28. Lucas

Il déposa son front contre la vitre de la voiture. La vibration du moteur l'empêchait de se reposer complètement, alors il contempla juste la nuit défiler devant ses yeux. Les lampadaires défiler comme s'ils n'étaient que des météores défilant à raz le sol. La lune le suivre depuis les hauteurs. S'il fermait les yeux, il voyait la flambée orange dévorer leur patrimoine. Il entendait de nouveau les détonations, les morceaux de pierre ou de tuile s'écraser sur le gazon. Il sentait l'odeur du chaud. L'odeur de brûlé. Alors il préférait rester éveillé.

Le clignotant s'enclencha. C'était son père qui conduisait. Sa mère se trouvait à côté, le maquillage dégoulinant de soulagement. Louise était assise à sa gauche. Elle tripotait nerveusement le bout de sa mini-jupe. Il aurait voulu la rassurer et lui dire que tout allait bien se passer. En réalité, il n'en avait aucune idée. On leur avait juste dit que Erwin était en état de choc et que Madden avait été prise d'urgence sur la table d'opération. Ils n'avaient pas poussé les détails plus loin. Son père avait juste raccroché et annoncé "on y va".

Vingt minutes plus tard, ils arrivèrent. L'ambulance était encore garée devant l'entrée même si elle était à présent vide. Deux voitures de gendarmerie reposaient non loin. Lucas sortit dès qu'il put. Deux hommes conversaient à proximité des portes. Il reconnut avec facilité le juge d'instruction. Le fait qu'il soit présent l'étonna grandement. A l'expression de ses parents, il sut que sa réaction était partagée.

A leur arrivée, le magistrat écrasa le bout de son mégot dans le cendrier posé à côté et il tendit la main pour les saluer. Seul son père la prit.

— Bonsoir, fit-il, laissant apparaître sa déconcertation.

Le magistrat capta rapidement toutes les questions silencieuses et esquissa un geste de la tête vers le gendarme. C'est lui qui parla le premier.

— Nous avons trouvé votre fils et votre belle-fille dans les serres. Madden était déjà tombée inconsciente quand on l'a trouvé. Quant à Erwin, il ne nous a même pas remarqué. Il la tenait dans ses bras et il a fallu deux hommes pour le séparer d'elle.

La nausée eut raison de lui. Il n'avait même pas envie d'entendre la suite. Savoir qu'ils n'étaient pas morts était la seule chose qu'il voulait.

— Nous avons trouvé le cadavre d'Édouard Duvois à plusieurs mètres, ainsi qu'une arme à côté. On ne sait pas encore qui a tiré.

Le cadavre. Sa mère étouffa un hoquet dans sa main.

— Il est mort ? demanda Louise, incrédule. Il est vraiment mort ?

— Vu la balle qu'il s'est reçue dans la tête, oui, affirma le juge.

Sa mère se mit à pleurer. De soulagement ou de tristesse, nul ne le sut. Peut-être un peu des deux. Duvois était mort. Ce fut la seule phrase que Lucas retint de tout cet entretien. Il était mort. C'était fini. Plus de menaces, plus d'assassinats, tout se terminait enfin. Le magistrat ressortit une cigarette du paquet puis l'alluma avec son briquet.

— Un bon paquet de journalistes couvrent l'incendie du Flamboyant, dit-il avant d'inspirer une gorgée de fumée. Une fois le feu éteint, attendez-vous à devenir les célébrités de l'actualité. On a réussi à garder l'affaire privée pour des questions de sécurité mais c'est fini maintenant.

— Il y aura un procès ? s'enquit son père.

— Pour le meurtre de Duvois, oui. Mais les évidences ne manquent pas pour qualifier cela de légitime défense. Les médecins sont déjà sur le coup et sont en train de photographier les preuves sur les corps d'Erwin et Madden.

Les corps. A l'entendre parler, on aurait dit qu'ils étaient morts eux aussi.

— Où sont-ils ?

— Vous ne pouvez pas voir Madden mais pour Erwin, vous pouvez attendre l'approbation des psychiatres de l'hôpital.

— Madden, qu'est-ce qu'elle a ? questionna Louise.

— Traumatisme crânien et abdominal. L'opération se centre uniquement sur l'hémorragie crânienne.

Lucas ne voulait pas en entendre plus. Il prit Louise par la main et la tira à l'intérieur, loin de toutes ces réponses médicales et froides. Il voulait voir son frère. S'assurer qu'il n'était pas mort de l'intérieur.

On disait que les jumeaux étaient fait de la même chose. Qu'ils se ressemblaient, réalisaient les mêmes choix, possédaient les mêmes goûts. C'était faux. Les jumeaux se complétaient. Erwin avait été sa force pendant des années. La bouée à laquelle il s'accrochait dans une tempête océanique. Le château fort dans lequel il se protégeait. Lui avait représenté le côté libre et rebelle à laquelle Erwin avait toujours secrètement aspiré. Se libérer des normes, hurler dans le vent et envoyer chier tout ce qu'il méprisait. Erwin avait passé son enfance à rire, lui à haïr. Erwin était la lumière, la normalité, la sûreté ; lui n'était qu'instable et horrifiquement vivant. Il n'imaginait pas le jour où ces rôles s'inverseraient.

Ce fut pourtant cette impression que la vie lui donna lorsqu'il entra dans la chambre d'hôpital. Les néons blancs projetaient leur luminosité blafarde sur sa peau. Lucas se força à croire que c'était pour cette raison qu'il était si pâle. Il portait la même chemise que lors de leur après-midi d'études. A la différence qu'elle était tâchée de sang. De longues traces, comme effacées, tâchaient la blancheur du tissu. Elles se rejoignaient toutes sur une auréole rouge foncée, étalée sur son torse. Il n'eut pas besoin de demander pour savoir qu'il s'agissait du sang de Madden.

— Hey. C'est moi.

Il ne se tourna pas. Il cligna à peine des yeux. La psychiatre l'avait prévenu. Il était en état de choc. Son comportement différait de la normale. Il ne parlerait peut-être pas. Le regarder dans les yeux, c'était presque impensable. Il resterait là, à fixer le vide pendant des heures et des heures. Puis le lendemain, ou peut-être le jour encore d'après, il se réveillerait. Il ne fallait pas le prendre personnellement, avait-elle dit.

Alors Lucas tira simplement une chaise et s'assit près du lit. Il ne le forcerait pas à parler s'il ne voulait pas. Il lui offrait juste sa présence. Son soutien. Accomplissant une promesse fraternelle qu'ils n'avaient jamais vraiment prononcée.

— J'espère qu'ils t'ont dit, déjà, qu'on s'en était sorti. Tout ça grâce à Alex et William. Ils ont eu la bonne idée d'aller visiter les caves.

Aucune réponse. Mais il écoutait, n'est-ce pas ?

— Il n'y a que Philippe qui y est resté. C'est lui qui a voulu.

Parler de la mort n'était peut-être pas une bonne idée. Il essaya de converser sur autre chose.

— On est tous allés chez tata après. Elle voulait que je l'appelle après t'avoir vu pour savoir comment tu allais.

Cette fois-ci, il obtint une réaction. Un léger mouvement de tête. C'était peut-être le "comment tu allais" qui le faisait rire. Ou pleurer. À ce stade là, ce pourrait bien être les deux.

— Madden ?

Ce fut d'une voix brisée qu'il prononça son nom. Le premier mot qu'il prononçait. Peut-être que dans le vide qu'il fixait, c'était elle qu'il voyait.

— Ils l'opèrent.

— Elle vous croit morts. Tous.

Il avait vu le Flamboyant exploser. Mais il l'avait vu en sachant qu'une seule personne était restée à l'intérieur. Eux n'avaient pas seulement assisté à une explosion ; ils avaient contemplé la pure destruction de toute leur vie. Les lèvres sèches d'Erwin s'activèrent à nouveau.

— Et elle ne voudra pas se réveiller.

Lucas ne sut que dire. Il n'y avait en réalité rien à dire. Il comprit alors la raison de son silence. Parfois, se taire réconfortait plus que quelques mots prononcés avec désespoir. Il ne pouvait lui promettre qu'elle s'en sortirait, parce qu'il n'en avait aucune idée. Et peut-être avait-il raison. Peut-être se laisserait-elle mourir en pensant qu'ils avaient tous péri dans l'explosion. Cette simple pensée créa un trou béant dans sa poitrine.

Erwin ramena ses genoux contre sa poitrine et enfouit sa tête entre ses bras. Assis au milieu de cette chambre blanche, Lucas eut la sensation de se revoir, un an auparavant. Se recroqueviller sur lui-même et ignorer le monde, le temps, la vie. Juste fermer les yeux et se perdre. Il se revoyait ouvrir la bouche et hurler du vide. Dans sa position, il ne put le voir. Mais il sut. Il hurlait, lui aussi.

Finalement, les jumeaux se ressemblaient peut-être plus qu'il ne le pensait.

Faire face à son frère brisé en mille morceaux lui déchirait le cœur. Il ne savait même pas s'il était de trop dans la pièce, si sa présence servait à quelque chose ou pas. Il voulait aider mais ne pouvait pas. Oui, c'était l'impuissance dont s'était plaint Erwin pendant si longtemps. Regarder les personnes que l'on aimait s'enfoncer dans la misère, sans pouvoir leur tendre la main pour les sauver. Se poser des questions terribles, puis remettre en question sa propre valeur. A quoi est-ce que je sers si je ne peux lui rendre le sourire ?

Il aperçut des ombres se mouver derrière la vitre opaque. Ses parents désiraient certainement rentrer. De toute manière, que ce soit lui ou eux à côté de ce lit, cela ne changerait rien. Erwin s'était enterré dans son obscurité et personne à part Madden ne saurait le sortir de là. Alors il s'appuya sur les accoudoirs pour se lever. Au moment où il se décolla de la chaise, une voix gutturale l'arrêta dans son mouvement.

— Reste.

Qu'il reste. Il voulait qu'il reste. Il ne sut ce que être là, à le regarder se recroqueviller sur lui-même, servait, mais il ne fit pas répéter sa requête. Il se rassit et s'installa contre le dossier. Et ce fut dans ce silence qui s'imposa qu'il se mit à regretter. Regretté d'avoir rejeté l'aide d'Erwin alors qu'il en avait secrètement voulu. Regretté d'avoir passé tant de tant à le haïr, juste parce qu'il était plus studieux et altruiste. Regretté de l'avoir fait souffrir par sa propre souffrance. Rester assis sur cette chaise ne rachetait pas toutes ces erreurs, il en avait conscience. Mais de cette manière, il sut que, pour la première fois, il ferait mieux.

Ce ne fut que quand la psychiatre rentra dans la chambre pour lui demander de laisser son père rentrer qu'il abandonna son poste. Erwin était resté dans la même position. Retranché derrière son propre corps. Il fut tenté de lui souffler quelques mots, mais pourquoi faire ? Tout ce qu'il attendait, c'était des nouvelles de Madden. Le reste, cela lui importait bien peu.

Une fois dans le couloir, sa mère leva des yeux gonflés vers lui, attentive à son verdict. Lucas n'en avait aucun à lui fournir.

Il songea à occuper le siège d'à côté mais un mouvement face à lui attira son œil. William courait dans sa direction, cherchant quelque chose qui lui échappait.

— Qu'est-ce qu'il fait là ? demanda Lucas à personne en particulier.

Les psychiatres ne laissaient personne d'autre que la famille pour les visites d'urgence. William avait assez fréquenté l'hôpital pour le savoir. Il s'arrêta face à lui, hors d'haleine. Il serrait le téléphone dans sa main comme s'il s'agissait de sa dernière chance de vivre.

— Où est cette maudite maternité ?

Il devina immédiatement. Chloé.

— Dans le bâtiment d'à côté. Suis-moi.

Mais William le dépassa avant même qu'il n'avance d'un pas. Ils se remirent à courir. Pas pour fuir la mort, cette fois-ci. Pour courir après la vie. Il passèrent les grandes portes bleues de l'édifice, provoquèrent les protestations des infirmiers et des médecins. Leurs pas précipités s'entendaient dans tout l'immeuble. Lucas sentait ses poumons prendre feu mais il ne s'arrêta pas.

— Par là ! indiqua-t-il en prenant une bifurcation à droite.

Les murs blancs se transformèrent en peintures de fleurs et de petits animaux. Les lumières se montrèrent plus chaleureuses et bienveillantes. Lucas se contenta de suivre William, espérant qu'il connaisse le numéro de la chambre. Cependant, ce-dernier s'arrêta net devant le bureau.

— Excusez-moi, dit-il devant la secrétaire. Je cherche la chambre de Chloé Restrie.

La femme portait une douceur innée sur son visage. À l'entente de son nom, ses pupilles se mirent à pétiller.

— Notre plus récente maman, dit-elle avec un immense sourire. Les visites ne sont pas autorisées à cette heure-ci mais...

— S'il vous plaît. C'est ma sœur. La seule famille qu'il me reste. J'ai besoin de la voir.

Elle fit tourner le stylo entre ses doigts. Les mots de William l'avaient bousculé, cela se voyait à l'affaissement considérable de ses traits.

— On aurait pu mourir ce soir, intervint Lucas. Si vous écouterez la radio demain matin, ou si vous allumerez votre télévision, vous saurez que William Restrie et onze autres membres des familles du Flamboyant auraient du périr ce soir dans une explosion. William n'aurait jamais pu avoir la chance de tenir sa nièce dans ses bras. Miraculeusement, il l'a.

— Nous ne sommes pas dans un film, Monsieur. Les discours larmoyants ne dérogent pas les horaires de visite de l'hôpital.

William brandit son téléphone comme ultime recours.

— C'est son copain qui m'a appelé. Vous pouvez le vérifier par vous-même. Chloé a demandé à me voir ce soir.

Elle se mordit la lèvre. Son regard fuyait sans cesse vers l'écran de son ordinateur. Les discours larmoyants ne dérogeaient aucune règle, mais ils avaient le pouvoir de convaincre, au moins. Finalement, elle esquissa un geste vague vers les chambres.

— Faites vite. Si quelqu'un de la sécurité vous demande ce que vous faites ici, dites que je ne vous ai pas remarqué passer.

William joignit ses mains, sur le point de s'incliner.

— Merci beaucoup. Merci merci merci.

— Numéro 89.

Ils se précipitèrent vers les premières portes, s'avançant plus profondément dans le couloir à mesure que le numéro s'approchait de celui indiqué. Les unes après les autres, elles défilèrent. Soixante-dix. Soixante-douze. Soixante quatorze. Lucas perdit vite le compte à cause de la course effrénée de William. Il se contenta de le suivre. Penser à rien d'autre excepté avancer.

Puis ils s'arrêtèrent devant le quatre-vingt neuf. La porte était fermée, alors William toqua. Un faible "entrez" s'infiltra à travers l'épaisseur. Aussitôt, il tourna la poignée et s'engouffra à l'intérieur. Lucas lui emboîta le pas.

Chloé, allongée sur son lit d'hôpital, tenait un petit tas de tissu dans ses bras. Lucas ne put voir le bébé depuis l'entrée, et il n'osa pas non plus avancer. La mère prit connaissance de leur arrivée mais se tourna aussitôt vers son enfant. En dépit de ses mèches collées sur son front par la sueur, de ses joues encore rouges, son sourire brillait plus que les étoiles suspendues dans le ciel.

— Regarde qui est arrivé, murmura-t-elle. C'est tonton. Eh oui.

Son compagnon se tenait tout près. L'émotion le prenait à la gorge. Il fixait son bébé comme s'il était devenu son monde ; le soleil, les planètes, la galaxie entière concentrés en un petit bout d'humain.

— Approche, dit-elle à William.

Lucas ferma la porte pour lui, puis il le regarda s'avancer. Il ne paraissait pas encore réaliser. L'incompréhension qu'il affichait le rajeunissait de dix ans. Il était comme un petit frère s'avançant vers le futur membre de sa famille, ne sachant pas encore tout le bonheur que ce bébé allait lui apporter. Chloé ne détacha pas son regard de l'enfant, ce qui ne l'empêcha pas de situer son frère dans la pièce.

— Prends-la, souffla-t-elle.

Elle souleva ses bras vers lui. La panique troubla son expression.

— Non. Je ne peux pas.

— Fais-toi confiance et prends-la.

Chloé paraissait catégorique. Mathéo, son copain, ne trouva rien à redire. Au contraire, il approuvait. Toutes les émotions jaillissaient de son regard comme une lave giclant d'un volcan. De la fierté. Du bonheur. Ce genre de bonheur pur qui n'arrivait qu'une ou deux fois dans la vie. Cependant, William rechignait toujours. Lucas le connaissait assez pour savoir pourquoi ; il avait peur de lui faire du mal. Peur de la casser, et de ne plus pouvoir la réparer.

— Si elle ne mérite pas d'être portée par son parrain, alors personne ne le mérite, déclara abruptement Chloé.

— Son parrain ?

Mathéo hocha la tête.

— On l'a décidé depuis longtemps. On voulait juste attendre sa naissance pour te le dire.

Lucas remarqua la présence d'une chaise non loin. Il se glissa le long du mur pour s'y asseoir. Son corps chuta. Toutes les forces qu'il s'était réservées pour cette visite à l'hôpital le délaissèrent. Son esprit se vida. La mort l'avait poursuivi et il avait fui. Couru, le plus vite possible. Parce qu'il voulait vivre encore un peu. Et maintenant... il voyait son meilleur ami prendre un nourrisson dans ses bras.

— Comment elle s'appelle ?

— Inès.

Lui-même n'aurait jamais cru voir William tenir quelque chose avec autant de délicatesse. C'était la première fois que l'existence lui montrait sa beauté la plus pure. Inès était plus que sa filleule. Elle était son nouveau commencement. Le signe qu'il avait une famille, et que celle-ci n'était pas prête d'en rester là. Elle était l'espoir. Ce soir, William tenait ce petit éclat d'espoir dans les bras, les yeux humides de larmes qu'il s'était refusé de faire couler jusque là.

Lucas cligna plusieurs fois des yeux. S'il devait mourir en paix, ce serait ainsi. Spectateur d'un des plus beaux cadeaux du monde. Témoin de la naissance d'une nouvelle vie, alors même que la sienne aurait pu se terminer quelques heures auparavant. Aux côtés de son meilleur ami. Il poussa une courte expiration et laissa ses paupières tomber.

Il était fatigué.

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