Interlude

Charles leva sa flûte de champagne. Un air de contentement soulevaient ses traits si haut qu'il paraissait avoir touché le ciel. Voilà à quoi ressemblait un monstre, songea Catherine. A un homme heureux qui dansait sur la tombe de ses victimes.

— Au Flamboyant et l'avenir resplendissant qu'il nous réserve encore !

Depuis l'autre côté de la table, deux pépites marrons claires la transperçaient. Diane Voseire leva sa flûte en même temps que son mari. L'expression plus paisible que s'ils célébraient l'oubli radical de tout ce qui s'était passé vingt ans auparavant. Le blason des Voseire brillait de milles feux sur le col de sa robe. Diane était une boîte hermétique qui avalait les secrets un à un et les digérait à merveille, bien mieux que n'importe quel meurtrier n'en serait capable. Diane la méprisait parce qu'elle la jugeait trop faible. Trop fragile. Diane n'avait pas d'âme, selon Catherine. Diane était un monstre, comme tous ceux présents autour de cette table, comme l'homme qui partageait son lit le soir. Comme elle. Même Henri finit par lever son verre, soulagé d'une de ses possibles condamnations, quoique non sauvé définitivement. Elle ne comprenait même pas comment ils pouvaient accepter un tel homme parmi eux. Comment cette main qui avait poussé sa fille vers l'horreur absolue n'avait pas encore été coupée.

— Nous pouvons dès à présent craindre autre chose que la prison, déclara Philippe.

Ses yeux vitreux contrastaient avec son sourire forcé. Catherine imagina ses mains couvertes du sang de Lana. Des gouttes qui glissaient sur son bras, dessinant des veines à même la chair, puis qui tombaient sur le sol, à quelques mètres d'un corps étendu au crâne fracassé.

— Nous devons nous préoccuper de Duvois, reprit-il. Et lui faire payer ce qu'il a fait à mes enfants.

— Chaque chose en son temps, le calma Charles.

— Comment ça ?

Olivier dissimula le mouvement de ses lèvres derrière son verre. Il avala une grande gorgée de champagne. Catherine n'avait jamais compris quel rôle il avait eu dans toute cette affaire. Elle l'avait pensé innocent. Propre de tout crime, n'ayant commis comme erreur que le fait d'avoir accepté de tels hommes comme amis, et de les avoir gardés dans son grand projet de complexe hôtelier. Mais il y avait plus que ça. Tout comme Diane transpirait la culpabilité, Olivier était la source de tous ces sales secrets.

— Je ne compte pas attendre ici bêtement pour lui laisser le temps planifier la mort de Thimothé ou de Diego, s'échauffa Philippe.

— La police est sur le...

— Depuis combien de temps suivent-ils l'affaire, hein ? Combien de temps encore restera-t-il en liberté ? Non, je n'attendrai pas qu'il tue un autre de mes fils.

Adélaïde était la seule à pouvoir le résonner. Ses mots agissaient comme des calmants à son oreille. Mais Adélaïde n'était pas présente ce soir. Malade de chagrin. Prostrée au lit par les larmes et les seuls souvenirs qui restaient de Sasha et Emma.

— Et si nous nous centrions sur le fait que nous ne risquons plus d'aller en prison, hein ? tenta Charles d'un air faussement détendu.

— Parle pour toi, marmonna Henri.

Les traits de Charles s'affaissèrent. Ses jointures devinrent si blanches autour du pied du verre qu'elle crut qu'un de ses os allait percer sa peau.

— Tu mériterais une peine de mort pour ce que tu as fait, Scott. Alors ne dis rien. Surtout.

Madden avait bon cœur pour ne pas l'avoir déjà délivré à la police. Catherine l'adorait comme sa fille. Et quelque part, elle voulait la protéger autant que si elle l'était vraiment. Parce qu'elle la voyait commettre les mêmes erreurs, s'enfermer dans le même silence, et que dès son retour, elle ferait tout pour la sauver de la même destinée qu'elle. Son téléphone vibra dans sa poche. Un message de son chauffeur.

— J'ai tenté de sauver ce qui m'appartenait, rien de plus, siffla Henri. C'est sûr que le sacrifice, ça doit être compliqué à comprendre pour un voleur.

Catherine posa une main sur le bras de Charles avant qu'il ne jaillisse de sa chaise. Elle sentit sous sa peau ses muscles se tendre.

— Je retourne à la maison, murmura-t-elle.

— Pourquoi ?

Son regard se teinta d'inquiétude. Oh, son tendre Charles. Toujours à prétendre. Toujours à faire semblant. Quand admettrait-il qu'il ne tenait pas à elle ?

— Je ne me sens pas bien.

Elle n'attendit pas son approbation parce qu'elle n'en avait pas besoin. Plus maintenant, en tout cas. Elle avait appris à ne plus rien attendre de lui.

L'air frais de la nuit mordit sa chair. Ses talons claquèrent le gravier jusqu'à sa Porsche noire. Son chauffeur ouvrit la portière pour elle et s'assura qu'elle fut bien installée avant de la refermer. Il savait déjà où se rendre, ainsi qu'elle se contenta de regarder l'obscurité défiler devant ses yeux. Autrefois, elle aurait admiré les lueurs orangées des lampadaires ; les petites pointes blanches dans le ciel, éclairant le monde à la manière d'une poussière bienfaisante. Aujourd'hui, elle n'y voyait qu'une nuit comme tant d'autres. Plate. Fade. N'ayant plus aucun espoir à lui offrir.

Dix minutes plus tard, la Porsche s'arrêta face à une façade décomposée par le temps. Des plantes grimpantes escaladaient les pierres, l'enterraient sous leur linceul vert. Catherine resserra autour d'elle les pans de sa veste.

— Voulez-vous que je vous accompagne ? proposa son chauffeur.

— Non, merci. Je dois m'y rendre seule.

Ce fut ce qu'elle fit. Elle toqua à la porte seule. Incertaine de ce qui l'attendait de l'autre côté. Cette nuit pourrait être la dernière qu'elle passerait dans ce monde, mais en soit, serait-ce une perte ? Ses garçons pleureraient un temps, puis ils sécheraient leurs larmes pour continuer leur vie. Son âme à elle se serait débarrassée de toute douleur. C'était peut-être dans cet objectif là qu'elle était venue jusqu'ici. Dans l'espoir qu'une arme pointée sur elle se déclenche finalement, et que son sang se mette à couler.

La poignée s'activa. Et elle lui fit face. Édouard Duvois. Cela faisait... longtemps. Si longtemps qu'elle eut l'impression de recevoir un coup de poing dans le cœur. Il lui rappelait les briques rouges de Memphis. L'odeur permanente de café, le son des feuilles glissant l'une sur l'autre, l'arrogance des étudiants, les histoires de cœurs. Les tragédies. Les erreurs de jeunesse. Les secrets. Des récits qu'ils avaient fait mine d'oublier, mais qui ne pouvaient pas vraiment disparaître. Elle fit face à l'homme qui avait organisé toute une tradition pour pouvoir prendre sa revanche sur ses meurtriers. À l'homme qui avait recruté pour tuer Sasha, l'homme qui avait tué de sang froid Emma.

— Rentre, l'invita-t-il.

Elle aurait pu appeler la police. Leur révéler l'endroit où Duvois se cachait cette nuit pour en finir avec tout ce cauchemar. Mais Édouard était malin. Même en prison, il arriverait à ses fins. Tout était tellement si bien calculé que la moindre action trouvait sa solution. Charles ne l'admettait peut-être pas encore. Ni Henri, ni Olivier, ni Philippe. Mais elle, si.

Il disparut derrière une tapisserie moisie. Catherine n'osa analyser l'état putride de la maison. L'odeur lui donnait déjà la nausée, elle n'avait pas besoin d'une raison de plus pour se rendre malade. Il réapparut, cette fois avec une pochette bleue entre les mains.

— Tiens, fit-il en la lui tendant. Comme promis.

Dès qu'elle fut en sa possession, elle ouvrit pour en inspecter le contenu. Des documents signés. Des mails imprimés. Toute l'histoire constituée en preuves. Aucun usage pour la police, mais pour elle-même. Pour qu'elle sache quelles limites la monstruosité des membres fondateurs du Flamboyant avaient atteint.

— Comment l'as-tu obtenu ? questionna-t-elle.

— J'ai mes propres moyens.

— Est-ce qu'Olivier sait qu'il ne l'a plus en sa possession ?

— Je doute qu'il l'apprenne.

Elle le croyait. Après tout, il n'avait aucune raison de lui mentir.

— Merci.

— Tu n'as pas à me remercier. Une vérité pour une autre. Je te devais une faveur.

— Et si je... et si je te demandais une autre faveur ?

C'était risqué. Mais qu'avait-elle à perdre ?

— C'est-à-dire ?

— Épargne mes fils. S'il te plaît.

Elle n'avait pas peur de lui, pas autant qu'elle le devrait en tout cas. Une partie de ses sentiments s'étaient fondus dans son silence et aujourd'hui, faire face à un des hommes les plus recherchés de France ne lui causait aucune panique. Quelque part, elle aussi voulait que le Flamboyant paie pour son crime. Duvois visait les héritiers, parce qu'ils représentaient l'avenir. Et parce que la mort ne valait rien comparé à la douleur d'une perte, telle que celle qu'il avait endurée quand Lana avait été tuée. Mais Charles n'avait jamais trempé ses mains dans le sang. Quant à elle, elle lui avait tout dévoilé. Erwin et Lucas n'avaient pas à faire partie de ses victimes.

Son regard se durcit.

— Tu ne peux rien changer à mes projets.

— Que prévois-tu ?

— Tu crois que parce que je te fais confiance pour te revoir je vais tout te dévoiler ? s'amusa-t-il. Tu m'as délivré la vérité en son temps, je t'en ai délivré une autre aujourd'hui. Notre histoire s'arrête là. Dès l'instant où tu passeras le seuil de cette porte, tu redeviendras l'un deux.

— Tu ne peux pas faire ça, déclara-t-elle fermement.

— Faire quoi ?

— M'oublier de cette manière. Comme si je n'avais jamais rien été à tes yeux.

Il se mit à rire.

— Oh, Catherine. Quand accepteras-tu enfin tes propres décisions ?

Jamais, songea-t-elle. Jamais elle ne pourrait se pardonner à elle-même d'avoir choisi l'argent sur l'amour. La sécurité sur l'honnêteté. Elle se détesterait jusqu'à son dernier souffle pour avoir été une femme aussi lâche.

— J'ai choisi Charles parce que j'étais enceinte de lui. Mes fils sont la raison pour laquelle j'ai fait ce...

— Tu n'étais pas enceinte de tes fils, Cathy. Tu as perdu ce bébé. Tu aurais pu me rejoindre juste après ta fausse couche, rompre tes fiançailles et partir avec moi. Mais tu as refusé.

— Le mariage était si proche, je ne pouvais pas...

— Et ensuite, la coupa-t-il à nouveau, tu as couché avec Charles alors même que tu m'avais promis de m'aimer. Tu m'as trompé.

La haine qui jaillit de ses mots répandit de l'eau glacée dans ses veines. Pourquoi refusait-elle d'admettre qu'il avait raison ? Alors, réalisant que l'évocation de souvenirs ne fonctionnait pas, elle opta pour la menace.

— Je peux très bien appeler la police dès maintenant pour qu'ils viennent te chercher.

Sa réaction fut celle qu'elle attendait le moins. Il sourit.

— Je t'en prie, fais-le. Mais ça ne t'amènera à rien.

— Tu vas vivre en cavale le restant de tes jours, c'est ça ?

— Je me livrerai une fois que tout sera terminé.

Quand ? voulut-elle demander. Combien de temps leur restait-il ?

— Les enfants ne sont pas en France. Tu ne pourras rien leur faire.

— Ils auront bientôt un motif pour revenir.

Soudain, il leva son poignet pour regarder sa montre. Ses yeux se mirent à pétiller.

— Ils l'ont déjà je pense.

— Qu'est-ce que tu as fait ? souffla-t-elle.

— Demande à ta tendre amie Adélaïde. Ou plutôt, constate de tes propres yeux. Parce que je doute qu'elle soit encore en capacité de parler.

Son estomac se retourna et elle eut envie de vomir. Elle recula d'instinct. La pochette était étroitement serrée contre elle. Elle avait aimé cet homme un jour. Elle était tombée amoureuse de lui en secret et s'était permise de croire qu'un avenir entre eux était possible. Puis il avait fallu d'une seule nuit. D'un verre d'alcool en trop. De deux jeunes hommes au charme aveuglant, dont l'un se nommait Charles Layne. Il avait ensuite fallu qu'elle tombe enceinte de lui. Que Lana meurt quelques jours après. Et que sa mère lui dise "ne sois pas stupide. Si Charles te propose un mariage, accepte, sauve ton honneur, et gagne-toi une situation financière agréable." Elle avait appris que c'était ainsi que fonctionnait la vie. Non pas à choisir le meilleur parti et s'y épanouir, non. Mais à nous faire croire des choses qui se révèlent être fausses qu'une fois qu'il est trop tard.

— Cours, petit oiseau, murmura-t-il. Cours avant que le rapace ne t'attrape.

— Cela fait longtemps que je ne suis plus un petit oiseau, parvint-elle à prononcer, non sans un tremblement notable dans sa voix.

— Oui, tu as raison. Cela fait longtemps que le petit oiseau s'est fait dévorer par le rapace.

Elle tourna les talons et s'enfuit. Son chauffeur démarra dès l'instant où elle prit place sur son siège.

— Chez les Rovel. Le plus vite possible.

Elle arriva dans l'immense domaine familial. La porte d'entrée n'étant pas verrouillée, elle y entra comme chez elle, se situa avec facilité et atterrit face à la chambre matrimoniale. Close.

— Adélaïde ? l'appela-t-elle en frappant doucement.

Elle ne prit pas la peine d'attendre une réponse. Elle entra. Et elle vit.

Un corps qui pendait. Se balançait doucement au-dessus du sol. La corde accrochée à la barre des rideaux qui grinçait, douloureuse sous tant de poids. Des joues boursouflées, violettes. Ses yeux qui jaillissaient de ses orbites, horrifiquement vides. Puis sa longue chevelure blonde. Encore éclatante. Catherine s'avança sans s'en rendre compte. Elle contempla la mort comme on observe une vieille amie. Elle lui fit face avec des yeux secs, presque suppliants ; prends-moi, hurlaient-ils. Prend-moi moi aussi. Je le méritais plus qu'elle.

La chaise était tombée sur le côté. Catherine la ramassa. Elle la remit sur pied. Peut-être dans l'espoir de réparer l'erreur qu'Adelaïde avait commis. Annuler les faits, replacer son amie sur cette chaise et lui permettre de respirer à nouveau. Ce fut là qu'elle remarqua un papier au sol. Une lettre. Elle la ramassa. Avant de l'ouvrir, elle leva son menton vers le cou brisé d'Adélaïde. Elle ne parlait pas, mais son regard à présent éteint hurlaient tout ce que le chagrin avait tu.

On aurait presque cru voir une larme tomber. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top