25. Le Flamboyant (1/3)
Je conseille fortement de lire la partie 2 et 3 des chapitres nommés "Le Flamboyant" d'affilée. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elles seront publiées le même jour. Sur ce, bonne lecture :)
21h23, la salle à manger
— Tu le fais tourner, comme ça.
Alexandre, le verre à vin à pied, fit tournoyer le liquide pourpre. Le vin tourbillonna sur lui-même avec grâce. Il était concentré sur l'action, détectant la moindre petite goutte qui giclait sur les parois en verre.
— Puis tu le sens.
Il porta son nez au-dessus et inspira longuement. William observait la démonstration avec une réelle admiration. Certainement qu'il ne percevrait que l'odeur âcre de l'alcool s'il faisait comme lui. Alexandre était né avec une bouteille de vin dans la main ; William, lui, avait toujours cherché les effets d'une quelconque boisson, de préférable la plus forte.
— Et qu'est-ce que tu sens ?
— C'est fruité mais un peu acide, un peu comme la groseille. Puis il a une odeur tertiaire boisée, du pin ou de la résine.
William approcha le verre de son nez et huma. Il sentait bon, certes. Mais il cherchait encore la groseille.
— Ouais, t'as raison.
Alexandre se mit à sourire, parfaitement conscient qu'il l'approuvait par faute de reconnaître les parfums.
— L'odorat se développe si on le travaille.
— Je crois que mon odorat a été anesthésié avec toute la merde que j'ai bu pendant tant d'années, marmonna William en piquant du bout de sa fourchette le saumon.
Il leva la tête et tomba sur les deux chaises vacantes. Erwin et Madden brillaient par leur absence ce soir. C'était rare de leur part. Ces deux-là étaient les premiers à assister aux grands événements, assumant toutes les responsabilités qu'ils endossaient au fur et à mesure. Ou bien Madden avait fait une crise et Erwin était resté avec elle dans la chambre. La dernière fois qu'il l'avait aperçue, sa mine était si pâle, son bras tremblant avec le téléphone en main que si sa théorie se prouvait vrai, il ne se montrerait pas surpris.
— Et cette bouteille, elle vient d'où ? questionna-t-il à nouveau.
— C'est un ami de mon père qui nous l'a offert. Elle vient de la cave du Flamboyant.
William arqua un sourcil.
— Le Flamboyant possède une cave ?
Alexandre parut si surpris de sa question qu'il s'immobilisa de son entier. Lucas avait écouté d'une oreille distraite la conversation. Il en profita pour se tourner vers lui avec un sourire narquois.
— Mec, t'abuses. Tu crois que je les sortais d'où toutes les bouteilles de whisky qu'on se buvait le vendredi soir ?
William ne put s'empêcher un sourire à la mention de ces soirées. C'était leur première année à Memphis, habitant chacun son appartement. Lui avec Alexandre, Lucas avec Erwin. Le vendredi soir, ils se retrouvaient tous. Et tandis que les filles, Alex et Erwin tapaient la discute, Lucas et lui s'asseyaient sur le balcon, un paquet de cigarette neuf et un whisky posé entre eux, pour un silence qu'ils partageaient sous les étoiles. William s'était toujours surpris de la bonne qualité de ses bouteilles.
Alex jeta un regard meurtrier à Lucas.
— C'était toi alors. Ils ont fini par remarquer la disparition des bouteilles, tu sais.
— Mais ils n'ont jamais su que c'était moi.
Le roux secoua la tête, exaspéré et refusant d'admettre son amusement.
— Et où elle se trouve cette cave ?
Il lui désigna le sol tout en attrapant son verre de vin.
— Et par où on y accède ? Par l'extérieur ?
— Non, ça c'est seulement au domaine. Il y a un accès à l'intérieur. Juste à côté de cette porte.
La porte de la grande salle à manger, celle par laquelle ils étaient entrés à peine une heure et demi auparavant. Il avait remarqué cette entrée depuis longtemps, mais n'avait jamais été curieux pour savoir où elle menait.
— On peut y faire un tour ?
L'entrée venait à peine d'être servie. Ils avaient le temps de descendre rapidement. Alexandre but une gorgée de vin et déglutit calmement. Puis il reposa le verre.
— Allons-y.
21h25, les serres
A travers les grandes vitres translucides des verres s'étalait un paysage luxuriant. Le Flamboyant paraissait dominer le monde, avec ses petites lumières scintillantes le long des façades. Il s'étendait de tout son long, s'imposant sur la plaine. Il s'était posé là depuis des années, et personne n'avait remis en question son existence. La perle d'Avignon. La pépite d'or jaillissant de la garrigue desséchée. Madden voyait tout cela de l'intérieur des serres. Même de là où elle se trouvait, les plantes s'écartaient de chaque côté pour lui offrir cette vue dominante.
— C'est beau, n'est-ce pas ? Ce qu'ils sont parvenus à faire.
Chaque fois qu'il parlait, elle l'entendait à nouveau dans l'enregistrement d'Emma. Cette bouche qui avait prononcé "un dernier mot à dire?" et qui, après la réponse d'Emma, s'était tu pour être remplacé par un tir. Un énorme bruit sourd qui avait duré la moitié d'une seconde. Si peu de temps pour tuer. Au lieu de se tourner dans sa direction, elle se centra sur Erwin. Toujours inconscient. Elle se demanda s'il se réveillerait un jour.
— La beauté existe pour cacher la laideur. Mais cela tu le sais, n'est-ce pas Madden ?
Elle se fichait de ses leçons de morale. Elle se fichait de sa stupide vengeance pour un meurtre vieux de quarante ans. Elle voulait juste qu'Erwin ouvre les yeux. Qu'il se libère par magie des cordes qui l'emprisonnaient et qu'il la prenne par la main pour l'emmener. Loin. Très loin.
Rêver était illusoire. Jamais elle n'avait pu s'en empêcher, pourtant. Malgré cette arme que Duvois pointait sur lui, malgré le fait qu'elle se tienne debout à plusieurs mètres sans aucune possibilité d'action, elle continuait de rêver.
— Connais-tu l'histoire d'Oreste, Madden ?
Il prononçait son prénom. Encore et encore. Il ne pouvait s'adresser qu'à elle et pourtant il continuait de l'appeler, comme si elle n'était pas vraiment là pour l'entendre.
— Clytemnestre tua son mari Agamemnon dans son bain, continua-t-il. L'eau se colorait de rouge tandis qu'elle le poignardait, encore et encore, sans aucune pitié pour l'homme qui avait partagé son lit et lui avait donné un fils, Oreste. Le devoir de chaque grec à cette époque était de venger la mort de leurs parents. Mais que faire quand c'était sa propre mère qu'il devait tuer pour mener à bien sa vengeance ?
Elle ferma les yeux sous la fatigue. Ne pouvait-il pas se taire et la tuer pour en finir ? Qu'attendait-il ?
— Oreste aurait pu épargner sa mère par amour, mais il ne l'a pas fait. C'est une fin qui n'enseigne ni la pitié, ni la tolérance. Elle révèle simplement la justice dans son aspect le plus terrible et horrifique.
Ce fut quand elle ouvrit à nouveau ses paupières qu'elle perçut du mouvement. Erwin agitait faiblement ses mains liées. Sa tête pendait toujours aussi lourdement contre son torse mais elle le sentit lutter pour se redresser. Duvois aussi s'en rendit compte. Cependant, l'importance qu'il lui donna fut moindre.
— Le sang appelle le sang, disaient les grecs. Le meurtre appelle le meurtre. On peut donner plusieurs définitions de la justice, mais celle-ci restera la plus vraie.
Erwin reprit lentement connaissance. Le filet de sang qui longeait son cou avait séché. Ses paupières papillonnèrent. Ses membres se tendirent. Il leva le menton, centimètre par centimètre. Il voulut regarder devant lui ; il put. Et il vit. Le canon du pistolet le dévisageait.
— Notre tragédie à nous a commencé quand le crâne de Lana a explosé contre le mur de Memphis. Elle a pris forme quand les deux premiers noms ont été écrits sur ces briques rouges. Et elle s'achèvera aujourd'hui. Du sang pour du sang, quarante ans après.
Puis Erwin pivota vers sa droite. Vers elle. Sans même entendre son nom, il perçut sa présence. Ce ne fut ni soulagement, ni espoir qui traversa ses pupilles quand il la vit. Seulement une immense détresse.
— Oreste fit face autrefois à un des plus grands dilemmes de l'histoire. L'amour ou la justice.
Duvois déposa son téléphone sur une planche de bois surélevée. L'écran était allumé, mais elle n'arriva pas à discerner ce qui s'y affichait. Puis il se leva de sa chaise ferraillée et appuya le canon sur les cheveux d'Erwin. Madden voulut crier. Le supplier. Hurler. Elle en fut incapable tellement l'horreur comprimait son coeur.
— Il choisit la justice. Et toi, Madden ? Que choisirais-tu ?
Il désigna son téléphone.
— Arrêter le décompteur d'une bombe prête à faire exploser le Flamboyant ? Ou sauver l'homme que tu as toujours aimé ?
21h42
Une humidité collante imprégnait les parois de la cave. Les pierres brillaient sous la lueur des plafonniers jaunes. Rangées contre un pan de mur entier, les bouteilles dormaient dans leurs compartiment, toutes posées à l'horizontale. Il devait y en avoir des centaines. Des étiquettes accrochées au-dessus d'elles portaient le nom du domaine d'où elle venait et la date. Sur certaines, on pouvait y lire "1998".
— Ca fait rien si on les laisse vieillir autant ? questionna-t-il.
Alexandre haussa juste les épaules.
— Ça dépend des vins. Les vins de garde doivent vieillir pour qu'ils dévoilent tout leur potentiel gustatif, mais il y en a d'autres qui ont le goût de vinaigre si on les laisse trop longtemps.
Wiliam contempla la collection de vin d'un œil admiratif. Il ne s'était jamais intéressé à cette culture, la jugeant trop noble pour un garçon des rues tel que lui. Mais aujourd'hui, il voulait se donner une chance. Arrêter de se tirer vers le bas et se permettre le meilleur.
— Tu m'apprendras tout le truc des vins ? fit-il en se tournant vers Alexandre.
Celui-ci se trouvait vers le peu de bouteilles de whisky entreposées. Il ouvrit une première boîte en carton.
— Ca s'appelle l'oenologie.
— Tu m'apprendras l'œnologie ?
— Si ça t'intéresse, oui.
Il tira une petite boîte en bois qu'il ouvrit. Aussitôt, il porta un air de contentement immense tout en caressant la bouteille qui se trouvait à l'intérieur.
— Qu'est-ce que c'est ?
William s'approcha. Cependant, il n'eut pas besoin qu'Alexandre ouvre la bouche pour connaître la réponse. L'étiquette lui disait déjà tout ce qu'il avait à savoir. Un Macallan 1926. Un des whisky les plus luxueux du monde.
— Je veux en boire avant de mourir.
Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie, mais s'il en avait l'occasion, il ne demanderait qu'une seule goutte pour sa propre satisfaction.
— Ils ont dû le cacher ici en voyant que des bouteilles disparaissaient, devina Alexandre. Sinon, ils l'auraient exposé à la vue de tout le monde. Ouvre la boîte d'à côté. Il y a peut-être d'autres surprises.
— Imagine on trouve un Isabella's Islay ?
Le whisky le plus cher du monde. Il faudrait faire partie de la famille royale britannique pour en trouver un dans sa cave. William souleva le couvercle d'une seconde boîte en carton avec un sourire amusé.
Ce sourire tomba aussitôt. Il n'y vit aucune bouteille. Aucun Isabella's Islay. Seulement des cables. Rouges, vers, gris. Emmêlés entre eux et accrochés à une petite boîte noire. Puis des cylindres accrochées avec du scotch gris entre eux, se côtoyant dans le petit espace qui leur était assigné.
L'air de la cave devint tout à coup irrespirable.
— Alors ? s'enquit Alexandre. Tu as trouvé un trésor ?
Des chiffres rouges s'affichaient sur le boîtier. Trente-trois minutes. Quinze secondes. Quatorze. Treize. Douze. Onze. Il se força à lever les yeux au plafond. Dans trente-deux minutes exactement, une bombe allait exploser. Une bombe. Peut-être plusieurs. Il ne voulait pas y croire. Il ne pouvait pas, pas après ce nouveau commencement qui se profilait.
— William ?
Alexandre fit un pas vers la boîte mais William posa brusquement une main sur son torse.
— Ne t'approche pas. On va remonter ensemble. Puis on va dire aux autres de sortir de l'hôtel. Tout de suite.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
Il ne l'écouterait pas. Il voudrait savoir pourquoi, comment, et William se sentait incapable de lui fournir toutes les réponses. Il attrapa son bras et le tira à l'avant.
— C'est quoi ce cirque ? protesta-t-il.
— Il faut partir.
Il fallait courir, même. Sortir de cet hôtel maudit, prendre une voiture et fuir, le plus loin possible. Il était tombé sur une bombe dans la cave. Une autre pouvait se cacher dans une chambre. Dans les cuisines du restaurant. Dans les chambres. Les suites impériales. Le Flamboyant exploserait, et s'ils ne se dépêchaient pas, ils exploseraient avec lui.
Alexandre se dégagea quand ils atteignirent l'escalier.
— Qu'est-ce qu'il y avait dans la boîte ! s'exclama-t-il.
— Ce n'est pas le moment putain, il faut partir !
Les escaliers. La porte. La sortie. Prendre une voiture, rouler jusqu'à l'horizon. Maintenant. De suite. Il ne voulait pas mourir, pas cette nuit. Mais Alexandre n'en fit qu'à sa tête. Il se mit à marcher vers la boîte.
— Non ! Alex !
Il le rattrapa en deux enjambées. Alexandre le poussa sur le côté, mais William tint bon et le retint par les épaules. Ses mains agrippèrent si fort sa chemise que ses jointures se mirent à blanchir.
— On doit s'en aller, souffla-t-il.
— Pourquoi ? Dis-moi ou je vais le savoir par moi-même.
Ils perdaient du temps. Se tenir près de cette bombe, c'était comme souhaiter mourir plus rapidement. Cette cave l'étouffait. Il voulait remonter. Respirer. Et courir.
— On doit remonter et main...
— Très bien.
Alexandre plaqua ses deux mains sur lui pour le pousser plus loin, plus fort. William vit rouge. Il ne comprenait pas. C'était la mort qui les faisait face. Alex ne savait pas ce qu'était la mort, il ne l'avait jamais affronté, mais William, toute sa vie il l'avait vue. Et cette nuit, il la sentait. Elle planait. Elle attendait. Chaque seconde qu'ils perdaient à parler, elle gagnait de la distance. Il agrippa fermement ses bras, à deux doigts de le secouer comme une poupée.
— Ecoute-moi ! Fais-moi confian...
— Qu'est-ce qu'il y a dans cette...
— Une bombe putain !
Le sang afflua sous son crâne. Ce mot rendait tout ce cauchemar réel. Il n'attendit pas la réaction d'Alexandre. Trop longue. Il tira son bras, monta les escaliers en supportant la moitié de son poids. Cette fois-ci, il ne protesta pas. Tout ce qu'il entendit fut sa respiration saccadée et ses pas précipités qui le suivaient. Dans la salle à manger, les familles conversaient tranquillement. Lucas leur adressa un signe. William n'eut pas le temps de le déchiffrer. Il traversa la pièce pour gagner la seule entrée et la seule sortie de cette salle : une grande porte en bois blanc séparant cet espace familial du reste de l'hôtel ouvert au public. Il saisit la poignée et la tourna. Puis il poussa.
La porte ne s'ouvrit pas. Il poussa à nouveau. Elle ne céda pas. Il secoua la poignée. De son épaule, il appuya contre le bois et força. Il fallait qu'elle s'ouvre. Il le fallait. Il n'entendit pas son nom être prononcé dans son dos, il ne voyait que cette poignée qui refusait de s'activer, cette porte qui les tenait prisonnière entre la mort et la liberté.
La panique le submergea et il frappa le bois en hurlant.
21h40
— Tu choisis, Madden.
Elle vit le téléphone et ne comprit pas. Les règles du jeu venaient de lui échapper. Elle s'était perdue. Tout son discours sur Oreste et la vengeance, la justice, peu importe, elle n'y avait rien compris. Ce qu'elle voulait, c'était tenir Erwin dans ses bras et pleurer.
— Est-ce que tu as compris ?
Elle secoua la tête.
— Je reformule dans ce cas. En face de toi, il y a un téléphone. Sur ce téléphone, il y a un petit signe affiché, un carré rouge. Il permet d'arrêter plusieurs bombes qui viennent d'être enclenchées.
De toute sa phrase, seul le mot "bombe" résonna avec force en elle.
— Espèce de salopard, grinça Erwin.
Duvois appuya le canon contre son crâne, l'obligeant à pencher la tête sous le poids exercé. Du reste, il agit comme s'il n'avait rien entendu.
— Tu peux décider d'arrêter ces bombes. Cette possibilité est tout à fait envisageable. Ainsi, toutes les personnes que tu aimes et qui se trouvent dans le Flamboyant seront sauvés.
— Ils fuiront, s'entendit-elle dire.
Duvois poussa un rire gras.
— Même s'ils apprenaient l'existence des bombes, la porte qui permet de sortir de votre jolie petite salle à manger vient d'être bloquée grâce à une des employées. Comme elle se trouve au deuxième étage, ils ne pourront rien faire. Seule toi peut les sauver, Madden.
Sans réfléchir, elle fit un pas en avant. Aussitôt, Duvois poussa le canon un peu plus loin, provoquant une grimace sur les traits d'Erwin.
— Mais si tu fais ça, il mourra.
Elle regarda le téléphone, puis Erwin. Ce n'était pas qu'elle ne comprenait pas, au final. Elle ne voulait tout simplement pas comprendre.
— Si tu choisis de sauver ton bien-aimé, ce sont les autres qui mourront. C'est à toi de choisir.
Après un bref silence froid, il ajouta :
— Tu as une demi-heure.
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