29. Madden
Elle enroula le tee-shirt sur lui-même et le leva au-dessus de sa tête. Les manches en mousseline caressèrent ses bras et retombèrent jusqu'à ses poignets. Elle ajusta le nœud de devant pour resserrer le décolleté. Ses doigts se cognèrent entre eux. Le tissu glissa. Ce n'était pourtant pas si difficile. C'était juste un nœud. Elle réessaya. Les muscles de sa main se tendaient si fort qu'ils se mirent à trembler. Le bout de tissu lui échappa de nouveau. Une vague de colère s'écrasa sur sa poitrine.
Elle hurla.
Ce fut bref, mais suffisant pour que la porte de la chambre d'hôpital s'ouvre en grand. Erwin s'approcha, la panique se transformant peu à peu en inquiétude. Elle devinait la moindre de ses émotions. Sourcils à demi froncés, mâchoire contractée. Agacement. Soulagement. Ce soulagement là qu'elle remarquait depuis qu'elle s'était réveillée.
- Je t'avais dit de m'attendre pour t'habiller.
- Je peux m'habiller seule.
Pourtant, le seul soulagement qu'elle avait ressenti avait été les mots qu'Erwin lui avait soufflés avant même qu'elle n'ouvre les yeux. Ils sont vivants. Elle n'avait pas pu lui demander comment, ni pourquoi, mais elle l'avait cru. Puis ce sentiment s'était peu à peu évanoui après s'être faite à l'idée. Elle en avait oublié l'explosion du Flamboyant. Un détail. Sans importance. Ce qui l'avait détruite, c'était son doigt sur la détente. Les gouttes de sang giclant vers son visage. Une bouche ouverte sur un cri jamais prononcé. Des grands yeux éteints. Chaque fois qu'elle laissait son esprit se détacher du moment présent, c'était à la mort qu'elle pensait.
Erwin n'arrivait pas à la comprendre. Trop aveuglé par sa joie de n'avoir perdu personne et de la tenir entre ses bras, en chair et en os. Le pistolet et Duvois à l'autre bout, c'était comme s'ils n'avaient jamais existé.
Il prit les deux bouts de tissu et les boucla dans un nœud parfait.
- Je t'ai ramené un jean et un pantalon fluide. Tu veux lequel ?
Elle s'en fichait. Jean, pantalon, jupe, des détails stupides, une blague de la vie qui lui riait au nez. Face à son silence, il prit lui-même la décision.
- Le jean ira bien avec.
Il le déplia et se baissa jusqu'à ses pieds pour l'aider à l'enfiler. Son corps ne fit qu'obéir et se plier aux demandes. Il ne lui appartenait plus. Il continuait de marcher, de respirer, de parler, mais elle, elle était partie bien loin. Elle était restée entre les murs vitrées des serres, un pistolet à la main, un feu immense derrière elle. Il la fit se relever pour monter le pantalon jusqu'à sa taille.
- Voilà, murmura-t-il en refermant le bouton de devant.
Elle sortait de l'hôpital, après deux semaines de surveillance. Ils avaient du l'opérer deux jours après son réveil pour des liaisons abdominales graves. Elle avait été ensuite dans l'incapacité de manger pendant une semaine. Cela lui avait valu treize kilos de moins. Elle s'était regardée dans un miroir et s'était demandée si elle n'était pas morte. Si tout cela n'était pas un rêve que la mort lui ferait visionner avant de la prendre définitivement.
- On y va, annonça-t-il en prenant son sac.
Elle ne sut où. Peu importait où, d'ailleurs. Ses souvenirs resteraient les mêmes, qu'elle se trouve en Amérique ou en France. Il lui prit la main et la guida jusqu'à la porte.
Dans le couloir, elle observa les patients patienter sur leurs chaises roulantes, d'autres converser tranquillement. Certains, de par la maladie, allaient mourir ici. Entre ces murs blancs et ces bip bip incessants. Elle avait la chance de sortir. Elle était vivante. Elle avait une famille qui l'attendait dehors. Elle se répéta ces trois affirmations plusieurs fois, essayant de se convaincre que la chance était de son côté, encore et encore et encore. Pourtant, ça sonnait creux. Elle avait beau frapper pour que ça rentre, la seule chose qu'elle croyait fermement, c'était qu'elle avait tué un homme et que personne ne s'en préoccupait.
Elle se permit de jeter des coups d'œil dans les chambres ouvertes. Peut-être qu'en faisant face à la misère humaine la plus absolue, elle se considérerait enfin chanceuse. En réalité, il n'y avait pas grand chose à voir. Les cas très graves se trouvaient dans une autre partie de l'hôpital. Tout ce qu'elle vit fut des hommes et des femmes allongés, qui lisaient, regardaient la télé, tout ça d'un air si paisible qu'elle eut brusquement envie de pleurer.
Soudain, elle s'arrêta. Erwin tira son bras dans son élan mais se retourna quand il la vit immobile. Son regard plongeait dans la chambre. Un homme d'une quarantaine d'années, les cheveux gris parsemant sa chevelure brune pâle. Quand il tourna la tête et qu'elle croisa ses yeux, le souvenir fut plus vif que l'instant présent. Elle pouvait encore entendre la mélodie de Bach flotter entre les murs blancs. Le vin dans sa main, tandis qu'il racontait une des histoires les plus tristes. C'était le soir où Erwin avait découvert les photos, et l'affreuse vérité d'hommes profitant d'elle pendant deux mois. Le soir où lui, ce malade couché face à elle, lui avait fait choisir l'amour sur l'argent dans l'espoir de réparer l'erreur de sa propre vie. Il lui avait fait promettre d'aller le voir quand sa vie s'en trouverait mieux, avant qu'il meure. Sa vie ne s'en trouvait pas mieux. Mais il allait mourir bientôt.
- Madden, l'appela-t-il d'une voix cassée.
Il se souvenait d'elle. Elle lâcha la main d'Erwin et s'avança dans la chambre. Ses joues s'étaient creusées, si bien que les os de son crâne ressortaient déjà de sa peau translucide. Un appareil respiratoire accrochait ses narines. Il désigna la chaise d'à côté avec des doigts tremblants. Elle n'osa pas parler la première.
- Que fais-tu ici ? demanda-t-il alors.
Ses yeux décolorés balayèrent les cicatrices encore fraîches sur son front et sa tempe. Elle pouvait lui mentir. Dire qu'elle était tombée d'un rocher, d'un escalier, peu importait. Qu'il puisse mourir en pensant avoir sauvé une âme. Au lieu de ça, la vérité glissa seule sur ses lèvres.
- Quelqu'un a voulu me tuer.
Elle se surprit elle-même du ton froid et détaché qu'elle avait employé. Etait-ce ce qu'elle était vraiment ? Indifférente à cette simple constatation ? Niant le fait qu'il avait écrasé deux fois son crâne contre le mur et ne l'avait épargnée que pour la forcer à voir sa famille mourir sous ses yeux ? Il ne dit rien. Ses lèvres sèches constituaient une ligne pâle qui refusait d'ouvrir avant d'avoir une suite.
- Je l'ai tué, avoua-t-elle.
Du sang parut s'écouler de sa bouche à la prononciation de ces mots. Son corps entier se liquéfia d'horreur, de honte. Ses yeux, qui étaient restés secs depuis son réveil, se mirent à piquer. Elle avait tué. Elle avait appuyé sur la détente et elle avait ôté une vie. Sans cillement. Aucune hésitation. Ça avait été si limpide dans sa tête. Elle se revoyait debout entre ces plantes, à moitié couverte de sang, le pistolet en main ; cette vision la rendait malade. Ce n'était pas elle. Ce ne pouvait pas être elle.
- Ce que l'on commet pour survivre dépasse notre propre entendement, répondit-il avec calme.
- Je ne l'ai pas tué pour survivre. Je l'ai fait parce que...
Le vide qui s'était creusé dans sa poitrine. Son cœur, ses organes, comprimés, broyés. Le Flamboyant qui brûlait et elle avec, ne parvenant pas à hurler tellement la douleur était vive.
- Parce que je n'avais plus rien à perdre, souffla-t-elle. Je me serais tuée après lui si j'avais pu...
Elle s'étrangla dans ses derniers mots. Il leva les yeux vers le fond de la pièce, là où se tenait certainement Erwin.
- Tu l'as tué parce qu'il t'avait pris ce que tu aimais. Est-ce juste ?
- Oui mais...
- Aujourd'hui, les as-tu retrouvé ? Peux-tu les aimer ?
William avait laissé un bouquet de tulipes sur sa table de chevet. Louise, une photo d'il y avait quelques années, sur laquelle les sourires qu'elles portaient illuminaient la chambre. Erwin lui avait tenu la main pendant deux semaines entières. A chacun de ses réveils, la première chose qu'elle avait senti avait été ses lèvres humides sur sa joue.
- Oui.
Il hocha doucement la tête.
- La vie est courte, tu sais. Un jour tu as vingt ans, en parfaite capacité de passer une journée entière à rire et pleurer sans jamais te fatiguer. Puis le lendemain, tu en as cinquante. Tu n'as personne autour de toi face à qui tu t'autorises à pleurer. Une maladie te ronge l'intérieur et tout ce que tu peux faire c'est attendre que la mort vienne te chercher. Un jour plus tard et c'est fini. Toutes ces horreurs que tu auras vu, ces peurs qui t'auront forcées à rester éveillée la nuit, les angoisses, tout ça s'envolera dans ton dernier souffle. Certains passent leur vie à ressasser ces terreurs et ne regrettent qu'au dernier moment de leur avoir donné tant d'importance.
- Mais je ne peux pas...
- Ignorer ce qui s'est passé ? Non, tu ne peux pas. Personne ne le peux. La seule chose que tu peux faire, c'est apprendre à vivre avec, Madden. T'autoriser à vivre et à être heureuse en dépit de ce que tu as fait.
Un nœud se forma dans sa gorge. Quand elle voulut déglutir, ce fut un sanglot qui remonta du fond de sa gorge. Elle se frotta les yeux dans l'espoir d'en effacer toute trace.
- Il y a un homme qui se tient derrière toi et qui te regarde depuis le début, continua-t-il. Chaque mot que tu prononces lui plante un couteau dans la poitrine. Sais-tu pourquoi ?
Si elle ouvrait la bouche pour parler, elle finirait par pleurer toute l'eau de son corps. Alors elle secoua juste la tête.
- Parce que tandis que tu te vois comme un monstre, il te voit comme la femme qu'il aime et qu'il aimera jusqu'à la fin de ses jours.
Puis elle revit le canon touchant son crâne. Le sourire de Duvois et son doigt sur la détente, prêt à ôter la vie à la seule personne qui avait donné du sens à la sienne. Il l'avait supplié de choisir les autres. Supplié de mourir. Deux semaines auparavant, elle aurait pu se réveiller avec une chaise vide à côté de son lit. Ses paupières se fermèrent. Une larme en profita pour glisser entre ses cils.
- Nous considérons les choses comme si elles nous étaient dûes. L'amour comme s'il nous était dû. Nos possessions comme si elles nous étaient dues. Notre situation, notre argent, nous pensons que tout cela nous est dû depuis toujours. Les gens oublient qu'à leur naissance, ils n'avaient rien du tout. Nous partons tous du néant. Nous nommons tragédie ce qui nous pousse vers ce vide si terrifiant. Nous oublions qu'à chaque instant, cette tragédie peut s'opérer. En une seule seconde, nous pouvons sombrer dans ce trou. Le secret, ce n'est pas de passer sa vie à en avoir peur. C'est de tourner autour en se réjouissant de n'y être pas encore tombé.
Elle se força à prendre une grande inspiration pour ne pas craquer. Chaque mot qu'il prononçait était un nouveau couteau qui s'insérait sous sa chair. Il n'existait pas de vérité plus vraie que des propos sortant de la bouche d'un homme mourant.
- Ta seule envie aujourd'hui, c'est peut-être de t'y précipiter. Laisse le temps passer, tu verras. Un jour, tu regarderas la nature autour de toi, tu trouveras ça beau. Puis tu te tourneras vers toutes les personnes qui constituent ta vie et tu ne voudras plus jamais tomber.
Un bras se glissa au-dessus de sa poitrine. L'arrière de sa tête se reposa contre le torse d'Erwin. D'instinct, elle s'accrocha à lui. Ses ongles enfoncés dans le tissu de sa chemise. Les yeux encore fermés ; parce que si elle les ouvrait, elle affronterait la mort et lui donnerait raison. Plusieurs larmes dévalèrent ses joues. Sa bouche se déforma mais elle tint bon, elle tint bon. Tant qu'elle s'agrippait à son rocher, elle tiendrait le coup.
- Le jour où tu iras mieux, je ne serai sûrement plus de ce monde.
Elle déposa son front contre l'avant-bras d'Erwin. Elle se cacha derrière, dissimula toutes les fissures qui lui écartelaient la peau. Il coinça ses mèches de cheveux derrière l'oreille et déposa un baiser sur la cicatrice de sa tempe. Il embrassa ses blessures comme s'il les aimait plus qu'elle-même.
- Pour ma mémoire, Madden, fais ce que des millions de personnes n'ont jamais fais. Vis.
Vis. Elle entrouvrit sa bouche pour respirer mais le nœud de sa gorge bloquait tout. Comment vivre ? Comment faire ?
- Tes souvenirs de ce qui s'est passé resteront les mêmes, que tu pleures ou que tu souries. Ton attitude d'aujourd'hui ne changera pas les événements d'hier. Choisis la vie. Laisse la mort pour plus tard.
Elle explosa. Les fissures devinrent des trous béants. Ce feu immense, le tir lourd et sec, les coups assénés, encore et encore, l'odeur du sang, tout cela dégoulina de ses pores et lui arracha un cri déchirant. Elle voulut respirer mais s'étrangla dans son sanglot. Deux bras l'enserrèrent. Ils la comprimèrent puis étorchèrent tout ce qui n'avait jamais pu sortir de sa poitrine. Elle revit son doigt appuyer sur la détente et s'enfouit plus profondément dans l'obscurité. La mort, elle l'avait accompagnée tout le long. Pourtant, à crier contre des bras aimants, elle ne s'était jamais sentie plus humaine, plus vivante. C'était un mourant qui la poussait vers la lumière du jour. On l'éloignait sans cesse de ce néant. Il était temps qu'elle se laisse porter. Il était temps, oui.
Quand elle réussit à reprendre son souffle, elle osa redresser sa tête. Il l'observait attentivement, parfaitement conscient des émotions qu'il avait provoquées. Erwin ne la lâcha pas. Il avait encore ses lèvres appuyées contre sa peau et il restait là, il resterait là peut-être pour l'éternité.
- Ne mourez pas, laissa-t-elle échapper dans un hoquet.
Il l'avait sauvé à deux reprises. Il ne méritait pas ça. Ne pouvait-on pas lui donner une seconde chance ? Recommencer à nouveau et lui laisser faire de meilleurs choix ? Sa bouche craquelée s'étira.
- C'est bien. Tu commences à comprendre.
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