22. Lucas

Ils s'étaient réunis dans la salle à manger des Rovel, comme le jour où ils avaient enterré Emma. Quand Lucas s'installa sur un des sièges, il eut la désagréable sensation de revivre cette scène. De revoir Thimothé se cacher derrière ses bras, d'entendre l'enregistrement d'Emma et Duvois et de découvrir toutes les monstruosités de leurs parents. Une éternité avait semblé s'écouler depuis ce moment-là. En réalité, il ne s'était passé que quatre mois. Le printemps soufflait sur les herbes et ouvrait toutes les fleurs. Des insectes survolaient les herbes, les oiseaux chantaient des mélodies nouvelles.

Un an auparavant, Leila s'était jetée du haut d'un pont. Elle était morte durant une fraîche nuit printanière, exactement comme celle qui se préparait ce jour-même.

C'était le juge d'instruction lui-même qui était venu leur rendre visite. Olivier l'accompagnait, s'offrant l'image du parfait homme d'affaires en accord avec les autorités. Ses efforts pour prouver ce qui n'était pas vrai le surprendrait toujours.

- Nous avons des bonnes nouvelles, déclara le juge en joignant ses mains face à lui. L'assassine de Sasha Rovel a été retrouvée.

- Elena, marmonna William, une cigarette froide entre les doigts. Elle est morte.

- Effectivement.

Il connaissait toute l'histoire. William s'était confié le soir de son retour, leur annonçant la chute définitive de son cousin. Le lendemain, la presse s'était chargée de confier les derniers détails.

- Cependant, nous n'avons...

- Pas encore retrouvé Duvois, l'interrompit-il. Combien de fois on va encore vous entendre prononcer cette phrase ?

La mâchoire du juge se contracta.

- Je vous conseille de ne pas vous faire remarquer, Monsieur Restrie. Pas jusqu'au procès, en tout cas.

Son regard parut vouloir trancher tout ce qui se présenterait face à lui, mais il se garda de le lever vers le juge.

- Les recherches se sont étendues dans toute la France métropolitaine. Nous essayons de contenir la presse sur l'affaire afin de ne pas faire fuir Duvois dans d'autres pays.

- Il est ici, fit Madden. Dans le sud. Il y restera jusqu'à ce qu'il termine son massacre.

Ses mots s'apparentaient à de la glace qui refuserait de fondre. Raven s'agita. Elle colla une main à son front et entrouvrit ses lèvres pour mieux respirer. Lucas la trouvait anormalement pâle. Au moment où il allait se pencher pour lui parler à l'oreille, le juge reprit :

- Nous sommes en train de fouiller chaque mètre carré. Nos informaticiens essaient de trouver une trace, mais c'est extrêmement difficile sans un indice de départ. Tout ce que nous pouvons faire pour l'instant, c'est vous mettre à l'abri.

- On retourne aux Etats-Unis, proposa Louise.

- Mieux vaut vous assurer une protection, répliqua Olivier. Il a déjà employé quelqu'un d'autre pour éliminer Sasha, il pourrait très bien faire de même pour un de vous.

- Ne dîtes pas "éliminer", grimaça Thimothé.

Olivier considéra le jeune homme un bref moment, ne laissant apercevoir qu'un agacement réprimé dans la lueur de ses pupilles vertes. Raven aussi remarqua cet éclat. Elle déglutit bruyamment.

- Nous avons fermé le Flamboyant depuis plus d'une semaine, reprit Olivier.

- Et nous proposons que vous vous y installiez, continua le juge. Juste pour quelque temps. Cela facilitera le travail de la police pour vous protéger, et nous assurer qu'aucun autre drame n'arrive.

- Donc on nous enferme là-bas ? résuma Raven.

- Je n'utiliserais pas ce terme.

- Oui, c'est ça, répondit Madden.

- C'est pour votre bien à tous, intervint une nouvelle fois Olivier.

Il jeta une œillade en direction de son frère. Celui-ci était resté muet depuis le début. S'il songeait à quelque chose de particulier ou s'il ne trouvait rien à dire à ces décisions, Lucas n'arriva pas à savoir. Erwin devenait de plus en plus difficile à lire.

- Dans deux jours nous nous retrouverons tous au Flamboyant, avisa Olivier.

- Les parents viennent aussi ? interrogea Thimothé.

Face à une réponse positive, Madden éclata de rire. Rien de joyeux. C'était un rire presque hystérique, celui que poussait les fous quand ils ne supportaient plus les malheurs que leur imposait la vie.

- Des retrouvailles avec mon père, fantastique !

L'expression d'Erwin se troubla. Raven recouvrit sa bouche et se leva brusquement.

- Pardon.

Elle courut vers la sortie. Lucas se leva de sa chaise par automatisme et la suivit. Il la rejoignit sur la terrasse. Une lumière orangée se diffusait entre les nuages. On aurait dit que le ciel saignait. Les doigts de Raven s'agrippaient à son tee-shirt, creusant dans sa peau pour en extirper toute la douleur. Il voulut s'approcher, mais immédiatement, elle s'écarta d'un pas. Son regard fuya vers l'horizon. Alors il se contenta d'attendre. Des minutes, des heures s'il le faudrait. Tout comme elle était restée quand il l'avait repoussé, il ferait de même. Il n'y avait pas de Lucas sans Raven ; pas de Raven sans Lucas. Elle ne fut pas longue pour prononcer les premières paroles.

- Ma mère m'a appelée.

L'instinct le fit clore les paupières. Rien de bon ne pouvait provenir de ce genre d'appel. Sa mère ne parlait avec Raven que pour pleurer, soit sur son propre sort, soit sur le destin néfaste qui s'abattait sur leur famille.

- Elle a vu ce qui se passait à la télé. Ils ont juste mentionné le nom de Duvois, ils n'ont pas dit où ça se passait ni rien, mais elle avait quand même compris grâce aux images d'Avignon qu'ils avaient pris. Et elle...

Sa voix se brisa. Il aurait voulu l'envelopper dans ses bras, sentir son cœur battre contre le sien. Lui murmurer que tout allait prendre bientôt fin, même si c'était des mensonges.

- Tu sais ce qu'elle m'a dit ? fit-elle, se frottant l'œil qui venait d'échapper une larme.

- Non.

- Elle m'a dit que s'il m'arrivait quelque chose, que je sache qu'elle m'a beaucoup aimé.

Elle cligna plusieurs fois des yeux. Suffisant pour que ses joues s'humidifient. Cette fois-ci, elle ne chercha pas à les effacer.

- Elle ne m'a pas demandé si Duvois était susceptible de m'épargner, ou si la police nous protégeait assez, non, pas du tout non. Pour elle, je suis déjà morte. Qu'on me tire une balle dans le crâne ou pas, je suis morte, je suis...

- Eh, bébé.

Il posa une main à l'arrière de son crâne et la conduisit contre lui. Enfin, elle s'accrocha. Ses bras autour de lui, elle le serra comme s'il représentait son propre cœur qu'elle cherchait à réconforter. Il l'entendit renifler. Elle avait encore le visage tourné vers le ciel, les étendues oranges.

- Je sais que ce n'est pas bien, reprit-elle. Mais parfois, je me dis que ce n'est pas juste. Toi et Erwin, Madden, Alex, vous avez tous des parents qui ont pris soin de vous et qui vous ont aimé, alors que moi, j'ai...

Elle se réfugia entièrement dans son épaule, coupant court à sa phrase. Il ressentait ses tremblements comme s'ils s'agissaient des siens. Il ressentait sa peine comme si elle était sienne. Et il aurait voulu la guérir, mais ce genre de blessure ne se soignait pas avec un pansement.

- On créera notre propre famille, souffla-t-il contre ses cheveux. Toi et moi.

- Il va nous tuer avant, étouffa-t-elle dans sa chemise.

- Non. Il ne te touchera pas, Raven. Jamais.

C'était vain. Voire naïf. Mais il fallait bien s'en tenir à quelques promesses pour continuer d'avancer. Il déposa ses lèvres sur le sommet de son crâne et resta là, à l'embrasser, face à une traînée de sang que le soleil laissait derrière lui. Leurs corps emboîtés, tels qu'ils l'avaient toujours été. Il l'entendit pleurer et il ferma les yeux.

Sa mine fut meilleure quand ils retournèrent dans la villa de ses parents. Ils auraient pu loger avec sa tante Alicia mais quand ils étaient venus voir sa mère et son père pour leur annoncer leurs fiançailles, ce-dernier leur avait proposé de rester, et il n'avait pas eu le coeur à refuser. Son père faisait des efforts notables pour améliorer leurs relations. Il en prenait compte et s'efforçait, lui aussi. Raven avait raison. Ils avaient la chance d'être nés dans des familles aimantes. Mieux valait en profiter plutôt que tout gâcher.

Personne ne se présenta à leur arrivée, mise à part Maria, la femme de ménage des Layne, qui emportait les livres de sa mère dans un carton. Leur séjour au Flamboyant risquait de s'éterniser, et même si les allers-retours vers leur villa n'étaient pas interdits, ils étaient fortement déconseillés. Duvois pouvait agir à tout moment. Il était trop imprévisible pour anticiper quoi que ce soit.

- Tu as déballé ta valise déjà ? interrogea Raven en montant les grands escaliers de pierre.

- Non, mais on peut se débarrasser des affaires de toilettes et prendre plus de vêtements à la place.

- Pourquoi ? Il n'y a pas tout le nécessaire de toilette dans les hôtels, pas à ce que je sache.

- Dans les suites impériales, si.

Elle s'arrêta brusquement sur une marche.

- On va prendre une suite impériale ?

- Une faveur pour les futurs mariés selon mon père, sourit-il.

Erwin et lui occupaient les deux seules suites impériales du complexe. Madden avait dû considérer cette faveur comme une normalité, connaissant ses expectatives princières. Pour Raven, c'était comme un rêve devenu réalité.

- Suite impériale, répéta-t-elle pour s'en convaincre.

- Ma reine.

Il s'inclina légèrement en avant avant de lui prendre sa main. Un baiser fut déposé sur ses doigts fins. Juste à côté d'une bague de diamant. Sa promesse d'une union éternelle. Le rire qu'elle poussa eut quelque chose de si pur qu'il aurait presque voulu l'enfermer dans un gobelet de verre pour l'écouter en boucle. Elle voyait cette suite impériale comme un rêve, mais il serait prêt à arracher une étoile du ciel juste pour lui faire plaisir.

Ils terminèrent leur montée de l'escalier main dans la main. Ils devaient passer devant la chambre de ses parents pour se rendre dans la leur. Ce fut là qu'il aperçut Maria s'essuyer le front tout en reprenant bruyamment son souffle.

- Je vais l'aider, annonça-t-il à Raven.

Elle hocha la tête et s'en alla. Lucas frappa à la porte déjà ouverte.

- Oh, vous êtes rentrés ! s'exclama-t-elle avec un enthousiasme sincère.

Les draps n'étaient rangés sous le matelas que d'un côté. Le reste demeurait défait et attendait son heure, tandis que Maria reprenait son énergie.

- Je vais vous donner un coup de main, proposa-t-il.

- Non non non ! Je le fais moi !

- Il se peut que j'aille vivre seul avec Raven dans quelques années. Il faudra que je sache comment faire un lit.

Ses sourcils se froncèrent de manière démesurée. Petit, il s'amusait à l'énerver parce que ses expressions s'assimilaient à des caricatures. Combien de fois l'avait-elle poursuivi dans le couloir parce qu'il lui avait volé la serpillère. Malgré cela, pas une fois elle n'avait rapporté ses actions à son père. Elle savait ce qu'il aurait enduré dans le cas contraire. Il n'avait jamais valorisé sa bonté à son juste prix, mais aujourd'hui qu'il avait grandi, il s'en rendait parfaitement compte.

- Très bien, soupira-t-elle. Ce n'est pas bien difficile, tu verras. Prend ce recoin du drap, là.

Il s'exécuta.

- Tire-le. Voilà. Et coince-le sous le matelas.

Il le souleva. Et le maintint en l'air. Ses yeux rivés sur le sommier. Son sang se glaça.

- Eh bien, repose-le maintenant.

Il ne pouvait pas. Il ne pouvait plus bouger. Cette pochette bleue. C'était elle. Celle qu'Alexandre avait tenu contre lui à New York, prêt à la délivrer à Duvois. Et elle se trouvait sous le lit de ses parents.

- Il y a une bête, c'est ça ?

Lentement, il se baissa. L'attrapa. C'était elle. Aucun doute. Il laissa retomber le matelas, provoquant un bruit sourd quand celui-ci cogna le sommier.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?

- Où est mon père ? demanda-t-il d'une voix creuse.

- Chez les Voseire.

- Et ma mère ?

- Dans le salon. Pourquoi ? Lucas ?

Il n'avait jamais descendu les escaliers aussi vite. Son sang ne circulait plus : il s'était figé quelque part entre son cœur et son cerveau. Dans le scénario qu'il imaginait, ses parents se révélaient complices de Duvois. Et par ce biais, complice des meurtres de Sasha et Emma. Cette simple pensée le rendit malade.

- Maman ! cria-t-il.

Il s'engouffra dans le salon. Elle s'y trouvait. Assise sur le sofa. Un verre de vin dans la main. Les yeux vides. Si vides. Il s'avança jusqu'à se trouver face à elle, la pochette brandissante.

- Tu m'expliques ?

Elle y jeta un bref coup d'œil. Désintéressée, indifférente. Comme s'il ne s'agissait que d'un jouet sans souvenir qu'il avait trouvé par hasard.

- Où l'avez-vous obtenu ?

Elle leva le verre, but une gorgée. Pas une réaction. Pas un mot. Sa reine de glace s'était enfermée à jamais et sans un bruit, s'était laissée mourir dans le froid. Mais il refusait de partir sans une explication. Quitte à s'asseoir sur ce canapé et attendre l'arrivée de son père.

- Maman !

- Tu ne m'as jamais parlé de ce que Leila t'avait fait.

Avait-il bien entendu ? Comment pouvait-elle prononcer le nom de Leila maintenant ? Face à cette pochette ? Devant l'évidence même ?

- Je te parle de ça, moi.

Il secoua la pochette.

- Oui, je sais.

Elle reposa le verre à pied sur la table vitrée. Le verre rencontra le verre par un son cristallin.

- Comment l'as-tu trouvé ?

- En aidant Maria à faire le lit.

Sa froideur ne trahit aucune expression. Ni surprise, ni regret, rien.

- Assieds-toi mon chéri.

- Je veux savoir ce que...

- Tu vas savoir. Assieds-toi d'abord.

Il laissa retomber son bras d'un air défait. Il n'était pas certain de sa sincérité. Toute leur enfance, il l'avait entendu dire "tout va bien" alors qu'elle pleurait. Il y a plusieurs mois de cela, il l'avait surprise en train de se procurer de la came. On l'avait ensevelie dans le mensonge, et elle avait appris à l'utiliser, elle aussi. Elle serait capable de lui mentir en pensant le protéger.

- S'il te plaît, souffla-t-elle.

Il finit par prendre place à côté d'elle. La pochette toujours en main. Elle n'essaya pas de la prendre. C'était à peine si elle y jeta un coup d'œil. Elle demeurait droite dans sa robe noire, un masque de glace posé sur son visage élégant.

- C'est Edouard qui me l'a donné.

- Edouard ?

- Duvois.

Elle l'appelait par son prénom. Comment ? Pourquoi ?

- Il devait me retourner une faveur, reprit-elle. Une vérité contre une vérité.

- Il te l'a remise en personne ?

Son hochement de tête l'acheva.

- Et tu n'as pas songé à appeler la police ?

- C'était inutile. Et ça n'aurait pas été... honnête.

- Honnête ? Parce que tu crois que l'honnêteté c'est vraiment important en ce moment ? Maman, il a tué Emma ! C'est lui qui a appuyé sur la détente putain !

- Tu as raison, dit-elle calmement.

Ce fut tout. Un simple "tu as raison" sans force ni conviction. Il ne la reconnaissait plus. Cette femme face à lui... elle n'avait plus rien de sa mère. Elle avait toujours su différencier le juste de l'injuste, malgré les conséquences qui pouvaient lui retomber dessus. Elle avait traité le monde avec bonté. Toujours. Mais aujourd'hui, elle s'était convertie en complice d'un assassin.

- Tu n'as rien d'autre à dire ?

- Je t'ai posé la même question une fois. Je t'avais demandé si les rumeurs de ce que t'avais fait Leila étaient vraies. Tu ne m'as jamais répondu. Ni toi, ni Erwin. Mon mari a passé sa vie à me mentir, et je me suis rendue compte que mes fils faisaient la même chose.

Ses mots le poignardèrent. Ce n'était pas une plainte, ni une supplication. Elle établissait juste un fait qui s'avérait douloureusement vrai. Il lui avait occulté la vérité. Tout comme elle le faisait aujourd'hui. Il comprit alors ce qu'elle avait senti. Frustration. Sentiment d'être trahi par sa propre famille.

- Leila m'a frappé avec une bouteille en verre, se livra-t-il sans une once d'émotion. Elle m'a attaché au lit. Et elle m'a violé.

Sa main commença à trembler. Ce fut le seul signe qui manifesta sa détresse. Le reste demeurait aussi figé qu'une statue de marbre.

- Et Erwin ?

- Elle lui a fait boire du GHB et l'a violé alors qu'il était inconscient.

Il scruta la moindre réaction. Sa main continuait de trembler. Elle cligna plusieurs fois des yeux. Un silence s'imposa, long et froid. Peut-être avait-elle déjà entendu cette histoire avant. Peut-être la découvrait-elle pour la première fois. Il n'en avait aucune idée.

- Edouard m'a donné cette pochette parce que je lui avait tout révélé après le meurtre de Lana.

C'était son tour, donc.

- Pourquoi avoir fait ça ?

Elle prit une inspiration plus profonde. Expira longuement. Puis, d'une voix claire, elle dit :

- Je l'aimais.

Il comprit alors sa réaction impassible. Lui-même fut incapable d'esquisser le moindre geste. Il ne pouvait tout simplement pas. Il y croyait, oui, il la croyait parfaitement. Mais cette aiguille qui s'enfonçait lentement dans son abdomen ; cette aiguille lui faisait mal.

- J'étais amoureuse de lui, continua-t-elle. Seulement, tout lui révéler n'avait été qu'une impulsion du cœur. Je n'en ai rien tiré. J'étais...

Elle ferma brièvement les yeux.

- J'étais fiancée à ton père. Parce que j'étais enceinte.

- De nous ?

- Non. J'ai perdu le bébé quelques semaines avant le mariage. Edouard avait déjà disparu je ne sais où, le procès qui avait déjà débuté annonçait de bons pronostics pour les familles du projet Flamboyant. C'est triste, mais à ce moment-là, tout ce dont à quoi j'ai pensé, c'était l'argent.

Elle dessina un sourire des plus amers.

- L'argent signifiait la sécurité. Il signifiait une vie établie, posée. Et Charles, dans tout ça, agissait de la manière la plus galante possible. Il était le prince charmant dont je n'étais pas tombée amoureuse, mais il était là quand même et il ne voulait pas retirer son offre de mariage. Je n'avais pas encore compris pourquoi, d'ailleurs. Je n'avais rien d'une bourgeoise contrairement aux autres. J'ai bêtement pensé qu'il tenait à moi.

Ça avait été pour acheter son silence. Tout le monde le savait. Même lui. Ce fut la raison pour laquelle elle ne le mentionna pas.

- J'ai ensuite cru ce qu'on m'a raconté. Que Lana s'était énervée, Philippe aussi et le funèbre accident était arrivé. C'était ce que j'avais vu, en tout cas. Les craquements de son crâne contre le mur, les cris de rage de Philippe, tout ça, c'est comme si j'y assistai encore, quarante ans après. La raison pour laquelle toute la dispute avait commencé était à cause du contrat d'achat que Charles avait signé à la place de Philippe. C'était ce qu'Adélaïde m'avait dit. J'y ai cru.

- C'est vrai.

- Non c'est faux.

- Mais dans l'enregistrement de Duvois...

- Parce que lui aussi y a cru. Tout le monde y a cru. Mais hier j'ai regardé le dossier. J'ai vu le contrat d'achat et j'ai moi-même failli louper un détail crucial. La date. Le contrat avait été signé trois semaines après la mort de Lana. Ça n'avait pas pu être la raison de la dispute.

Il ne comprenait pas.

- On peut imaginer mille motifs pour des tragédies, continua-t-elle. Des vengeances. Des trahisons. Des questions financières. Mais au fond, il n'y aura toujours qu'une seule raison.

Son regard plongea dans le vide.

- L'amour, souffla-t-elle. L'amour sera toujours le seul et unique motif d'une tragédie. Philippe a tué Lana parce qu'il était amoureux d'Adélaïde. Il avait déjà signé les contrats lui-même, des mois auparavant. Il a vu l'opportunité de se débarrasser d'elle tout en gardant les terrains du Flamboyant et il l'a fait. Il l'a prise par le coup et l'a frappée. Frappée. Frappée. Et quand il l'a lâché son cadavre, il a su qu'Adélaïde deviendrait sa femme. Charles s'est arrangé en signant un nouveau contrat d'achat pour dissimuler le vrai motif, pour qu'Adélaïde n'ait jamais à être accusée de quoi que ce soit par les Duvois. Ca a fonctionné. Si bien qu'à présent, nous sommes tous les proies d'Edouard, alors que seuls Philippe et Adélaïde auraient dû l'être.

Son bras se tendit vers le verre. Elle s'en empara et le leva à ses lèvres. Une gorgée. Puis elle le reposa.

- Tout ça à cause de l'amour.

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