24. Madden
— Je vais déposer une plainte contre mon père.
Erwin, qui était en train de frotter la serviette contre ses cheveux, s'arrêta net. Elle crut d'abord que c'était par surprise. Ils avaient couché ensemble la nuit dernière. L'excitation, l'adrénaline que cela lui avait provoqué l'avait empêchée de dormir. Alors elle s'était mise à penser. A son père. A ce qu'il lui avait forcé à faire. A tout ce que ça avait causé. La rage qui s'était emparée d'elle l'avait conduit à une décision ferme : elle le dénoncerait. Que se passerait-il s'il répétait le même crime avec sa sœur ? Elle devait l'arrêter avant que l'idée même ne lui effleure le crâne.
Mais rapidement, elle se rendit compte qu'Erwin ne se montrait pas surpris. Il semblait effrayé. Ses gestes calmes dissimulaient habilement sa frayeur, mais le regard ne mentait pas.
— Il le mérite, dit-il simplement.
— Je pense, oui.
La serviette posée sur la commode, il se tourna entièrement vers elle. Il s'était déjà habillé. Un jean noir, une chemise blanche encore déboutonné. Elle n'était qu'en chemise de nuit, récemment réveillée d'un sommeil de deux heures.
— Ce ne sera pas moi qui t'empêcherai de porter plainte, mon amour. Mais il faut que tu saches quelque chose, avant. Je ne sais pas si tu t'en étais rendue compte, mais l'avocate d'Alexandre était venu à Briarcliff Manor pour parler à lui et à moi. C'est là qu'elle nous a expliqué pourquoi nos parents ne risquaient aucune peine grâce à la prescription. Seulement, elle nous a aussi parlé de ton cas. Et...
Il se racla plusieurs fois la gorge. Les mots refusaient de sortir. Il en avait peur.
— Et si tu portes plainte, Henri ne sera pas le seul à être condamnable.
— Les hommes qui m'ont touché aussi, je suppose.
— Non. Pas seulement.
Elle ne comprenait pas. Il n'y avait personne d'autre qui méritait d'être accusé dans cette affaire.
— Moi, dit-il d'une voix blanche.
— Quoi ?
— Non dénonciation de délit. Je savais et je n'ai rien dit. De même pour Lucas, mais si toute cette affaire doit être menée en justice, je ferai en sorte qu'il ne soit pas impliqué.
— Ce n'est pas...
"Possible" fut le mot qu'elle s'apprêtait à prononcer. Seulement, c'était possible. Ils avaient été idiots de ne pas y songer avant. Même si elle plaidait sa cause et assurait que son silence n'était qu'une demande de sa part, qu'est-ce qui lui assurerait que le juré la croirait ? La panique émergeait, tout doucement, mais elle s'efforça pour la contenir. Elle en était capable, à présent. Elle avait réussi à reprendre sa vie entre ses mains, ce n'était pas pour tout faire tomber.
— Ça doit compter pour quelque chose qu'on soit mariés.
— Je ne sais pas.
Il se tenait à la commode. Toutes les couleurs de son teint s'étaient évanouies, comme cachées par l'appréhension.
— Si tu portes plainte, reprit-il, je te soutiendrai.
— Si je porte plainte, je te condamne Erwin.
– Mais au moins il ira en prison.
Il était prêt à sacrifier sa vie pour rendre justice. Elle l'admirerait toujours pour cela. Cependant, même s'il se sentait prêt à aller en prison pour soutenir sa cause, elle ne pourrait pas le laisser partir. Elle n'avait pas cette même capacité de renonciation à ce qu'elle aimait.
— Toi aussi, tu iras.
— Il faudrait voir avec des avocats qui...
— Et risquer que l'affaire éclate en plein jour ? Non. Non, je ne permettrai pas ça.
Elle se leva et traversa la suite impériale en direction de la salle de bain. Il fallait qu'elle réfléchisse. Son père avait toujours su calculer trois coups à l'avance. Charles n'était pas le premier à avoir voulu ses jardins. Quand une partie de l'argent investi dans la Bourse avait fait ses caprices, les autres avaient cherché à grignoter son terrain pour les lui prendre, mais il avait toujours su calculer à la perfection ses actions pour maintenir sa propriété. Sa seule défaite venait de la femme qui connaissait ses opérations, et qui avait fait en sorte d'investir dans une Bourse déjà en chute libre, afin de le priver de toute chance de récupérer son argent. Madden, en vivant sous le même toit, en écoutant une partie de ses appels avec ses traders, avait appris elle aussi. Pas à maintenir sa fortune. Mais à piéger ce qui cherchait à la piéger. A se défendre. Puis à attaquer.
Une fois habillée d'un long pantalon et d'un décolleté, coiffée et maquillée, elle retourna dans la partie centrale de la suite. Erwin lisait un livre sur un des fauteuils historiques. Les Faux-Monnayeurs d'André Gide. Elle se souvint l'avoir lu au lycée, mais aucun souvenir de l'histoire.
— Je vais aller parler à mon père, annonça-t-elle.
— Pour lui dire quoi ?
Chaque fois qu'elle était susceptible de s'approcher de son père, il se crispait. Comme si dix minutes en sa présence allait la renvoyer dans les bras des millionnaires affamés.
— Le convaincre de vendre les jardins.
— Comment ?
— Je t'ai fais confiance.
Il hocha légèrement la tête, toujours méfiant.
— Alors fais moi confiance.
Dix minutes plus tard, elle se retrouvait devant la chambre d'hôtel de son père, patientant pour qu'il lui ouvre enfin. Il ne cacha pas sa surprise en la voyant. Elle s'arma de tout son courage pour lui faire face sans flancher.
— Je dois te parler.
Il ouvrit en grand la porte.
— Rentre.
Il lui montra le fauteuil sur lequel s'asseoir. Après lui avoir proposé plusieurs boissons qu'elle refusa, il se servit lui-même un verre de whisky. Elle ne le voyait que peu, mais elle remarquait ses habitudes à boire plus souvent. Chaque fois qu'elle l'apercevait, c'était avec un verre à la main.
— Que me vaut le plaisir de ta visite ?
— Nous devons parler des jardins.
Il s'empara du verre et resta debout devant la grande baie vitrée. Regarde-moi, faillit-elle crier. Regarde-moi dans les yeux et dis-moi que tu ne regrettes rien. Espèce de lâche. Lâche, lâche, lâche. Sa poitrine se souleva avec plus de difficulté.
— Je t'écoute.
— Tu sais ce que je veux. Si tu ne les vends pas, je porterai plainte.
Sa réaction ne fut pas celle qu'elle attendait. Le coin de ses lèvres se leva, creusant sa joue flétrie par le temps.
— Pourquoi as-tu attendu tout ce temps pour me dénoncer, Madden ?
Elle essaya de songer à une réponse évidente. Elle savait pourquoi. Bien sûr qu'elle savait. Pourtant, aucun mot ne lui vint à l'esprit. Parce que ça n'avait pas été le moment ? Emma était morte peu de temps après. Ils ne savaient pas encore qui prenait les photos. D'un autre côté, rendre ces clichés à la police les auraient peut-être aidés pour l'enquête. Alors... Sa gorge s'assécha.
— Je veux bien un verre aussi.
Il la servit aussitôt avec du vin. L'alcool l'aida à reprendre son calme. Cependant, il ne lui fournit aucune réponse valable. La vérité se dévoilait peu à peu, mais elle n'était pas sûre de pouvoir l'assumer.
— Je n'ai pas attendu que tu me menaces avec quelque chose que tu ne feras jamais pour me décider.
— Bien sûr que je le ferai.
— Et risquer de mettre ton mari en prison ? Non, je ne pense pas.
Il laissa échapper un petit rire face à sa déconcertation.
— Ne sois pas si surprise. Erwin a peut-être parlé à son avocate, mais j'ai aussi parlé avec les miens. La non dénonciation de délit est puni par la loi.
Elle ne pourrait jamais le désarçonner. Peut-être les autres, mais pas lui. A présent, il ne lui restait plus rien pour se défendre. Elle n'obtiendrait les jardins qu'à sa mort, et se chargerait toutes les dettes qu'il avait accumulées.
— Le notaire doit venir dans un mois, annonça-t-il. Charles était censé prévenir son fils ce soir, mais vous nous avez devancé.
— Comment ça ?
— Je te vends les jardins.
Elle se redressa, guettant le moindre signe suspect. Une moquerie. Un mensonge. Il n'y eut rien de tout cela. Il abandonna sa position face à la fenêtre pour s'installer face à elle, l'air absolument sérieux.
— Charles donnera l'argent nécessaire à Erwin pour les acheter. Ce sera lui qui signera le contrat pour qu'ils t'appartiennent directement. Tu partageras ensuite le domaine avec Louise. Après la vente, je m'en irai. Assez loin pour que tu n'entendes plus jamais parler de moi.
Elle n'eut pas les mots pour réagir. L'espoir, le chagrin, tout se bouscula dans son crâne. Il s'avouait enfin vaincu. Et il lui donnait ce qu'il lui restait. Les jardins. Son absence.
— Pourquoi tu changes d'avis tout à coup ? parvint-elle finalement à prononcer.
Il fit tourner le verre dans sa main.
— J'ai perdu ma femme. J'ai perdu mes filles. Si je peux encore sauver quelque chose, autant que je le fasse avant qu'il ne soit trop tard.
— Tu as encore Louise.
— Elle partira le jour où tu lui avoueras tout.
C'était très probable. Louise aimait leur père, mais elle s'éloignerait de l'homme froid et monstrueux qu'il avait été.
— Je pourrais ne rien lui dire.
Il la regarda enfin dans les yeux. Alors la vérité se révéla enfin dans son entièreté. Elle n'avait rien dit parce qu'elle l'aimait. Malgré les horreurs qu'il lui avait fait commettre, malgré les erreurs et les mots blessants, il n'avait jamais cessé d'être son père. Celui qui avait pris soin d'elle quand elle était petite. Celui qui lui racontait les histoires le soir. C'était cet homme-là qu'elle voyait face à lui.
— Louise n'est pas comme moi, reprit-elle. Elle ne cherche pas la vérité. Elle vit juste avec ce qu'on lui donne. Je ne suis même pas sûre qu'elle veuille vraiment savoir.
— Madden, je...
Il se tut. Devant ses difficultés à parler, il reprit une gorgée d'alcool.
— Merci, dit-il finalement.
Elle hocha la tête. Le verre reposé, elle se leva. C'était peut-être la dernière fois qu'elle lui parlait en face à face. Le revoir la projetait dans cette période obscure de sa vie qu'elle préférait oublier. Cependant, lui arracher Louise serait un acte de vengeance inutile. Elle l'aurait fait s'il lui aurait refusé les jardins. Mais aujourd'hui, il lui donnait ce qu'elle avait toujours désiré ; elle ne pouvait lui prendre la dernière chose qu'il lui restait.
— On se voit ce soir, déclara-t-elle. Pour le dîner.
Il mit un certain temps avant d'acquiescer.
— Ce soir.
Quand elle passa la porte, elle put enfin respirer normalement. Tout s'était bien passé. Mieux qu'elle ne l'avait espéré. Au fond d'elle, elle avait eu besoin de ce morceau d'espoir. Voir enfin les nuages s'évaporer et apercevoir clairement son avenir. Elle avait marié un homme qu'elle aimait. Elle hériterait des jardins. Elle fonderait une famille. Ce jour-là, sa raison pour sourire fut plus grande que celle pour pleurer.
Quand elle rentra dans la chambre, Erwin lui fit signe de s'approcher. Elle fut tentée de lui annoncer la nouvelle immédiatement, mais il semblait si concentré par son livre qu'elle n'eut pas le cœur à le détacher de la fiction. Il l'attira sur ses genoux et elle s'y installa, les pages à présent ouvertes face à elle. Enveloppée entre ses bras, elle s'y sentit protégée. Aucune douleur ne pouvait plus l'atteindre. Si elle devait choisir un endroit où rester pour l'éternité, elle choisirait d'être contre lui.
— J'ai pensé à nous quand j'ai lu ça.
Il désigna la phrase soulignée sur la page de droite.
— Et puis d'abord, lut-elle à voix haute, je ne suis pas malade ; ou si c'est être malade que de vous aimer, je préfère ne pas guérir.
Il écarta une mèche de son visage et embrassa doucement sa joue. Elle relisit plusieurs fois la phrase. Les larmes ne remontèrent pas ; cela faisait longtemps qu'elles s'étaient asséchées. Mais si elle avait pu en faire couler, s'en aurait été de joie.
— Erwin, prononça-t-elle.
— Oui mon amour ?
Elle se tourna vers lui. Un sourire flageolant sur les lèvres.
— Les jardins sont à nous.
***
Ils étaient restés assis autour d'une des grandes tables du restaurant pour étudier ensemble. Elle s'était efforcée d'imprimer toutes les feuilles de cours pour compléter les derniers examens en ligne. Erwin avait ramené les livres d'économie et de management. Tout le monde s'y était mis. Ou presque. Après une demi-heure, Lucas s'était mis à envoyer des petites boules de papier en soufflant dans son stylo. Face aux regards meurtriers qu'il avait reçus, il avait arrêté. Avant que William ne réponde de la même manière. Des petites boules blanches s'étaient mises à voler au-dessus de la table. Ils n'avaient pas remarqué le regard inquisiteur de Charles à l'autre bout de la pièce. Il les observait au-dessus de ses lunettes, le journal déployé devant lui. Madden fut tentée de les menacer, mais elle sut qu'il s'en chargerait lui-même. William était en train de former les petites boules et Lucas continuait d'en catapulter dans sa direction quand il se leva et marcha dans leur direction. Alexandre se racla la gorge pour les prévenir, mais ils étaient bien trop concentrés par leur jeu.
— Vous avez quel âge ?
Lucas sursauta et se tourna, pris de court. William se redressa lentement. Le silence fut tel que même Erwin s'arrêta d'écrire. Raven éteignit son téléphone.
— Je vous ai posé une question, répéta Charles. Vous avez quel âge ?
William fut le seul ayant le courage de répondre.
— Vingt-et-un ans.
— Alors pourquoi j'ai l'impression d'avoir des gamins de douze ans face à moi ?
Le téléphone d'Erwin se mit à sonner. Madden tenta de lire le nom affiché, mais elle n'y trouva qu'un numéro. Erwin le prit et partit de la pièce, sans pour autant répondre. Il ne prenait jamais les numéros inconnus.
— On s'ennuyait, c'est tout.
— Vous vous ennuyiez ?
Charles s'adressait aux deux, mais ses yeux se faisaient plus cinglants pour son Lucas. Celui-ci abandonna son stylo vide et rouvrit son ordinateur. Mais pour Charles, ça ne suffisait pas.
— Puis-je vous rappeler ce que vous allez faire dans quelques années ? Les responsabilités qui vont vous tomber dessus ? Ou peut-être que vous pouvez me le rappeler vous-même ?
Aucun des deux ne parla.
— Vous êtes doués pour faire les pitres mais pas pour répondre à des questions sérieuses. Alors je vais vous faire un simple rappel. Vous roulez en Porsche grâce au Flamboyant. Vous avez voyagé aux Etats-Unis en jet privé grâce au Flamboyant. Vous allez vous habiller ce soir d'un costume Armani grâce au Flamboyant. Le Flamboyant a été construit avec du travail acharné et des efforts immenses. Vous vivez dans le luxe parce que vos parents ont travaillé. Alors maintenant c'est à votre tour. Ce travail commence par devenir des adultes responsables. Il continue par devenir un minimum intelligent pour pouvoir gérer un complexe aussi grand. Il se termine par du sérieux et de la rigueur. Me suis-je exprimé assez clairement ?
Mais ce n'était pas dans la nature de Lucas de s'abaisser à de telles demandes.
— Je n'ai jamais voulu de...
— Tu te tais et tu travailles, siffla son père. Ce n'est pas en lançant des boulettes de papier que tu vas réussir à vivre dans ce monde sans une aide financière.
Il se tourna vers William.
— Tu as quelque chose à dire toi aussi peut-être ?
— Non.
— Alors jette-moi tous ces papiers. Tu as su prendre au sérieux un trafic de stupéfiant, alors prend aussi au sérieux ton avenir.
Sans rien répliquer, il ramassa les papiers qu'il avait coupés et se leva pour les jeter dans la poubelle. Raven était restée à regarder, hautement intéressée. Ce fut seulement lorsque Charles tourna les talons qu'elle s'exprima.
— J'aimerais arrêter Memphis.
Lucas leva le menton d'un air fier.
— Et que veux-tu faire à la place ? s'enquit Charles.
— Institutrice.
Tout le monde s'attendait à ce qu'il éprouve de la colère. Cependant, il prit un plaisir malsain à les décevoir. A la place, il fixa Lucas et William tour à tour.
— Elle a au moins un projet pour l'avenir. Jusqu'à ce que vous en ayez un...
— J'en ai...
— Un projet réaliste, Lucas. Garagiste n'est pas un projet réaliste. Travaille maintenant, tu auras toute une vie pour y penser. Dépêche-toi.
Charles retourna à sa table, prit son journal et s'en alla, comme si ce qui venait de se passer ne l'étonnait pas. Il avait dû apprendre les mauvais résultats de Lucas et William. Il avait juste profité du moment pour leur rappeler leur condition.
William dévisageait Raven. Celle-ci continuait à surfer sur les réseaux sociaux, mais elle termina par relever la tête.
— Quoi ?
Erwin revint, le téléphone en main. Madden se désintéressa de la conversation autour de la table pour surveiller ses moindres faits et gestes. Elle s'attendit à ce qu'il lui livre l'identité de son interlocuteur, mais il se contenta de rouvrir son ordinateur pour continuer sa dissertation. Elle avait appris à lui faire confiance. Alors elle ne demanda rien.
Ils restèrent tous autour de la table deux heures de plus. Lucas et William s'efforçaient pour rester concentrés, même si plusieurs fois, Alexandre avait demandé pourquoi des courses de voiture s'affichaient sur l'écran de Lucas. Erwin rangea ses affaires et annonça qu'il irait parler avec son père à propos des jardins. Il l'embrassa rapidement. C'était peut-être sa paranoïa, ou son imagination, mais il lui paraissait plus tendu que l'ordinaire.
Vers dix-neuf heures, ils allèrent tous se préparer pour le dîner. Tout le monde était convoqué dans la grande salle du Flamboyant, telle qu'ils en avaient l'habitude depuis des années. Madden ne trouva aucune trace d'Erwin dans la suite, mais elle supposa qu'il était déjà venu avant. Vêtue d'une robe beige à la jupe asymétrique, elle descendit seule les grands escaliers de marbre. Les quatre familles – du moins, ce qu'il en restait – se trouvaient déjà à proximité de la grande table préparée. Elle chercha Erwin. Elle chercha Charles. Ni l'un, ni l'autre. Peut-être discutaient-ils toujours. Catherine aussi était absente.
— Maddy ! s'exclama une voix derrière elle.
Louise s'approchait, éclatante dans une robe verte moulante. Les couleurs vives lui seyaient toujours bien. Thimothé la regardait un peu plus loin, brûlant de la rejoindre.
— J'ai quelque chose à t'annoncer. Viens.
Elle prit son bras. Madden continua à surveiller l'entrée malgré l'allégresse de sa sœur qui la menait toujours plus loin. Une fois un peu éloignées, Louise prit ses deux mains, sautillant déjà de joie.
— Thimothé et moi, on sort ensemble.
Ses yeux s'agrandirent. Elle ébaucha un grand sourire d'une réjouissance sincère. Ces deux-là n'avaient pas arrêté de se suivre aux Etats-Unis. Elle s'était douté qu'il se passait quelque chose, même s'ils avaient tout fait pour le dissimuler. Madden préférait sa sœur entre les bras d'un Rovel plutôt qu'un garçon dont ils ignoraient tout et qui prétendait l'aimer pour pouvoir toucher une part de son héritage.
— C'est merveilleux.
— Et on l'a fait. Hier soir.
Madden porta une main à sa bouche. Louise, dans la crainte de l'effrayer, s'empressa d'ajouter :
— C'était parfait. Ça a dépassé mes attentes.
L'annonce de leur couple lui fit sincèrement plaisir. Mais ce qui lui fit plus plaisir encore fut qu'elle soit la première dans la confidence. Louise prenait soin de le lui annoncer en privée, transportée de joie à l'idée que sa grande sœur apprenne ses sentiments. Elle se promettait d'être présente pour sa sœur, nuit et jour. Leur relation n'avait pas été des plus idyllique ces derniers temps, mais elle l'aimait. Tellement.
— Tu vas l'annoncer ? demanda-t-elle.
— Ce soir.
Madden, dans un sourire emporté, s'apprêtait à répondre quand elle aperçut du coin de l'oeil des personnes arriver. Catherine d'abord, dans une longue robe noire. Charles ensuite, son bras enroulé autour de la taille de sa femme. C'était tout. Seulement eux.
— Madden ? l'appela Louise.
— Désolée, je... je dois leur parler.
Elle s'approcha du couple. Charles mit peu de temps à considérer sa présence, et il l'accueillit avec un regard bienveillant.
— Et Erwin ? interrogea-t-elle, le souffle court.
— Comment ça Erwin ?
— Il était avec vous cet après-midi.
— Ah non, absolument pas.
Quelque chose n'allait pas. Le numéro inconnu. L'excuse d'aller voir son père alors que c'était faux. Son absence pendant plusieurs heures. Où pouvait-il se trouver sinon dans le bureau de Charles ?
— Mais il vous a parlé, n'est-ce pas ? A propos des jardins.
Catherine et lui s'échangèrent un regard troublé. Par pitié. Qu'ils lui disent où se trouvait Erwin. Elle devait savoir où il était. Ce qu'il faisait. Il finirait bien par apparaître. Oui, il arriverait bientôt et son appréhension n'aurait aucune raison d'exister.
— Erwin n'est pas venu me voir aujourd'hui.
— Mais il m'a dit...
Il lui avait menti. Un nœud se forma dans sa gorge.
— Tu veux que je l'appelle ? proposa Charles.
— Non. Je vais le faire moi.
Et elle l'appela. Dix fois. Quinze fois. Elle lui laissa vingt messages lui demandant où il se trouvait. Son téléphone resta collé à sa main tout le temps de l'apéro. Charles se tenait non loin, surveillait le moindre signe annonçant une réponse de son fils. Rien. Il n'y eut rien du tout. Le reste des familles ne s'était pas aperçu de son absence. On s'en rendrait compte qu'à l'heure d'occuper les sièges. Quand une place resterait vacante. On demanderait alors "qui manque-t-il?". Mais il serait peut-être trop tard.
Ses mains transpiraient beaucoup trop. Elle fut tentée de partir à sa recherche dans tout le Flamboyant, même si cela mettrait des heures. Olivier Voseire demandait déjà à ce qu'ils prennent place pour commencer à manger. Elle ne pouvait pas s'asseoir et attendre qu'il arrive. Elle ne tiendrait pas.
— Peut-être qu'il m'attend dans la suite, supposa-t-elle face à Charles.
— Va vérifier.
Elle déserta le salon. L'escalier, grand, imposant, se dressait face à elle. Son talon se posa sur la première marche. Son téléphone vibra.
Plusieurs fois, elle dut cligner des yeux pour vérifier ce qu'elle lisait. Erwin. Un seul message.
Je suis allé me promener dans les serres. Viens me rejoindre.
Après plus de trente appels ignorés et vingt messages non répondus. Juste ça. D'un ton froid qui ne lui correspondait en rien. Cependant, c'était la seule piste qu'il lui offrait. Il s'agissait peut-être d'une surprise. Cela expliquerait son absence inexpliquée.
Elle sortit du complexe sans aucun manteau. Le froid nocturne ne tarda pas à mordre sa chair. De petites lueurs positionnées un peu partout permettait de suivre un chemin tracé à travers les jardins. Madden marcha sur les gravillons, ses bras croisés pour la réchauffer. L'obscurité complète l'enveloppait, hurlant le danger. La nuit ne l'avait jamais rassurée. Elle s'était toujours imaginé que derrière ce voile noir se cachaient quelques montres qui guettaient.
Elle dut sortir du sentier illuminé pour se rendre vers les serres. Celles-ci se trouvaient à plusieurs centaines de mètres du Flamboyant, situées en hauteur. Erwin n'avait aucune réelle raison de s'y rendre. Les plantes ne l'intéressait pas, et il se plaignait toujours de l'humidité de l'endroit. Tout en continuant son avancée, elle relisit le message. C'était bien les serres.
— Erwin ! cria-t-elle dans la nuit.
Les grandes portes vitrées l'accueillirent froidement. Des lumières accrochées aux vitraux diffusaient un halo jaune qui plongeait l'endroit dans une atmosphère de jungle oubliée. Des orchidées s'élevaient dans toute leur hauteur dans sa direction, exposant leur longue tige jaune telle une langue de serpent cherchant à la goûter.
— Erwin ? tenta-t-elle à nouveau.
Elle s'avança dans l'allée principale, aux aguets. Le moindre bruit. Le moindre mouvement. Elle surveillait tout. Mais rien ne se produisit. Il n'était pas là. Elle ne sut à quel jeu il se donnait, mais elle n'aimait pas ça.
— Erwin, s'il te plaît. J'ai envie de rentrer.
— Par ici.
La voix provenait de sa gauche. Elle aurait du se sentir rassurée. Il n'en était rien. Ce n'était pas Erwin qui avait répondu. Il ne possédait pas un timbre aussi grave. Mais peut-être s'y trouvait-il. Où, sinon ? Elle s'avança jusqu'au détour et tourna.
De l'eau glacée s'écoula dans ses veines. Accroché à un des poteaux de fer, Erwin gisait assis, la tête lourde plongée à l'avant. Un filet de sang coulait le long de son cou. Il ne bougeait pas. Ses mains étaient attachées vers l'arrière par une corde étroitement nouée. Animée par une panique soudaine, elle fut sur le point de le rejoindre en courant. Mais ses yeux tombèrent à temps sur l'arme qui menaçait d'arracher sa vie. Pointée vers lui.
Et l'homme qui la tenait.
— Bonjour, Madden. Tu nous as finalement trouvé.
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