27. Le Flamboyant (3/3)
21h43
Olivier ouvrit en grand les fenêtres de cristal et se pencha vers le bas. Personne n'osa parler. William regardait sa montre à chaque seconde qui passait, Raven s'était mise à hyperventiler et Lucas tentait de la calmer, ses bras tout autour d'elle. Catherine, à l'autre bout de la table, continuait de boire son champagne. A croire que rien de tout cela ne l'étonnait.
— On peut, déclara enfin le père de famille. Les rebords des fenêtres donnent l'appui nécessaire, et même si on tomberait, ce serait sur de l'herbe.
— Se rompre le cou sur de l'herbe est possible que je sache, contesta Charles.
— Si tu ne veux pas, personne ne t'oblige à descendre par là. Tu peux rester et mourir.
— Papa arrête.
Alexandre et son père s'affrontèrent silencieusement, une tension étrangère prenant lentement place. C'était la première fois qu'un désaccord les séparait. Cependant, William n'eut pas le cœur à savoir pourquoi ni depuis quand. Il s'approcha des longs rideaux pourpres pour vérifier leur solidité.
— On peut couper ça en long, l'accrocher avec des nœuds pour en faire une corde. On s'accroche à ça le long de la descente pour ne pas tomber.
— Sais-tu combien nous ont coûté ces rideaux ? protesta Diane.
Il crut rêver.
— Est-ce que vous réalisez qu'il y a une bombe sous nos pieds ? Tout ça va finir en poussière ! Ces rideaux, ces tableaux, ces couverts en argent, dans moins d'une demi-heure rien de tout ça n'existera !
Elle recula comme s'il venait de lui asséner une gifle.
— Lucas, viens m'aider s'il te plaît, enchaîna-t-il. Apporte un couteau.
Mais Raven saisit le couteau avant lui. La voir avec un objet tranchant en main alors qu'elle s'était mise à transpirer et trembler l'effraya légèrement. Le couple s'approcha, Lucas surveillant le moindre de ses gestes.
— Je dois faire quelque chose de mes mains, se justifia-t-elle.
Elle se baissa pour poser le côté tranchant du couteau contre le tissu. Avant qu'elle n'ait pu couper le moindre fil, William recouvrit sa main de ses doigts pour guider son bras. Ensemble, il déchirèrent le tissu de bas jusqu'à la hauteur maximum qu'ils pouvaient atteindre. Lucas lui apporta une chaise pour qu'il gagne plusieurs centimètres, ce qui lui permit d'exercer plus de force afin de couper en large. Le morceau tomba lourdement sur le carrelage marbré. Ils recommencèrent deux fois de suite, par des gestes plus contrôlés et rapides. La respiration de Raven était revenue à la normale. Son angoisse s'était évanouie dans l'idée de créer une sortie de secours.
Charles vint aider Lucas à positionner les parcelles de bout en bout. Cependant, William resta debout sur sa chaise, le regard vide. Il n'avait jamais appris à faire des nœuds. C'était Liam le spécialiste en la matière, jamais lui. S'ils réalisaient un nœud basique, le tissu se déferait sous le poid d'une personne.
— Alors ? s'enquit Lucas en levant les yeux vers lui.
Son plan lui avait paru parfait jusque-là, parce qu'il pensait savoir quelque chose qu'il n'avait jamais appris. Par sa faute, ils avaient perdu des minutes précieuses. La pression ressentit contre sa poitrine s'écrasa un peu plus encore. Il jouait au héros mais il ne parviendait à sauver personne.
— Je ne sais pas faire les nœuds.
— C'est une blague non ?
— Moi je sais, intervint Louise. Il faut faire un nœud de pêcheur.
Elle se mit à attraper les bouts de tissus, à les tourner autour d'eux-même, les glisser les uns sous les autres. Ses doigts agissaient comme si réaliser ce genre de nœud était une seconde nature. Henri contemplait la scène avec une pure déconcertation.
— Où as-tu appris ça ?
— Avec des amis on a... enfin bref, une longue histoire.
A peine eut-elle le temps de finir sa phrase que le nœud était déjà fait. La panique y jouait, bien évidemment, mais cela n'empêcha pas William de lui en être mille fois reconnaissant. Elle venait de les sauver. Elle recommença une deuxième fois sur les deux autres bouts. A peine l'ouvrage terminé, William lui demanda d'accrocher le tout au morceau de rideau qui était resté accroché à la tringle, ce qu'elle fit.
— Tu crois que ça tiendra ? s'inquiéta Olivier en inspectant le mur d'un œil suspect.
— Il faudra que quelqu'un tienne au cas où. Mais ce sera surtout pour le dernier à descendre.
Il tentait d'omettre le fait qu'une bombe s'apprêtait à exploser d'un instant à l'autre. Il pouvait se passer plusieurs secondes sans qu'il n'y pense, puis l'instant d'après, un rocher s'écrasait sur ses poumons à la seule pensée d'une explosion.
— Je vais descendre la première, annonça Louise. J'essaierai de repérer les meilleurs appuis.
— Louise, non, s'interposa son père.
— Je serai la première à être en bas, Papa.
Ou la première à tomber. Elle n'osa le dire, mais ils le pensaient tous. Henri semblait vouloir mordre son poing tellement le stress le dévorait. Il jetait des coups d'œil incessants à son téléphone. Le nom de Madden s'affichait mais l'appel restait en suspens.
— Où sont-ils ? se souvint William. Erwin et Madden ?
Il voulut répéter la question en hurlant, en priant pour que quelqu'un lui réponde. Ils ne pouvaient pas les chercher. La porte était fermée et Dieu savait où ils se trouvaient et ce qu'ils faisaient.
— Madden était allée chercher Erwin, informa Charles. Mais aucun des deux n'est revenu depuis. J'ai essayé de les appeler mais ils ne répondent pas.
— On va tous mourir ici, souffla Catherine.
Et elle continuait de boire son maudit champagne. Une féroce envie de lui arracher le verre des mains pour le briser contre le mur le saisit.
— De toute façon, on ne pourra les chercher qu'une fois dehors, dit Louise de manière précipitée. Alors il faut sortir et maintenant.
— Quelqu'un a appelé la police ? demanda Thimothé.
— Je viens de le faire, répondit Charles en brandissant son téléphone.
Quand William se retourna vers la fenêtre, Louise avait déjà enjambé le rebord. Ses talons aiguilles étaient plantés dans le bitumes beige. A la voir debout dans l'encadrement, on croirait à un suicide. Henri retenait sa respiration, paralysé d'horreur. Pourtant, elle paraissait sûre d'elle.
— La corde, demanda-t-elle en tendant sa main.
William la lui donna la seconde d'après. Elle la jeta jusqu'en bas, gardant sa paume agrippée autour du tissu. Leur corde improvisée tombait le long de la façade, suffisamment longue pour assurer un atterrissage sans danger. Elle releva la tête, non vers son père, mais vers Thimothé.
— On va rendre notre relation officielle, qu'en dis-tu ? Comme ça même si je meurs, tu seras sorti avec quelqu'un au moins pour quelques minutes.
— Quoi ? s'exclama Philippe.
Thimothé souriait comme s'il allait se mettre à pleurer. Ses pupilles luisaient d'un orgueil véritable et d'un amour puissant. Sans même prononcer un seul mot, il lui disait je t'aime avec toute la force de son être. Ce fut suffisant pour Louise. Malgré sa mini jupe, elle se baissa et suspendit une jambe en l'air. William agrippa ses poignées pour lui assurer une sécurité. Il la soutint durant tout le temps qu'il lui prit pour poser ses deux pieds sur un rebord ressortissant de la façade. A la manière dont elle attrapa le tissu, il sut que la peur se manifestait enfin. Sa certitude se convertit en tremblement lorsqu'elle dut trouver à l'aveuglette un appui plus bas. De là où il se trouvait, William ne pouvait plus la rattraper. Tout dépendait de ses propres capacités à présent.
Elle parvint à trouver un troisième appui pour continuer sa descente. Son autre pied suivit le premier. Soudain, un râclement s'entendit et son corps chancela. Elle se réfugia contre le tissu, supportant son poids qu'avec ses bras.
— Putain de merde, jura-t-elle.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Henri.
William se tourna brièvement en arrière, lui assurant d'un seul regard que tout allait bien. Il ne remarqua qu'à cet instant Lucas qui tenait le tissu pour ne pas faire subir à la tringle tout le poid. De par la force qu'il avait dû exercer tout à coup, il sut qu'il s'était passé quelque chose. Cependant, il resta silencieux.
William se pencha à nouveau en avant. Louise était déjà arrivée au premier étage, descendant avec plus d'habileté qu'au départ. La corde de tissu restait son support le plus sûr, mais ses pieds parvenaient à trouver plusieurs appuis sur la façade. Des rebords de fenêtres, des reliefs, des pierres ressortissantes, tout était utile.
L'instant d'après, elle atterrissait au sol.
— Un autre, s'exclama aussitôt William. Dépêchez-vous.
Philippe poussa son fils en avant. William l'aida à escalader le rebord et il agrippa ses poignées tout comme il l'avait fait avec Louise. Cette-dernière le guidait par sa voix, lui conseillant les appuis qui se trouvait sous ses pieds; Il atterrit et William sut : ils avaient une chance.
Mais ils devaient faire vite.
— Suivant.
Alexandre escalada à son tour, tentant de paraître plus impassible qu'il ne l'était réellement. Ses traits n'exprimaient aucune panique, mais la manière dont il accrocha sa main témoignait de sa crainte.
— Vas-y calmement et tout se passera bien, lui insuffla-t-il.
Il le lâcha et se mit à descendre. Raven suivit, bien plus apaisée à l'idée de sortir de l'édifice. La précipitation la fit déraper plusieurs fois mais elle arriva en bas en un seul morceau. Diane fut la suivante. Elle préféra enlever ses talons avant d'enjamber le rebord. Olivier la suivit dès qu'elle eut le pied posé sur l'herbe.
— Il faudrait qu'ils partent dès maintenant, souffla Lucas. Combien de temps il reste ?
Il regarda sa montre. Vingt-et-une heure cinquante-cinq. Une sueur froide le recouvrit.
— Quinze minutes.
Lucas se pencha à son tour.
— Prenez les voitures et allez vous en !
Olivier ne perdit pas de temps et saisit la main de sa femme pour partir. Cependant, Alexandre ne bougea pas d'un centimètre.
— Je ne partirai pas sans William.
— Allez, descend, dit instantanément Lucas en le poussant.
— Je vais chercher Madden ! s'exclama Louise.
— Non ! crièrent William et Lucas en même temps.
Ils n'étaient même pas sûrs que Madden soit encore à l'intérieur. Erwin et elle auraient pu prendre la voiture pour partir ils ne savaient où. Ou bien dans les jardins, hors de danger. Ils devaient d'abord vérifier si l'Audi d'Erwin était toujours garée. Louise commença à marcher vers l'entrée de l'hôtel malgré les protestations de Thimothé.
— Bouge, le pressa Lucas.
William prit à peine le temps de repérer les appuis. Il exerça toute la puissance de ses bras pour se maintenir et descendre plus rapidement. Il ne regarda pas vers le bas. Les yeux rivés vers le ciel étoilé, il songeait à toutes les choses bien plus dangereuses qu'il avait faite. Il ne tomberait pas. Pas ce soir. Et il eut raison. En un rien de temps, il fut en bas, prêt à courir après Louise pour empêcher le pire. Il la rattrapa de justesse, à quelques mètres seulement de l'entrée. Elle cria quand il la souleva par la taille.
— Elle est dedans ! Il faut l'appeler !
— Et c'est avec tes talons aiguilles que tu vas courir tu crois ?
— Oui !
Il la tira vers l'arrière et la planta au sol, ses mains fermement agrippées autour de ses épaules. Elle essaya de se dégager de son emprise, sans aucune réussite. Son regard fuit vers l'entrée, suintant d'un désespoir frappant.
— Je vais aller la chercher, ok ?
— Ma vie n'est pas plus importante que la tienne.
Il déglutit difficilement. Etait-ce la pensée qui l'avait fait courir après elle ?
— Thimothé n'a que toi, à présent. Pense à lui. Moi, j'ai mes propres fantômes qui m'attendent.
Il n'avait pas l'intention de mourir dans une explosion. Auparavant, il s'y serait jeté sans y penser à deux fois, mais plus maintenant. Dans le pire des cas, il rejoindrait Emma. Il ne croyait pas vraiment au Paradis, ni à la résurrection, mais qui savait ce qui se trouvait au-delà de la vie. Elle le regardait peut-être d'en haut, ses pépites bleues scintillant entre deux mèches blondes. Il aperçut de loin Alexandre. Celui-ci ne le poursuivit pas. Il savait qu'il ressortirait à temps. Il avait suffisamment confiance en lui pour y croire.
L'Audi noire d'Erwin était toujours garée. William s'engouffra dans l'hôtel.
Dans la salle à manger, Lucas fit sortir Henri sans aucune difficulté. Il ne restait que Philippe et ses parents. Sa mère était restée assise à la table, sa flûte à présent vide.
— Maman, l'appela-t-il.
Elle fixait le vide face à elle. Absente. Une rose desséchée par le temps, par toutes les larmes qui coulèrent jadis sur ses joues. Ses lèvres gercées bougèrent faiblement.
— Je ne descendrai pas.
Un couteau glissa lentement dans son ventre. Ce moment serait arrivé tôt ou tard. Sa mère n'avait jamais fait aucun effort pour vivre. Comment pourrait-elle en faire à l'heure de se sauver ? C'était tellement simple d'attendre là, assise, que la mort vienne la chercher. Elle n'attendait que ça depuis des années.
— Catherine, l'appela son père.
— J'ai dit non.
Lucas ne savait pas quoi faire. Il refusait de la laisser mourir ici. S'il revoyait Erwin, que lui dirait-il ? "Maman a voulu rester et je ne l'ai pas empêchée". Il lui en voudrait toute sa vie. Plus important encore, il s'en voudrait à lui-même. Son père contourna la table et s'appuya sur le dossier du siège pour se pencher vers elle. Elle ne bougea pas d'un seul millimètre, comme préparée à toute attaque.
— On va descendre, tous les deux.
— Depuis quand tu te préoccupes de moi, Charles ?
Elle l'affronta dans les yeux, le mit au défi d'élaborer une réponse sincère qui la surprendrait. La résignation implantée dans ses traits faisait presque mal à voir.
— Depuis toujours, Cathy.
— Tu auras su mentir jusqu'à ton dernier souffle.
Son père ne démenti rien. Pourtant, à la manière dont il la contemplait, comment ses yeux gris voyageaient sur sa peau, Lucas se mit à douter. Parfois, quand le monde entier nous cachait la vérité, l'impression que chaque mot prononcé n'était qu'un mensonge se faisait plus vive. Mais ce n'était qu'une impression.
— Tu n'as jamais accepté que je puisse tenir à toi à cause d'Edouard, parla son père. Tu ne t'es jamais estimée digne d'un quelconque amour.
— Non, c'est toi le problème.
Mais sa voix se fissura sur le dernier mot.
— Je n'aurais jamais maintenu le mariage après la perte du bébé si je ne t'avais pas aimé.
— Tu as fait ça pour me garder sous silence.
— Silence de quoi, Cathy ? Les Duvois avaient déjà porté plainte. Une affaire avait commencé. Tu n'allais rien apporter de nouveau. Que tu ais parlé ou pas, ça n'aurait fait aucune différence.
Elle plaqua une main sur sa bouche, les paupières closes.
— Tu t'es toi-même enfermée dans un silence, reprit son père. Tu t'es condamnée pour être tombée amoureuse d'Edouard. Et tu n'as plus laissé personne t'aimer après lui.
— C'est faux, étouffa-t-elle.
— C'est vrai et tu le sais. Tu en es parfaitement consciente.
Il proposa sa main. Paume vers le ciel.
— Je n'ai pas été le meilleur des maris, ni le meilleur des pères, je le sais. Mais j'ai fait de mon mieux. S'il te plaît. Viens avec moi.
Les yeux humides de sa mère fixèrent cette main avec espoir. Son visage se ralluma pas, et peut-être ne se rallumerait-il jamais ; mais il subsistait une étincelle de vie. Cachée au plus profond d'elle. Cette petite lumière fut la seule force qui la poussa à accepter la main de son mari et se laisser lever de sa chaise de condamnée. Elle jeta un regard désespéré vers la fenêtre.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir avec le vertige que j'ai.
— Je t'aiderai, assura son père.
Ce ne fut pas nécessaire. Le cliquetis d'un verrou résonna entre les tapisseries décorées. La porte s'ouvrit en grand, dévoilant un William presque surpris.
— J'ai eu l'idée de vérifier s'il y avait la clef posée tout près.
Il les avait certainement sauvé d'une mort certaine. Un coup d'oeil à sa montre fut suffisant pour qu'il gagne la porte en moins d'une seconde. Sept minutes. Seulement sept. Charles prit sa femme par la main et la tira vers la sortie. Celle-ci suivit jusqu'à ce qu'elle pose les yeux sur Lucas. Et alors elle chercha autour.
— Et Erwin ? Où est Erwin ? Vous ne l'avez pas retrouvé ?
— Il faut que vous partiez, répéta Lucas.
— Non ! Pas sans Erwin, pas sans mon fils, pas...
Son père la prit par la taille et la poussa vers la porte d'entrée. Elle se retournait sans cesse en arrière, un cri silencieux sur les lèvres, un regard éperdu jeté sur le hall de l'hôtel. Elle aurait voulu que Erwin surgisse de l'ombre et s'affiche vivant ; mais l'ombre ne contenait que du vide, ce soir. Lucas se força à détourner les yeux de cette vision. Son frère finirait par apparaître. Perdre un des leurs n'était plus possible.
Il tomba sur Philippe. Encore debout au milieu de la salle à manger. Pâle qu'il était, il crut voir un fantôme ressurgissant de ces murs luxueux. Il songea aux mots de sa mère. Les bombes, les morts, la vengeance, tout cela à cause d'un homme qui avait aimé la mauvaise femme. Lucas ne pouvait que comprendre. Leila et Lana avaient été deux infortunées qui avaient vu d'autres filles prendre leur place. Mais la différence résidait en ce que Leila s'était donné la mort, et qu'on avait donné la mort à Lana.
— Ferme derrière toi, prononça Phillippe.
— Et Thimothé ?
— Il n'a pas besoin d'un père meurtrier dans sa vie. Il saura avancer. Quant à Diego, il oubliera rapidement. Les enfants, ils... ils oublient avec facilité.
Lucas n'essaya pas de changer son avis. Au final, c'était lui, et seulement lui que Duvois aurait dû viser tout ce temps. Pas Sasha. Pas Emma. Pas les autres familles. Juste lui.
— Je ferme alors.
Il hocha calmement la tête. La résignation brillante dans ses pupilles bleues le frappa profondément. Il se força à agripper la poignée et la tirer, sans jamais éloigner son regard. C'était la dernière fois qu'il le voyait. Lui qui avait été présent à chaque Noël. Chaque été, alors qu'ils jouaient dans le jardin des Rovel. Lui qui venait chercher ses enfants à la sortie de l'école et qui les saluait avec un sourire éclatant. Ce fut cet homme qu'il enferma dans une salle à manger prête à exploser.
La porte se referma en un clac sec.
— J'ai regardé dans les cuisines, il n'y à rien, surgit une voix dans son dos. Je vais aller au spa.
William s'apprêtait à traverser le hall pour s'engouffrer encore plus profondément dans le complexe. Lucas se mit à courir et accrocha sa veste, le retenant avec toute la conviction qu'il pouvait manifester.
— Non, on a plus le temps.
— Il doit être là-bas. J'y vais en courant, je...
— Il reste cinq minutes ! Non !
William voulut le pousser sur le côté mais il s'agrippa fermement au tissu. Il s'accrocherait à tout pour l'empêcher de partir. Quitte à déchirer son tee-shirt ou à lui arracher la peau, il ne le laisserait pas exploser sous une bombe. Il se positionna devant lui, attrapa le col de sa chemise et le poussa en arrière, le plus fort possible.
— Putain lâche-moi ! Il est là-bas !
— Il n'y est pas ! Il nous aurait entendus !
— Je le laisse pas ici putain, lâche-moi, lâche-moi ! hurla-t-il.
Il se reçut un coup dans l'abdomen mais il ne lâcha pas, jamais. Ses poings le tenaient fermement. William se mit à appeler Erwin d'une voix cassée. Plusieurs fois. Il reprit avec le nom de Madden. Et il essaya de le repousser, comme s'il voulait se débarrasser d'un parasite. Il leur restait moins de cinq minutes. S'ils ne partaient pas, ils allaient mourir. Il fallait, il fallait qu'ils s'en aillent, impérativement, par pitié, il le fallait.
— Je ne le laisse pas !
Hors de lui, il souleva le col de sa chemise et le secoua.
— C'est mon frère mec ! Je te dis qu'il n'est pas là ! Je sais pas où il est, j'en sais rien, mais je veux pas mourir ! Tu comprends ça !
Moins de cinq minutes. Peut-être quatre. Ou trois. Ou rien. William reprit une inspiration. Il s'écarta et chassa ses mains.
— Fais chier.
— On y va ! Maintenant !
Et ils se mirent à courir. Ce ne furent pas ses jambes qui le portèrent, ce fut la peur, cette peur viscérale qui lui tordait les entrailles. La mort prit l'apparence d'un monstre qui les poursuivait, et le seul échappatoire consistait à courir plus vite que le corps ne pouvait endurer. Jusqu'à ce que ses pieds survolent le sol. Jusqu'à ce que ses poumons brûlent. Il dût s'arrêter à l'entrée pour attraper ses clefs, puis il s'élança dehors en direction de sa voiture. Alexandre les attendait, debout au milieu du parking.
— L'Audi ! lui cria-t-il.
Les trois portières s'ouvrirent presque en même temps. Lucas inséra la clef d'une main convulsive. Dès le moteur démarré, il appuya sur l'accélérateur. A côté, William passait plusieurs fois sa main sur son visage, ravalant constamment le même sanglot. Erwin n'était pas à l'intérieur, ni Madden. Il se répéta ça en boucle tandis qu'il s'engageait sur l'allée, dépassant le cent kilomètre par heure en moins de deux secondes. La voiture fusa. Dans le rétro, le Flamboyant s'éloignait petit à petit, déserté mais toujours debout, intact. Ses grands balcons blancs. Ses longues fenêtres aux rideaux pourpres. Son immense étendue sur des terres sèches, dominant Avignon. Lucas regardait à peine devant lui ; ses yeux s'étaient rivés sur l'édifice qu'il laissait derrière, cet hôtel qui avait fait leur fortune et leur misère.
Puis ce fut soudain.
Une force projeta le véhicule à l'avant. Un tonnerre rugit et jaillit de la terre, explosant en une lave agressive. Son pied appuya sur le frein par automatisme, faisant déraper sur plusieurs mètres la voiture. Il fut projeté en avant, son front touchant presque le volant ; puis soudain, en arrière. L'arrière de son crâne frappa l'appui-tête. Il cligna plusieurs fois des yeux. Le tonnerre ne s'arrêtait pas. La lumière non plus. Une pluie orange. Aveuglante. Comme si c'était le soleil qui leur tombait dessus. Plusieurs détonations. Des tuiles projetées dans le ciel, s'écrasant à quelques mètres. Il couvrit ses oreilles et pria pour que tout se termine. Chaque nouvelle bombe trouait un peu plus ses tympans. Et même les yeux fermés, il apercevait la couleur orange s'étendre partout autour de lui.
Ça se termina comme ça avait commencé. Avec un silence.
Il reprit peu à peu ses esprits. Ses mains se décollèrent de ses oreilles et ses yeux s'habituèrent à la nouvelle luminosité. Sa respiration fut laborieuse. Il ouvrit la portière pour plus d'air. Inconsciemment, son pied chercha un sol dur et ferme. Sans savoir comment, ni même pourquoi, il se mit debout. Il se tint d'une main à la portière, de l'autre à la carrosserie.
Puis il leva les yeux vers l'énorme éclat orange de la plaine.
Le Flamboyant n'était plus. A la place s'élevait le plus grand feu qu'Avignon n'ait jamais connu. Des parois restaient debout, mais les flammes les léchaient déjà, avides de nourriture. Le toit qui avait été épargné entre deux bombes s'effondra et se noya dans la flambée. Plus de fenêtres. Plus de reliefs sur les façades pures et blanches. Un travail d'une entière génération parti en fumée en moins d'une seconde.
Ces murs avaient assisté à leur enfance. Ils avaient écouté les disputes d'enfants se transformer en cris de rage. Les petits sourires en éclats de rire. L'amitié des héritiers solidifiées à jamais par un seul édifice.
Il n'en restait que des murs en train de tomber. Le feu avala ce que les bombes n'avaient pas pu détruire. Lucas regarda avec de grands yeux l'histoire de sa famille disparaître.
Après quarante ans d'existence, le Flamboyant accomplissait enfin ce pour quoi il était né.
Il flamboyait.
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