Des noms à haïr - Jour neuf

- Je ne me fatiguerais pas, si j'étais toi.

Celle qui occupait la cage voisine parlait trop. À chaque fois qu'Elle tentait quelque chose, l'autre recommençait à piailler.

La serrure est verrouillée à double tour.

Tu ne peut pas écarter les barreaux, c'est du solide.

Le plancher fait bien une demi-main d'épaisseur, arrête de gratter.

Cesse un peu ton boucan, ou ils vont finir par nous faire fouetter !

Heureusement que deux rangées de barreaux les séparaient, sinon Elle aurait déjà tenté de l'étriper.

Calme. Elle devait rester calme. Mais Elle refusait d'abandonner maintenant, pas après avoir tout tenté pour que son calvaire cesse. Alors Elle se tourna vers sa voisine, qui était assise en tailleur, les bras croisés, et la regardait d'un air moqueur.

Montrant du doigt les lettres noires qui tachaient son bras droit, Elle articula péniblement :

- Pourquoi change pas ?

L'autre parut déconcertée. Elle décroisa les bras et sa voix se radoucit :

- Tu ne sais pas encore parler ?

- Un peu. Pourquoi change pas ?

- Quand t'ont-ils capturée ?

- Trois nuits. Pourquoi change pas ?

L'autre parut complètement abasourdie. Elle se mit à la regarder avec des yeux ronds, et murmura :

- Et dire que notre tour, c'est ce soir...

La prisonnière se traîna vers Elle à quatre pattes, et lui fit signe de se rapprocher. Lui jetant un regard mauvais, Elle obéit à contre-cœur.

- Si tu parles, fais-le à voix basse.

Alors Elle chuchota :

- Pourquoi change pas ?

L'autre soupira et finit par souffler :

- Fais voir ton bras. Non, pas celui-là. Le droit.

Elle obéit. L'autre sembla se concentrer en fixant les taches. Puis elle annonça :

- Sept-un-cinq-trois. C'est ton matricule. Tu ne peux pas changer parce que c'est de l'encre de charale céleste. Elle nous en empêche, et ils le savent bien.

Il s'écoula un long moment de silence, alors qu'Elle comprenait ce que cela signifiait. Elle avait perdu son seul avantage sur ses chétifs geôliers. Et Elle était désormais irrémédiablement mutilée. Cette encre qui tachait ses chairs la rendait impuissante dans sa captivité, et attisait encore un peu plus sa colère à l'encontre de ceux qui en étaient responsables.

Elle prit conscience que sa survie, et surtout sa liberté, étaient plus compromises que jamais. Elle chuchota :

- Quand on sort ?

L'autre eut un petit rire.

- Très bientôt. Mais crois-moi, tu n'es pas pressée de quitter cette cage. Tu veux vraiment savoir ce qui nous attend ?

Elle hocha la tête.

- Ils vont nous échanger contre de l'argent. Ceux qui partent ne reviennent presque jamais. Et encore, dans les rares cas où ils reviennent, ils sont morts.

Elle eut un air horrifié. L'autre poursuivit :

- C'est un ancien qui me l'a dit. Il a survécu à deux échanges parce qu'il lui manquait un pied, puis il a disparu il y a à peu près vingt jours. Mais avant ça, il m'a appris à parler, à lire, et il m'a raconté tout ce qu'il savait.

- Il savait beaucoup ?

- Plus que moi. Il a échappé aux chasseurs pendant cinq lunes rondes. Il a été pris dans un piège et s'est coupé lui-même la jambe avec ses griffes.

Elle ouvrit des yeux ronds.

- Moi pas capable.

- Moi non plus. Mais lui, il l'a fait. Je l'aimais bien, tu sais. C'est lui qui m'a nommée. Brune, comme mes premiers cheveux.

La prisonnière passa sa mains sale dans sa longue tignasse, comme pour lui prouver qu'elle méritait bien son nom. Intriguée par ce geste, Elle l'imita et nota que ses propres cheveux étaient de la même couleur, bien que plus courts. Pointant un doigt vers son visage, Elle énonça :

- Brune aussi ?

- Oui, mais on ne peut pas avoir le même nom ! On va t'en trouver un autre.

Brune sembla se creuser la tête un moment, puis la regarda d'un air affligé. Imitant son expression, Elle croisa les bras et fit la moue.

- Trouve pas ?

- Non. Je ne connais pas d'autres noms. Tu as une idée ?

Penchant la tête sur le côté, Elle se mit à réfléchir, mais les mots qui lui venaient à l'esprit ne lui plaisaient pas. Épée. Fers. Pain. Change. Avance. Monstre. Ce n'étaient pas des bons noms. En dernier recours, Elle proposa :

- Sétuncinqtroi ?

L'autre eut un sourire.

- Ton matricule ? Non, ce n'es pas un nom. À moins que... ne bouge pas.

Brune plissa les yeux et observa le bras droit de sa voisine intriguée.

- Esiv... non, Esil. À l'envers , ça fait Esil. Ton tatouage.

- Esil... Bien, Esil.

Avec ce nom, Elle se sentait mieux. Au moins avait-Elle quelque chose à quoi se raccrocher. Un nom, c'était déjà une raison de vivre, de se battre encore un peu. C'était aussi une évidence, maintenant qu'Elle en possédait un.

En voulant la marquer et l'affaiblir, les hommes lui avaient fait son premier cadeau. Involontairement, ils avaient permis à Brune de lui donner un nom.

Esil.

Elle voulait que ce nom résonne dans sa tête comme la cavalcade des loups. Ou le chuchotement du vent d'automne.

Esil.

Oui, désormais, Elle serait Esil.

...

Quand la colonne de prisonniers s'engagea dans les venelles de Val'kor, le soleil était en train de se coucher. Ses rayons obliques atteignaient les pavés de temps à autres, obligeant les marcheurs à plisser les yeux dans le contre-jour pour ne pas être aveuglés.

Esil cheminait en queue de file, juste derrière Brune. Toutes deux savaient qu'elles ne devaient pas parler, car le malheureux qui avait ouvert la bouche à la sortie de la prison avait récolté deux coups de fouet.

Esil craignait les blessures. Bloquée dans le corps frêle de la dernière femme qu'on lui avait présentée, elle ne pensait pas pouvoir en supporter beaucoup. Déjà, ses pieds nus s'étaient éraflés, et les piqûres des cailloux dans ses chairs faisaient remonter des vagues de douleur dans ses jambes à chaque pas.

Heureusement, le cheminement serait bref : Esil apercevait au bout de la rue un grand bâtiment qu'elle supposait être leur destination. C'était un dôme aux dimensions imposantes, vers lequel se dirigeaient bien d'autres cortèges. Esil vit dans la foule des hommes et des femmes habillés de couleurs vives et ornés de morceaux de métal brillant, qui accaparaient l'attention au détriment de ceux dont l'habit était plus terne. 

Elle vit aussi qu'il y avait au moins autant de prisonniers que de marcheurs libres. Certains étaient entassés dans des carrioles tirées par de petits chevaux, mais la plupart avançaient à pied. Plissant les yeux, Esil observa les autres groupes. Elle nota qu'il y avait parmi eux des hommes, des femmes, mais aussi des êtres moins grands. C'étaient sans doute des petits d'humains, dont elle avait supposé l'existence, mais qu'elle n'avait encore jamais vu. Des enfants.

L'un d'eux, qu'elle observait de loin, tourna la tête vers elle et lui sourit.

Elle détourna le regard.

Bientôt, sa colonne atteignit l'entrée du bâtiment. Les six hommes qui l'encadraient se resserrèrent autour des prisonniers, et le chef alla serrer la main d'un des soldats postés dans l'embrasure des immenses portes. Esil n'entendit pas ce qu'ils se dirent, mais au bout de quelques instants, tout le monde se remit en marche.

À mesure qu'ils avançaient dans le grand hall, Esil faisait de son mieux pour comprendre le sort qui leur serait réservé, à elle et aux autres prisonniers. Elle voyait des pièces d'or et d'argent passer de main en main, des prisonniers être séparés des autres puis emmenés elle ne savait où. Elle voyait des hommes et des femmes attachés aux murs, assis sur des caisses ou à même le sol ; des enfants dans des cages. Elle voyait que les autres groupes étaient semblables au sien : des prisonniers sans vêtements et menés par des chefs. Oui, elle voyait tout cela, mais le sens lui échappait.

Pourquoi les chefs échangeaient-ils des hommes contre du métal ?

Elle faillit demander à Brune, mais elle se souvint de la menace du fouet, alors elle resta muette. De toute façon, le groupe arrivait à l'extrémité de la grande salle. Les hommes qui les encadraient entreprirent d'attacher les prisonniers à un anneau qui pendait au mur, tandis que le chef braillait ses ordres.

- Hob ! Tu surveilles ceux-là. Envoie Bric me chercher si un client se pointe. Kevan, tu viens avec moi.

Les deux hommes emmenèrent Esil, Brune et un autre prisonnier à travers les couloirs sombres qui s'étendaient au-delà de la grande salle. Esil perdit rapidement le compte des embranchements qu'ils avaient passé, car toute son attention s'évaporait à mesure que la sensation de descendre sous terre s'accentuait. Les murs de pierre, froids et humide, semblaient se resserrer. Elle frissonna.

Au bout d'une marche qui avait déjà duré trop longtemps à son goût, elle commença à entendre le brouhaha des conversation. Puis elle vit la lumière qui s'échappait par la porte entrouverte. Le chef fit entrer les trois prisonniers, et Kevan referma la porte derrière lui.

- L'entrée des artistes...

Esil prit soudain conscience qu'ils se trouvaient sous les conversations. Tous les sons qu'elle percevait venaient sans aucun doute possible de par-delà le plafond. Elle leva la tête et avisa les petits trous qui séparaient les lattes de bois. Elle eut tout juste le temps d'apercevoir l'ombre d'un pied lui cacher la lumière, avant qu'une grosse femme n'entre dans la pièce.

- Ah ! Cette fois, tu en as trois bien valides. Parfait !

La grosse fit signe à plusieurs femmes qui se tenaient dans l'ombre, au fond de la pièce. Elles s'avancèrent au pas de course vers les trois prisonniers.

- Lavez-les, habillez-les, fardez-les. La première qui déchire un vêtement ou fait tomber un fard, je lui coupe deux doigts. Dépêchez-vous !

Les femmes se mirent à traîner les prisonniers vers la pièce voisine, au centre desquelles trônaient de grands bacs remplis d'eau. Avant que la plus grande des trois ne referme la porte, Esil eut le temps d'entendre la conversation du chef avec la grosse femme :

- Ah ! Chalok, mon cher client préféré. Tu ramènes toujours les plus belles prises. Combien penses-tu en tirer, cette fois ?

- Voyons, tu sais très bien que je ne donne jamais mes prix à l'avance.

- Oh, allez ! Pour me faire plaisir. D'ailleurs, la dernière fois...

Le battant claqua contre la clenche, et Esil fut tirée en avant sans ménagement.

Il s'appelait Chalok.

Elle ne sentit qu'à peine la morsure du froid lorsqu'elle fut brutalement plongée dans l'eau glacée. Elle ne réagit pas vraiment, car elle ne cessait de se répéter dans sa tête :

Chalok.

Alors que des mains se mirent à la frictionner avec ardeur, elle sentit à peine le raclement des brosses sur sa peau. Non, en réalité, son esprit était accaparé par un constat étrange : les noms avaient du pouvoir.

Chalok.

C'était agréable d'avoir des noms à haïr.

Kevan. Hob. Tobi. Chalok.

Et des noms à aimer.

Brune. Esil.

...

Sortie de sa torpeur par le contact de la soie douce sur sa peau, Esil tourna la tête vers Brune. Celle-ci portait désormais des vêtements fins qui ne laissaient que peu de place à l'imagination. Si le drapé de l'étoffe transparente cachait astucieusement certaines parties de son corps frêle, c'était pour mieux attirer l'attention sur d'autres.

Les femmes l'avaient aussi couverte de bijoux d'or et d'argent. Elle en portait aux chevilles, aux poignets, au cou, et jusque dans ses cheveux.

En observant la transformation de Brune, Esil comprit qu'elles comptaient faire de même avec elle et avec le troisième prisonnier. Bientôt, ils furent tous trois aussi brillants que des petits soleils.

Mais toujours aussi confus.

Esil prêtait attention aux bruits qui provenaient d'au-dessus. Elle eut le temps d'identifier au moins dix voix différentes avant que la grosse femme ne se manifeste à nouveau. Esil entendit ses pas lourds marteler les lattes du couloir alors qu'elle se rapprochait de la porte. Quand le battant s'ouvrit avec fracas, Esil vit du coin de l'œil Brune sursauter.

- En piste ! Amenez-les moi pour la présentation, tous les clients sont arrivés.

Les femmes s'activèrent de plus belle pour attacher les fines chaînes dorées aux poignets des trois prisonniers, puis en tendirent les extrémités à leur maîtresse. Cette dernière leur signifia d'un coup sec qu'ils devaient la suivre.

Elle les mena à travers plusieurs petites pièces poussiéreuses où s'entassaient divers objets. Dans l'obscurité, contre les murs, Esil put apercevoir des caisses de marchandises et de jarres de toutes tailles. Devant elle, Brune marchait d'un bon pas, comme pour clamer son assurance. Mais ses mains tremblaient. L'autre prisonnier, à sa droite, avait les pupilles dilatées et avalait sa salive un peu trop souvent, tant il était effrayé. Ils l'étaient tous trois. Esil avait l'impression qu'on pouvait entendre le sifflement de sa respiration et les battements de son cœur  par-dessus le bruit sourd des conversations.

En suivant la grosse femme, ils gravirent les marches étroites d'un escalier en bois. Chaque pas provoquait un léger grincement, parfois à peine perceptible. Ils débouchèrent dans une pièce minuscule, dont le seul éclairage provenait des interstices de la porte d'en face. Cette porte donnait de façon évidente vers une lumière vive et un brouhaha constant.

- Regardez cette porte. Une fois que vous serez de l'autre côté, vous obéirez à tous mes ordres sans hésiter. Quand je donnerai votre chaîne à un autre, vous devrez lui obéir aussi. Est-ce clair ?

Esil ne sut pas comment réagir. Elle imita les deux autres qui balançaient leur tête de haut en bas. La grosse femme eut un petit sourire satisfait. Elle se tourna fastidieusement vers le battant, posa ses doigts boudinés sur la poignée, et ouvrit la porte.

La première chose qui s'imprima dans la vision d'Esil fut l'éclat des dizaines de chandelles disposées dans la grande salle. À mesure qu'ils s'avançaient vers le centre de la pièce, les conversations s'estompaient et les regards se tournaient vers eux.

- Ah ! Fantastique ! Voici nos derniers invités. Prenez place, prenez place et admirez ! Ne sont-ils pas merveilleux, ceux-là aussi ?

L'homme qui venait de parler arborait un sourire d'une largeur singulière, et une pilosité faciale non moins impressionnante. Il accueillit la grosse femme d'un signe de la main et reprit :

- Regardez-les ! Et qui nous les présente ? Faites un accueil chaleureux à Chalok, Chalok le Marcheur !

Les invités se mirent à frapper dans leurs mains quand le chef pénétra dans la pièce. Ainsi serré dans son costume, Esil aurait pu le prendre pour un homme différent, s'il n'avait eu sur le visage cette expression fermée qu'elle lui connaissait, et qui faisait désormais courir dans son dos des frissons de peur.

Obnubilée qu'elle était par le sort qui l'attendait, elle ne s'aperçut qu'après de longues secondes qu'ils n'étaient pas les seuls prisonniers dans la salle. Un peu plus loin, deux mâles avaient eux aussi des chaînes d'or aux poignets, et derrière eux, presque collée au mur, une grande femelle observait placidement la scène.

Cette dernière semblait parcourir l'assemblée du regard, à la recherche de quelque chose de précis.

Presque malgré elle, Esil se mit à l'imiter. Seulement, cela ne faisait qu'attiser son angoisse, car où que se posassent ses yeux, il n'y avait que sourires et regards inquiétants. Le malaise lui tordait le ventre, peu à peu.

Le maître au grand sourire frappa trois coups sur le sol avec une canne en bois.

- Messieurs, mesdames, un peu d'attention je vous prie. Maintenant que tous nos amis sont arrivés, il est plus que temps de jouer. Qu'en pensez-vous ?

Des exclamations approbatrices accueillirent ses paroles.

- Dans ce cas, place au jeu ! Qui me fera le plaisir d'amener l'un des siens ?

Un homme brusque au visage rougeaud tira d'un coup sec sur la chaîne de la grande femelle, qui manqua de trébucher. Il la traîna vers le Maître et le salua.

- Merveilleux ! Je crois que nous avons une volontaire. Qu'on amène le sérum !

Ils firent asseoir la femelle sur un fauteuil, et un file de riches agités se forma devant elle. Une servante apporta en toute hâte un flacon qui contenait un épais liquide rosâtre, et le remit à l'homme au visage écarlate. Celui-ci le déboucha, et saisit la gorge de la prisonnière depuis derrière le fauteuil. Il lui renversa brusquement la tête en arrière et glissa le goulot entre ses lèvres tremblantes. Elle eut le réflexe de se débattre un instant, mais il lui maintint la mâchoire fermée et tira un coup sec. Elle déglutit au moment où ses mains liées retombaient sur ses genoux, impuissantes.

Tout le monde attendit. Et au bout de longues secondes, une larme perla sur sa joue. Un sourire béat se dessina sur ses lèvres.

Le rougeaud fit signe à une femme couverte de parures étincelantes de s'avancer, puis se tourna vers sa prisonnière.

- Change !

La femelle se redressa imperceptiblement sur son siège. Elle posa ses yeux humides sur celle qui se tenait en face d'elle, et obéit.

Du moins, elle essaya.

Le résultat était loin d'être parfait. Certes, la ressemblance était frappante, et n'importe qui aurait pu noter les évidentes similitudes entre les visages de la prisonnière et de son modèle. Mais les traits étaient trop hasardeux, trop imprécis. Les deux femmes auraient pu être sœurs. Où même jumelles. Mais jamais personne n'aurait pu les prendre pour la même personne. 

Pourquoi de telles erreurs ? Un manque d'attention ? Esil était perplexe. Peut-être la prisonnière ne voulait-elle pas faire étalage de son talent...

La femme dont le visage avait été vaguement recopié poussa un petit cri de joie, et laissa sa place à la suivante. Et la prisonnière recommença. Encore et encore. Petit à petit, les visages copiés devenaient de moins en moins ressemblants, et le visage du chef de la pauvre femelle devenait de plus en plus rouge. Si tant était que ce fût possible. Esil voyait bien qu'il se retenait pour ne pas la frapper.

L'épuisement finit par se lire sur le visage de la grande prisonnière. Mais les invités ne semblaient pas y accorder beaucoup d'importance. Il s'amusaient à la faire changer à leur guise. Observer leur propre visage transformé semblait être la chose la plus plaisante au monde, à en juger par leurs sourires, leurs cris et leurs yeux brillants. Ils étaient enthousiastes comme des jeunes loups.

Finalement, la prisonnière s'effondra sur son siège, inerte. Les invités s'écartèrent et cessèrent de piailler. Le Maître s'adressa au chef :

- Combien en voulez-vous ?

- Au moins trois mille riss.

- C'est cher. Démarrons à vingt-cinq riels. Cela fait... deux mille sept cent riss.

- Deux mille six cent soixante-quinze, au taux de change actuel. Vingt-six riels, c'est ma dernière offre.

- Entendu.

Le Maître se tourna vers l'assistance, frappa trois coups de sa canne, et tonna :

- Messieurs, mesdames, notre ami Farast ici présent vient de me faire savoir qu'il est prêt à se séparer de cette merveilleuse créature. Nous démarrons l'enchère à vingt-sept riels.

Suite à ces mots, des mains se levèrent successivement dans l'assemblée.

Vingt-huit.

Vingt-neuf.

Trente pour madame.

Trente-cinq.

Quarante.

Cinquante, monsieur semble y tenir.

Après cette dernière main levée, la femme sembla hésiter. Le Maître reprit :

- Allons-donc, c'est si peu ! Pour cinquante-deux peut-être ?

La femme leva finalement une main. L'homme fit aussitôt de même.

Soixante.

- Eh bien, il semblerait que nous en ayons terminé. Soixante une fois, soixante deux fois... Adjugée pour soixante riels, monsieur remporte l'enchère. Félicitations !

Tout le monde se mit à frapper des mains. Un serviteur prit dans ses bras le corps inerte de la prisonnière et l'emmena dans une autre pièce. Abasourdie, Esil se tourna vers Brune, et croisa son regard effaré. Ainsi, c'était ce qui les attendait, elles aussi. C'était abject.

Le prisonnier suivant était l'un des deux mâles qu'elle avait aperçus en entrant. Il semblait bouillir de l'intérieur : il jetait des regards noirs aux invités tout en refusant de bouger, à tel point que son chef, un homme trapu aux bras épais comme des troncs d'arbres, dut appeler deux serviteurs pour le forcer à s'asseoir à son tour sur le fauteuil. Ils durent le maintenir fermement pour lui faire avaler le contenu du flacon.

Et tout recommença.

Le prisonnier montra qu'il était indéniablement doué, mais il s'épuisa plus vite que la première prisonnière.

Soixante-deux.

Ces nombres ne faisaient pas vraiment sens pour Esil. Elle leva un sourcil interrogateur à l'adresse de Brune, qui lui souffla simplement :

- C'est plus.

Mais cela, Esil l'avait déjà deviné à l'attitude des invités. Ils étaient... excités. Comme des renardeaux autour d'une carcasse fraîche.

Vint ensuite le tour du deuxième mâle, qui ne fit pas grande impression.

Trente-trois.

- C'est trop peu.

Brune avait peut-être raison, mais il n'avait changé correctement qu'une seule fois.

Au moment où Chalok s'avança, Esil comprit que son chemin et celui de Brune allaient très bientôt se séparer. Quand le mâle qui les accompagnait depuis les cellules fut emmené vers le fauteuil, les deux prisonnières lui adressèrent un regard d'adieu, auquel il répondit par un air résigné.

Il subit le même traitement que les autres.

Soixante-treize.

Esil comprit ce qu'il en était à l'expression de Brune. Lorsque le mâle sortit de la pièce dans les bras d'un serviteur, Brune frissonna. Avant d'y être forcée, elle se dirigea vers le fauteuil et s'assit. Elle avala elle-même la substance laiteuse qu'ils lui avaient apportée. Puis, penchée en avant, le visage enfoui sous ses longs cheveux bruns, elle sembla s'extraire du monde pour quelques instants. Enfin, elle releva la tête et obéit à l'ordre cinglant du chef :

- Change !

Ce que fit Brune fut d'une finesse inimaginable. Esil n'en revenait pas, tant l'effort que cela devait demander était grand. Brune ne se contentait pas de copier mécaniquement les traits de ceux qu'elle regardait, elle réinventait les visages. Purement et simplement. Elle ajoutait des détails, embellissait, enlaidissait, rajeunissait, vieillissait. Ce n'étaient pas des erreurs, mais la marque d'une virtuosité incroyable.

Et cela, Esil en était incapable.

Aussi fût-elle stupéfaite lorsque les invités semblèrent se désintéresser d'elle.

Soixante-trois.

Les yeux de Brune s'agrandirent. Esil comprit.

Ils voulaient un simple miroir. Il n'y avait pas d'autre explication possible. Ils ne voulaient pas d'un génie.

Esil sentit un frisson courir le long de sa colonne vertébrale.

De la peur ? Non... de la colère.

Ils ne savaient rien de la véritable beauté. Ils ignoraient tout de l'exploit de Brune. De quel droit jugeaient-ils ?

Elle se sentit ensuite complètement désemparée quand un serviteur souleva sa frêle amie. Brune avait les membres inertes et la tête renversée en arrière, un filet de sang clair coulait de son nez. Esil chercha désespérément son regard, mais ne trouva que des yeux révulsés dans des orbites rougies. Seul le frémissement de ses paupières indiquait qu'elle était toujours en vie.

Quand on lui saisit les poignets, elle se débattit par réflexe. On la frappa dans les côtes, elle eut le souffle coupé, et dut se rendre à l'évidence : Leurs chemins se séparaient ici. Elle ne reverrait plus Brune. Elle devait rester calme, et obéir. Oui, malgré les larmes qui lui brouillaient la vue et coulaient le long de ses joues, elle devait ne garder qu'une idée en tête : survivre.

À compter de ce moment-là, elle se laissa faire. Le liquide épais et amer lui coula dans la gorge sans qu'elle cherche à l'éviter. Voyant qu'elle ne luttait plus, les hommes la lâchèrent.

Elle changea, encore et encore. Mécaniquement. Les gens autour commencèrent à murmurer. Puis les chuchotis se muèrent en vacarme assourdissant. Mais Esil n'entendait plus rien. Elle changeait. Elle obéissait.

Soudain, elle se sentit plaquée contre le dossier du siège par des mains fermes. Ils lui renversèrent la tête en arrière.

- Cesse ! Cesse immédiatement !

Elle entendait des ordres sourds.

- On va le perdre. Elle ne veut pas flancher. Lançons l'enchère.

- Combien en voulez-vous ?

- Démarrez comme les autres.

Chalok et le Maître. Des voix lointaines, si lointaines...

- Mesdames et messieurs, ce que nous voyons ce soir est ex-cep-tion-nel ! Du jamais vu ! Démarrons à quarante. Quarante Riels pour une telle mer-veille, c'est donné !

Quarante-cinq.

Cinquante.

Soixante.

Soixante-dix.

Quatre-vingt-dix.

Cent cinquante.

Trois cent.

Quatre cent.

Cinq cent.

À six cent, Esil avait déjà sombré.

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