Epilogue
10 ans plus tard
Le rosée cascada de la bouteille jusque dans le verre. Le son cristallin du liquide s'accompagna du chant des cigales.
— Ton premier verre d'alcool depuis l'accouchement ! célébra Lucas après avoir reposé la bouteille sur la table.
Madden leva son verre d'un air soulagé et goûta de nouveau à cette amertume qui lui avait tant manqué. Lucas connaissait sa nouvelle passion pour le rosée. Aussi, pour la naissance d'Armand, il lui avait ramené tout un carton comprenant une dizaine de bouteilles. De quoi tenir une bonne partie de l'été.
— Alors, comment c'est ?
— Ça fait du bien, affirma-t-elle.
Erwin esquissa un petit sourire avant de glisser sa main sur sa cuisse. La naissance de leur deuxième fils avait été compliquée. Les cinq derniers mois, elle avait dû rester couchée nuit et jour pour ne pas perdre le bébé aussi tôt. Et malgré cela, il était né un mois et demi avant la date prévue. Sa petite taille lui avait conféré les plus douloureuses contractions jamais connues. D'autant plus que la péridurale n'avait fonctionné que d'un côté, et qu'elle s'était mise à hurler quand les contractions eurent atteint un stade avancé. L'important, cependant, c'était qu'Armand soit à la maison. Après trois semaines de surveillance, il avait pu rentrer pour la première fois dans leur villa familiale. Depuis, Georges allait le voir chaque matin dans la chambre pour lui dire bonjour.
— Alors, vous avez trouvé un meilleur cuisinier pour le restaurant ? s'enquit Raven.
On le voyait d'ici. Nommé La colline d'Avignon, il s'était gagné une renommée excellente les trois premières années après son inauguration. Le domaine des Voseire s'était considérablement agrandi et les vins avaient commencé à être transportés à l'étranger. Cependant, le cuisinier était parti à la retraite et un autre l'avait remplacé. Il avait failli faire couler l'entreprise.
— Il est censé arriver dans une semaine, dit Erwin. Il a travaillé au Ritz et il a accepté notre offre, en nous disant qu'il recherchait une ambiance de cuisine plus tranquille.
— Bien. Il rattrapera les conneries de l'ancien.
— J'espère, soupira Madden. Olivier a raison, on ne peut pas se tromper une deuxième fois. C'est soit il nous sauve, soit il nous fait plonger.
— S'il a travaillé au Ritz... parla Raven en haussant les épaules.
— Papa !
La voix stridente de la petite fille mit ses sens en alerte. Ce n'était que Rose qui courait vers son père, les yeux rougis de larmes. Elle enfouit sa tête dans les genoux de Lucas, secouée de sanglots.
— Elle a cassé ma barbie, pleura-t-elle sur son pantalon.
— Impossible. Barbie est incassable.
Il la souleva par les aisselles et la fit asseoir sur lui. Avec des mouvements amples des pouces, il sécha ses deux joues humides. Rose ressemblait beaucoup trop à sa mère. Avec ses cheveux bruns foncés, son visage un peu rond et ses yeux en amande, elle était le portrait craché de Raven. Sa grande sœur, en revanche, ne ressemblait à aucun de ses parents. Elle avait pris l'air de Catherine Layne. A huit ans déjà, ses traits s'étaient sculptés dans du marbre et sa beauté émanait de sa peau blanche. Ce fut d'ailleurs elle qui apparut dans l'encadrement de la baie vitrée.
— Emma, où est la barbie de ta sœur ?
Elle haussa les épaules d'un air las.
— Le corps est dans la salle à manger, mais je crois que c'est Georges qui a pris la tête.
— La tête ? fit remarquer Madden. Ils l'ont décapité ?
A ce mot, Rose éclata en sanglots. Raven posa deux doigts sur ses lèvres pour cacher son amusement tandis que Lucas tentait de la calmer en tenant fermement son visage, plaquant ses mèches de cheveux éparses vers l'arrière. Voilà pourquoi Madden était heureuse d'avoir seulement des garçons. Ils se battaient pendant quelques minutes et finissaient par redevenir amis après. Pas de scandale ni d'histoires larmoyantes.
— Comment va Gabriel ? demanda Raven à sa fille.
— Il s'est endormi.
— Avec tout le boucan que vous avez fait ? s'étonna Lucas.
— C'est elle qui fait que pleurer.
— Parce que tu as cassé ma barbie ! s'égosilla Rose.
— On a compris ma chérie, dit doucement Lucas.
Georges se fit discret entre ses cousines. Madden ne l'aperçut que lorsqu'il posa ses deux petites mains sur sa jupe. Sa présence apporta toute la tendresse d'un bel après-midi de printemps. Elle caressa ses cheveux châtains et lui sourit.
— Où tu as mis la tête de la barbie ? le questionna son père.
— Je l'ai juste posé sur la commode pour la réparer.
Georges était une boule de gentillesse et de bonté. La maîtresse de l'école répétait à chaque réunion qu'ils avaient de la chance d'avoir un garçon aussi aimable et médiateur dans la classe. Il donnait aux autres tout l'amour qu'il jugeait nécessaire. Erwin disait qu'il lui ressemblait, et elle disait le contraire. Au fond, il était eux deux réunis. Leur premier fils.
— C'est quand que parrain il arrive ? demanda-t-il en sautillant sur place.
Rose se remit à crier et Emma, agacée, répondit sur le même ton. Elle laissa leurs parents les gérer et continuer de passer ses doigts entre sa chevelure châtain. Sa petite pépite dorée.
— Pourquoi, tu veux lui raconter tous tes petits secrets ?
— Oui !
Alexandre et lui entretenaient une relation que personne n'avait réussi à comprendre. Alex avait été séduit par le garçon depuis le moment où il l'avait porté dans ses bras. Le nommer parrain n'avait fait que renforcer ses liens avec Georges. Maintenant, à chaque fois qu'ils se voyaient, ils s'installaient sur la terrasse et parlaient. Madden se demandait à quoi une conversation entre un petit de six ans et un homme de trente ans pouvait ressembler.
— Je l'avais et tu me l'a arraché des mains ! cria Rose.
— Bon, on s'en fiche ok ? intervint Lucas. On va réparer la barbie et elle sera comme neuve.
Emma grimaça, portant cet air de "ce n'est pas possible parce qu'elle est vraiment très très cassé". A cet instant même, la sonnerie retentit. Madden agrandit ses yeux face à son Georges surexcité.
— C'est parrain tu crois ?
— Oui c'est lui, dit-il dans un rire. Je peux y aller ? Je peux ?
— Cours.
Et il partit en courant. Raven s'était déjà levée pour aller ouvrir. Madden se retourna pour vérifier si Armand dormait toujours. En effet. Son petit corps immobile respirait tranquillement dans le vieux landau des Layne. Elle croisa le regard d'Erwin. Il la regardait depuis le début. Il faisait ça, souvent. Lorsqu'elle réalisait des tâches simples, ou qu'elle s'adressait à Georges. Il observait chacun de ses gestes, écoutait chacun de ses mots, comme si ce qui se déroulait devant ses yeux était le plus beau spectacle qu'il n'ait jamais vu.
— Quoi ? sourit-elle.
— Tu es magnifique.
En dépit des années, des habitudes, entendre ces compliments glisser de ses lèvres réchauffait toujours autant son cœur. Elle enlaça ses doigts dans les siens.
— Ben alors ! s'exclama William en sortant sur la terrasse. C'est quoi tout ce drame ?
Rose tendit les bras vers lui sans s'arrêter de pleurer. Visiblement, son père ne suffisait pas pour la réconforter. William la souleva jusqu'à son épaule, une seule main qui la maintenait contre lui.
— Elles ont décapité une barbie, soupira Lucas en se levant pour le saluer d'une accolade.
— C'est le début du génie ça.
Alexandre apparut à son tour, une main dans celle de Georges. La terrasse s'emplit de bises, d'exclamations et de cris d'enfants. Madden, depuis l'autre bout de la table, observa tout ce petit monde. Son nouveau-né dormait à ses côtés, d'un sommeil plus lourd qu'elle n'avait jamais pu connaître. Les chemins qu'ils avaient pris ne les avaient pas séparés. Ils étaient là, ensemble, comme ils avaient été dix ans auparavant. Le temps et la maturité les avaient rapprochés. Alexandre et William, l'amitié débordant sur l'amour, vivant ensemble sans jamais avoir annoncé de relation officielle. Tout dans la discrétion et le secret, un lien qui leur avait toujours correspondu. Lucas et Raven, leur deux filles, leur fils et leur maison à Arcachon. Puis elle et Erwin. Fiers de leur deux fils, leur restaurant et leur train de vie à Avignon. Un repas tous les dimanches chez les grands-parents, Charles et Catherine. Un voyage aux Etats-Unis tous les étés pour rendre visite à sa mère et le nouveau parrain d'Armand, Taylor. Quant à la marraine de Georges, elle apparaissait de temps en temps. Louise et Thimothé, dans leur vieille décapotable rouge, parcourant le monde depuis maintenant une décennie. Elle ne les voyait jamais vieillir, ces deux-là. Toujours aussi pleins de vie, émerveillés par un monde qu'ils découvraient toujours un peu plus.
— Salut Princesse, fit William en s'approchant.
Il l'embrassa sur le sommet de son crâne pour ne pas qu'elle ait à se lever. Puis il se pencha au-dessus du landau d'Armand.
— Coucou toi. Tu as été difficile apparemment, hein ?
— Il voulait rentrer dans la famille le plus tôt possible.
— Je vois ça.
Pas même leur conversation ne fut capable de le réveiller. Elle soupira et se tourna vers sa famille. C'était ces journées de juin comme celle-ci qu'elle aurait voulu éterniser. Vivre à jamais sur cette terrasse, entourée de conversations en tout genre, de ses neveux et ses nièces, son beau-frère, sa belle-soeur, ses amis d'enfance. Emma aurait adoré, elle aussi. Elle aurait pimenté tout ça en brandissant des sacs Chanel remplis de cadeaux pour les enfants.
Un appel fit vibrer son téléphone. Le nom de Diego s'afficha en grand. Elle répondit aussitôt.
— Oui ?
— J'ai profité d'une pause pour t'appeler. Il me reste une demi-heure d'un cours et une autre heure, donc le temps que tu arrives j'aurai fini.
— Super.
— On sera à l'heure pour le dîner ?
— Largement.
— Ok cool. A tout à l'heure.
Elle garda son téléphone dans la main et se leva de sa chaise.
— Je vais aller chercher Diego à Memphis, annonça-t-elle à Erwin.
Il acquiesça. Enfant, Diego avait été longtemps rattaché à Lucas et Raven. Puis quand ces-derniers avaient déménagé à Arcachon, son seul frère parti avec Louise, il s'était senti abandonné. Son oncle et sa tante ne comblaient pas le vide qu'avaient laissé la mort de ses parents. Un jour, Madden avait ouvert la porte et l'avait trouvé trempé par la pluie, assis sur le palier avec un sac en guise de sac de voyage. Il avait pris le bus pour les retrouver, dans l'espoir de se raccrocher à quelque chose. Pourquoi eux, elle se le demandait encore. Peut-être parce que Georges représentait le frère qui lui avait manqué, ou peut-être parce qu'il avait entendu parler de son amitié avec Emma. A savoir.
Elle descendit dans leur garage, au sous-sol, et monta dans leur nouvelle Bugatti. Le portail se leva et la lumière du soleil se déversa sur le béton blanc. Elle accéléra dans la montée et jaillit sous le soleil cuisant du sud.
Une heure et demi de route plus tard, Cannes fit son apparition. La dernière fois qu'elle s'y était rendue, c'était il y avait deux ans. Simon était revenu de sa légion étrangère et lui avait proposé de se voir. Lui parler l'avait projetée au temps de leur vingtaine, quand Emma et lui sortaient ensemble. Ils l'avaient mentionnée une seule fois, d'ailleurs. Simon avait rapidement changé de sujet. La blessure n'avait jamais été totalement cicatrisée. Il avait avoué s'être engagé dans l'Armée pour se donner une raison de vivre. La guerre et ses morts comblaient le trou béant laissé par la mort d'Emma. Son frère avait tenté de l'en empêcher, traumatisé par ses expériences passées. Mais lui, il n'avait pas eu besoin de partir à l'étranger avec une arme à la main pour côtoyer la mort. Après leur échange, Madden lui avait souhaité bonne chance et l'avait laissé partir. Depuis, elle n'avait plus eu aucune nouvelle.
Rapidement, Memphis se dressa entre les hauts pins. L'école était restée la même en dépit des années passées. Les assassinats ne l'avait pas changée. Elle demeurait puissante, solide. Ses murs de briques rouges nourries de sang accueillaient chaque années ses nouveaux élèves, aussi accueillants qu'auparavant.
Diego avait surpris tout le monde dans son choix à aller étudier là-bas. Le monde de l'économie et des finances paraissait l'intéresser. La curiosité y faisait aussi un peu. Il savait que l'école avait un lien avec la disparition de sa sœur. En l'intégrant, il s'était imaginé des réponses à ses interrogations. Madden se doutait qu'il trouve quelque chose. Memphis s'était spécialisé dans l'art d'enterrer ses tragédies.
Elle se gara dans l'angle du parking. Sac à main sur l'épaule, elle marcha jusqu'à ses grandes marches en pierre. Elle avait de nouveau dix-neuf ans. Se rendant en cours de gestion, son ordinateur dans le sac, l'ambition gonflant sa poitrine. Elle avait vingt ans. Détruite par sa séparation d'Erwin et la lettre de Leila. Nouvelle nommée du Mur. Ses talons claquèrent contre le sol dur. Les arbres de la cour intérieure s'étaient déjà garnis de leur feuillage épais. C'était là qu'on l'avait dévisagée. Là qu'on avait murmuré. Se remettra-t-elle avec Erwin ? Lui pardonnera-t-elle ? Ou laissera-t-elle la malédiction du Mur s'opérer ? Elle s'engouffra entre les murs de briques rouges. Près d'un banc tagué, elle s'arrêta. Là.
Il n'y avait plus rien écrit dessus. Plus aucune peinture noire dessinant deux noms. Pourtant, ce mur portait plus de larmes que n'importe quel endroit à Cannes. Ils avaient effacé du mieux qu'il pouvait le sang de Lana sur les briques, celui d'Emma sur le sol. Mais au fond, on sentait toujours l'odeur de la mort.
C'était là qu'elle avait crié d'horreur face à son nom inscrit, celui d'Erwin à côté. Si elle avait su comment se terminerait tout cela. Un mariage et des enfants. Un amour profond et sincère, éternel. Était-ce eux-même qui avaient construit cette paix, ou la malédiction qui ne leur avait jamais fait payer le prix d'une désobéissance ?
La sonnerie retentit. La même. Ils n'avaient rien changé. Le chahut des élèves l'enveloppa mais elle resta là, à fixer ce Mur, tiraillée entre la crainte et la colère. Onze ans qu'elle ne lui avait pas fait face. Ce fut comme retrouver un vieil ennemi.
— Hey. C'est bon, je suis là.
Elle se força à décrocher son regard de ces briques. Diego répondit à son sourire, les yeux pétillants. Il était enfin en vacances. Et il allait passer la première partie de l'été avec eux. Une famille qui pouvait lui apporter l'amour qu'on lui avait arraché.
— Pourquoi tu regardais ce mur comme ça ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Bizarrement.
Elle détailla à nouveau ses détails. La vieille couleur rouge toujours aussi vive. Le Mur de Memphis et son éternelle malédiction.
— Tu n'as jamais entendu parler d'une tradition ?
— Non. Quelle tradition ?
C'était fou ce qu'en dix ans, les choses pouvaient changer. Un jour, deux noms apparaissaient et on interprétait les règles. On jouait le jeu. Si on le jouait pas, on le payait de sa vie. La malédiction s'imposait comme punition. La tradition prenait place en peu de temps, satisfaisait la soif de mélodrame des élèves tout en causant la perte de ses nommés. Puis quelques années après, tout disparaissait. Ce Mur qui avait provoqué tant de drames devenait un simple assemblage de briques. Plus de noms, plus de malédiction. Peu à peu, on oubliait. Et tout redevenait comme avant.
— Rien. Une petite tradition sans importance, c'est tout.
Elle réajusta son sac sur l'épaule et esquissa un sourire rassurant.
— On y va ?
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