien supposer de l'état de vos finances, vos domestiques sont irréprochables. De plus, je gage que votre nuit fût moins agréable que la mienne, et vous ne m'avez donné aucune raison de me plaindre.

Lourah passa sur les piques à peine déguisées dans cette réponse.

- Merveilleux.

Elle marqua une pause et laissa échapper un léger soupir.

- Je crois avoir déjà assez tardé. Si vous voulez bien me suivre, je vais vous faire visiter le fort.

Les deux femmes montèrent au premier étage, dans les quartiers, composés de deux appartements seigneuriaux, dont l'un était habité par la maîtresse des lieux, et l'autre par son père. Bon nombre des chambres destinées aux hypothétiques habitants, ou aux visiteurs, étaient vides de tout mobilier. Cependant, Mara et Lilie tenaient absolument à les maintenir propres, comme si le château abritait la cour royale tout entière.

Au fond d'elle, Lourah appréciait cette attention. Elle pouvait au moins présenter son domaine sous un jour moins défavorable.

Elles se rendirent ensuite au deuxième étage, dans l'aile, presque déserte, des domestiques. Puis elles redescendirent visiter les cuisines, où s'affairaient Mara et deux apprenties. Accolée à cette pièce, un grand salon de réception constituait l'un des derniers vestiges de la richesse passée du Fort. Il restait en effet quelques tentures, trois miroirs, des chandeliers en bronze, des fauteuils et des chaises de velours rouge entourant une grande table en bois sculpté. C'était sans conteste la plus riche pièce du fort. Lourah contempla un instant les lieux avec une étrange nostalgie pour cette époque fastueuse qu'elle n'avait pas connue. Mais elle se remit bien vite en marche et mena Sarine dans la cour intérieure. Elles visitèrent l'ancienne caserne et sa salle d'armes, reconverties en entrepôt, et l'écurie, où Kaled s'affairait à nourrir les trois chevaux que comptait le Fort. Lourah profita de sa présence pour lui demander d'étriller Veilleur, son étalon bai, et Brise, la jument blanche de son père, qu'elle avait conservée pour son calme à toute épreuve.

Lourah comptait pousser la visite jusqu'au bourg, en contrebas du fort. Les paysans qui y habitaient devaient terminer la récolte des pommes de terre. C'était Lourah elle-même qui leur avait conseillé l'année passée de planter des tubercules. Ils poussaient mieux que le blé dans ces terres reculées au climat difficile, et étaient de surcroît un peu plus nourrissants.

Sous réserve que la récolte soit bonne, bien entendu.

Les deux femmes se rendirent sur les remparts, dont la partie ouest, faute d'entretien, tombait en ruine. Le reste de l'imposante muraille se couvrait de mousse, et ne tarderait pas à subir le même sort, si rien n'était fait. Faisant face à l'est, elles observèrent le soleil en partie caché part le mont voisin. Elles tournèrent leur regard vers la vallée, et Lourah indiqua à Sarine la route principale qui y menait, et que la jeune fille avait empruntée la veille dans une sobre voiture, sans doute repartie vers Vah'riel. Elle lui décrivit l'organisation des cultures autour du Riel, dont la source se situait plus haut dans les montagnes. Les éleveurs de moutons faisaient paître leurs bêtes au loin, et on pouvait distinguer sur la rivière les barques des pécheurs de truites.

Elles retournèrent aux écuries et sellèrent leurs chevaux.

À Azan, il était fréquent que les femmes aient à monter à cheval. Ayant délaissé depuis longtemps la monte en amazone au profit du style de leurs maris, elles avaient fait évoluer la conception de leurs robes. Les pans de la jupe pouvaient en effet être ouverts devant et derrière, de sorte qu'ils tombaient aisément le long des flancs de l'animal. Sous les jupes, afin de ne pas faire outrage à la décence, les cavalières portaient d'élégants pantalons à la fois confortables et résistants.

Elles se mirent en selle et passèrent au pas devant le donjon pour gagner la barbacane. Évidemment, aucun soldat ne surveillait l'entrée depuis derrière les mâchicoulis. Elles prirent le trot dès qu'elles furent dehors et s'engagèrent sur le chemin qui devenait route un peu plus bas. Elles chevauchèrent quelques minutes sans dire un mot. Mais lorsqu'elles gagnèrent la vallée, quiconque les aurait entendues aurait pu croire qu'elles imitaient les débats qui avaient cours au Conseil des Sages, tant leur discussion à propos du dressage des chevaux vahatmiens était animée.

Lourah avait commencé à monter très tôt. Comme presque tout ce qu'elle avait appris, elle le devait à son père. Daneh Jalen était un homme capable et instruit. Mais il brillait d'autant plus par sa capacité à enseigner ce qu'il savait. Il avait été un excellent professeur, exigeant et sévère, mais juste avant tout. Il avait peu à peu donné à Lourah le goût d'apprendre, et avait excité sa curiosité au point d'imprimer ce trait dans le caractère de sa fille.

- Laissons nos chevaux au palefrenier de l'auberge. Il y a quelqu'un que vous devez rencontrer.

Sarine acquiesça et mit pied à terre. Elles se rendirent devant une grande maison au toit de chaume, et dont la cheminée fumait. Lourah frappa à la porte. Une grosse femme au visage coloré et aux cheveux blonds parsemés de gris ouvrit presque aussitôt.

- Lourah, ma petite ! Je ne t'attendais pas aujourd'hui. Quel bon vent t'amène ?

Sans lui laisser le temps de répondre, elle s'exclama :

- Oh ! Mais je vois que tu nous ramène une nouvelle tête !

Elle se tourna brusquement vers l'intérieur.

- Cheri, rajoutte deux assiettes ! Lourah est venue avec une amie.

Puis, s'adressant aux jeunes femmes :

- Quelle idiote, j'en oublie la politesse. Entrez-donc, venez ! Voulez-vous quelque chose à boire ? Un thé peut-être ? J'en ai reçu un de Danesh absolument divin...

Lourah finit par la couper à contrecœur.

- Merci Bénina, je suis moi aussi très heureuse de te voir, mais le thé attendra. J'aimerais discuter avec toi d'une affaire importante concernant le domaine.

Elle tendit la main vers la nouvelle gouvernante.

- Je te présente Sarine. Elle est arrivée hier de Vah'riel, et c'est elle qui dirigera le château sous peu.

Elle se tourna vers la jeune fille.

- Sarine, je vous présente Bénina. Elle fut ma nourrice avant d'établir un commerce au bourg, dont les affaires sont toujours florissantes grâce à son incroyable talent de gestionnaire.

La vieille femme, dont le visage rouge virait au cramoisi, s'adressa à Sarine.

- Voyez quelles viles flatteries elle m'adresse avant de me demander quelque chose. Enfant, elle faisait déjà cela... En tous les cas, je suis ravie de vous rencontrer, mon enfant. J'espère pouvoir vous seconder dans votre tâche à venir, comme je l'ai fait pour Lourah. Au fait, Lou, tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu as besoin de quelqu'un pour administrer le château. S'il ne s'agissait que d'entretien, tu m'aurais demandé, n'est-ce pas ? Tu pars donc pour un moment, non ?

- Tu as vu juste, Nana, comme toujours. Je pars quelques temps pour Vah'riel. Rien de bien long, mais j'ai besoin de quelqu'un pour s'occuper du domaine et surtout m'avertir si quelque chose arrivait.

- Bien alors. Si tu as tout prévu, je n'ai pas de souci à me faire. Mais comment va ton père ? Son état ne change pas d'un pouce, hein. Je le vois dans tes yeux, ma petite. Oh ! Je suis désolée de te faire de la peine...

- Ce n'est rien, Nana. Tu n'y es pour rien, vraiment.

Sarine remarqua les larmes retenues dans les yeux de Lourah. Même à Vah'riel, l'histoire tragique de la famille Jalen était bien connue. Un jeune homme brillant épouse la femme qu'il aime avec le consentement des deux familles unies, le bonheur se poursuit dans les fêtes au château, les chasses et les banquets. Puis une jolie petite fille naît, et accroît encore l'allégresse de ses parents. Mais un jour, le frère perd une grosse somme au jeu. Une somme qu'il ne peut rembourser. On le retrouve pendu dans son bureau, et le malheur survient. D'abord les parents, puis les frères et sœurs, et même les cousins. Tous succombent un à un. La maladie pour les uns, les accidents pour les autres. Ici la peste molle, là une chute de cheval, ailleurs  une intoxication. Des morts inexpliquées. Malchance ? Assassinats ? Mais qui pouvait bien en vouloir aux Jalen ? Ils n'avaient pas d'ennemis, et leur domaine était trop isolé pour être convoité. Mais ce fut quand la mère de Lourah et son cadet succombèrent au cours de l'accouchement que Daneh perdit pied. C'en était trop. Il se cloîtra définitivement dans sa chambre et n'en sortit plus jamais. Pas une seule fois. Même pour donner ses leçons à sa fille, qui avait alors six ans. Oh, il l'instruisit bien, avec une certaine ferveur, qui plus est, mais plus jamais il ne parla de sa femme, ou du bonheur qu'ils avaient partagé. Pendant dix ans, il régla toutes ses affaires depuis sa chambre. Il se faisait amener le courrier, les repas, et les visiteurs le rencontraient à côté de son lit. Puis, au matin du seizième anniversaire de Lourah, il annonça que ce serait désormais auprès d'elle qu'il faudrait traiter. Et l'enfant qu'elle était devint soudain adulte. Le poids des responsabilités la fit vaciller, dans les premiers temps. Mais elle tint bon, jusqu'à cette soirée où elle découvrit la maladie de son père.

C'en était trop. Elle sortirait sa famille de ce bourbier de malheur, ou elle mourrait en essayant.
Mais pour cela, il lui faudrait de l'aide. L'appui du conseil des Sages était un bon début. L'aide de Sarine serait appréciable, mais Lourah devait aussi s'assurer un soutien politique et financier fiable.

Pour l'obtenir, elle était prête à vendre la seule chose qu'elle possédait et qui n'avait pas de prix. Un savoir millénaire transmis de génération en génération au sein de sa famille. Elle était résolue à violer un tabou pour sauver son nom.

Elle allait vendre la magie des Songes.

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