La force des convictions - Jour trois
Le soleil était à peine levé lorsque Sorah quitta ses quartiers pour rejoindre le bureau de son père. Celui-ci aimait régler les premières affaires de la journée en contemplant le soleil se lever au-delà des chutes du Riel. La vue, depuis la Tour du Roi, était en effet à couper le souffle. Sorah était donc certain, ce matin-là, de le trouver dans son bureau, même à cette heure si jeune.
Parvenu devant les grands battants de bois, il marqua tout de même une pause, le temps de calmer son anxiété.
L'idée qu'il voulait soumettre à Valakin lui paraissait facile à défendre, mais avec sa déconvenue de la veille, il n'en était plus si certain. Il prit une profonde inspiration, essuya ses mains déjà moites sur son mouchoir de soie, et sortit d'une des poches intérieures de sa veste la lettre qu'il avait écrite pour Tilia.
Il avala sa salive, passa sa main dans ses cheveux roux, et hocha la tête à l'adresse du valet en faction devant la porte. L'entrée du prince fut bientôt vite annoncée, et les battants s'ouvrirent.
En entrant dans le bureau, Sorah remarqua que son père était debout de l'autre côté de la pièce, tourné vers le lever du soleil. Les yeux dans le vague, probablement.
- Bienvenue, mon fils. Je ne vous attendais pas si tôt...
Valakin ne parlait jamais pour ne rien dire, et le reproche qui se cachait derrière cette remarque narquoise faillit faire tiquer le prince. Faillit seulement.
- Bonjour, père.
Il s'avança vers le roi, réfléchit un instant à ce qu'il allait dire, puis se lança.
- Je sais que nous avons des... différends, concernant ma conduite, ces derniers temps. Je ne compte pas tenter de me justifier, je pense que nous perdrions tous deux un temps qui nous est précieux.
À ces mots, le roi esquissa un sourire.
- Cependant, puisque nos intérêts semblent converger sur un point, j'ai pris le temps de réfléchir, depuis hier, à une proposition qui pourrait vous réjouir. Vous voulez que je prenne mes responsabilités, et vous tenez absolument à ces accords commerciaux avec la Guilde marchande de Vah'atmoh. De mon côté, je ne souhaite que votre approbation et la liberté d'agir comme je le souhaite. Je n'irais pas jusqu'à dire que vos arguments d'hier m'ont ouvert les yeux, mais ils ont eu le mérite de me donner une idée.
- Je vous écoute, venez-en au fait.
- Et bien, j'ai appris, lors de mon... entrevue avec Mademoiselle Seweke, que sa mère lui préfère largement ses jeunes frères, tous deux beaucoup plus intéressés par les affaires et le commerce que leur sœur. En fait, Tilia n'aspire qu'à rejoindre la vie trépidante de la cour.
- Je ne vois pas en quoi les déboires familiaux des Seweke pourraient nous concerner.
- J'y viens. J'ai écrit hier soir l'ébauche d'une lettre qui pourrait nous servir.
Il la tendit à son père. En réalité, c'était bien plus qu'une ébauche. La rhétorique de Sorah, bien qu'elle fût loin d'égaler sa maîtrise du pinceau, était d'une certaine virtuosité.
- Dans cette lettre, je propose à Tilia de rejoindre la cour. L'éloigner de Vah'atmoh nous permettrait d'avoir un œil sur sa famille, et une main sur les décisions de son paternel. Si au contraire nous la laissons repartir, cela revient à perdre tout contact, et surtout tout moyen de pression sur les Seweke.
Valakin fronça les sourcils.
- Avant de me dire que cette idée est stupide, et que je cherche seulement à garder Tilia auprès de moi, réfléchissez d'abord à cette question : savez-vous quel âge a Ishar Seweke ?
Il laissa passer un instant, théâtral.
- Il va avoir soixante-dix ans l'année prochaine. Autrement dit, dans le langage de la Guilde, il va bientôt devoir abdiquer en faveur d'un de ses enfants. Il peut, certes, diviser ses biens et les distribuer comme il le souhaite, mais il ne peut léguer qu'un seul siège de la Guilde. Si nous gardons Tilia à Vah'riel, et que nous faisons en sorte qu'elle soit prise en charge par les bonnes personnes, nous pouvons non seulement nous assurer du soutien de sa famille à court terme, mais également envisager d'avoir la mainmise sur une bonne partie de l'empire Seweke d'ici un peu plus d'un an. Dans l'hypothèse où Tilia développerait subitement un intérêt pour le commerce, elle serait, d'ici une saison ou deux, en mesure de revendiquer sa place dans la Guilde pour succéder à son père. Étant l'aînée, et en vertu de nos lois sur la succession, celui-ci n'aurait alors d'autre choix que de répondre à son désir.
Valakin prit quelque secondes pour réfléchir aux implications d'une telle manœuvre. Son visage était opaque, comme toujours, mais Sorah voyait bien à travers ses yeux qu'il considérait sérieusement ce que venait de lui dire son fils.
- Ingénieux, en effet. Envoyer une lettre en votre nom ferait passer cette requête pour une demande frivole visant à réunir deux jeunes gens. Tilia ferait pression sur son père toute la journée pour qu'il accepte de le laisser ici. Il a prévu de partir ce soir, il me semble, avec un convoi de membres de la Guilde, et devra donc prendre rapidement sa décision. À court terme, il voudra contenter sa fille, et pensera judicieux le choix de garder un pied à la cour.
- Malheureusement, ou heureusement pour nous, il ne se rendra compte des autres conséquences qu'une fois loin d'ici, et ne pourra revenir que dans des mois. Ses lettres ne dissuaderont jamais Tilia de rester, et si elle ne raconte rien d'alarmant à son père, tout se déroulera comme prévu.
- Ingénieux, vraiment. Mais ce sera un travail de longue haleine. Et un peu hasardeux.
- Mais qu'avons-nous à y perdre ?
...
Le messager traversa prestement la cour, entre l'Aile Royale et l'Aile des Invités. Il n'eut pas beaucoup de chemin à parcourir, bien évidemment, puisque les façades courbées des deux bâtiments se faisaient face. Lorsqu'on se trouvait à certaines fenêtres du bâtiment où logeait la cour de Vah'riel, on pouvait avoir vue sur les couloirs de l'Aile Royale. Loger près de ces fenêtres était considéré comme un privilège, et on avait vu quelquefois éclater des querelles entre deux membres de la cour, qui estimaient que la situation de leurs appartements n'était pas à la juste mesure de leurs mérites respectifs. Pour le personnel du palais, ces futilités étaient, au choix, amusantes ou exaspérantes.
Le messager transmit la lettre à un valet de chambre à l'entrée du bâtiment, qui s'empressa de l'apporter à sa destinataire.
Courrier annoncé, porte ouverte, message transmis, porte refermée.
Le valet marqua un temps d'arrêt dans le couloir avant de retourner à son poste. Il eut donc le temps d'entendre l'agitation que provoqua l'arrivée du message.
...
Tilia saisit la lettre en hochant poliment la tête à l'adresse du valet, mais lui referma presque la porte au nez.
En s'asseyant dans un profond fauteuil, elle vit enfin par hasard le sceau du prince. Sa découverte lui arracha un cri de joie. Son père, qui tenait ses cahiers de comptes dans la pièce voisine, lui demanda de quoi il s'agissait à travers la cloison. Elle lui dit qu'il n'avait pas à se déranger, qu'elle viendrait lui montrer elle-même, et se mit à retourner l'objet entre ses mains tremblantes pour s'assurer qu'il était bien réel. Elle songea qu'un simple morceau de papier blanc orné d'un peu de cire écarlate avait bien plus de pouvoir sur ses émotions qu'elle ne l'avait imaginé, tant cette lettre faisait naître en elle d'espoirs naïfs. Elle fit glisser ses doigts sur le papier, en éprouva le grain fin, et détailla les armoiries du prince. Elle reconnut la chouette tenant dans son bec un rameau d'olivier, la coupe et la fleur de lys, surmontés d'une couronne. Quand elle n'y tint plus, elle brisa le sceau d'une main fébrile.
Ses yeux coururent sur les lignes élégantes, s'arrêtant parfois sur, un détail, la courbe d'une majuscule, ou l'inclinaison d'une boucle. Un sourire illumina peu à peu son visage, a mesure qu'elle parcourait les mots du prince.
Cette lettre était sa renaissance, la promesse du changement qu'elle attendait depuis plusieurs de ses jeunes années.
Elle allait enfin prendre sa vie en main.
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