20. Louise

Dix messages laissés en vue. Il ne lui avait pas répondu depuis qu'ils avaient atterri en France, cinq jours auparavant. Il avait dû retourner chez son père, là où se trouvait son petit frère Diego. Elle avait dû suivre sa sœur chez Alicia Layne, la marraine d'Erwin. Il était à Avignon, elle à Jonquières, à trente minutes de route. Trop de distance. Trop de silence.

Elle avait d'abord voulu retrouver son père à Avignon, mais Madden avait refusé. Pour une raison qu'elle ignorait, comme toujours. Elle avait ensuite pensé qu'ils se rendraient dans la villa à Cannes que leur avait laissé Alicia avant leur voyage aux Etats-Unis, mais ils avaient décidé de la retrouver directement dans sa seconde résidence à Jonquières. Une résidence qui ressemblait plus à un château qu'une véritable maison. Le fait est qu'elle se trouvait trop loin pour se rendre chez les Rovel sans devoir user d'une voiture qui n'était pas la sienne. Parce que oui ; si Thimothé refusait de lui parler, elle le rejoindrait directement. Face à elle, il n'aurait d'autre choix que de lui répondre.

Déterminée, son sac à main se balançant sous son épaule, elle descendit dans le salon. William était assis sur le canapé, un verre de Whisky en main. Il ne fit pas cas de son arrivée. Alicia arrangeait des fleurs sur sa commode. Malgré le sourire qu'elle lui offrit, Louise n'ignora pas sa tristesse surplombante.

— Où est ma sœur ? voulut-elle savoir.

— Dans la chambre avec Erwin. Pourquoi ?

Pour s'assurer qu'elle ne l'écoutait pas.

— J'ai besoin d'une voiture.

— Pour aller où ? questionna William, trop soupçonneux à son goût.

— Faire un tour. Prendre l'air.

Ils n'accepteraient jamais qu'elle se rende chez Thimothé. La résidence des Rovel avait été barricadée par le deuil et rentrer à l'intérieur relevait d'un acte illégal. Elle pouvait déjà entendre la voix glaciale de sa sœur : "laisse-le tranquille. Il doit vouloir être seul." Mais elle connaissait Thimothé, et elle savait qu'il haïssait la solitude. Elle l'enfonçait dans son chagrin. Elle le recouvrait, l'enterrait vivant et il étouffait. S'ils avaient passé chaque minute ensemble après la mort d'Emma, ce n'était pas pour rien.

— Erwin pourrait te prêter son...

— Je ne sais pas ce qu'ils sont en train de faire dans la chambre, je ne voudrais pas les déranger pour une chose pareille, sourit-elle d'un air diplomate.

La gêne d'Alicia émana de tout son être. Elle arrangea les dernières fleurs avec des mains flageolantes.

— Tu peux prendre ma Masera...

— Cool ! Merci !

Ce serait une première dans une Maserati. Une première dans une voiture de sport, même. La cinquième fois dans une voiture. Elle avait son permis, bien évidemment. Cependant, c'était le chauffeur des Scott qui la conduisait habituellement. Les sièges en cuir dégageaient un parfum épais qui lui rappela la décapotable que le frère de Selena conduisait pendant les longues soirées d'été. Elle se souvenait encore de ses talons s'enfonçant dans un cuir similaire, ses bras levés vers le ciel, ses cheveux virevoltant dans le vent, enveloppée d'une musique festive et de cinq ou six de ses amis.

Une fois la voiture démarrée, elle appuya sur l'accélérateur. La puissance du moteur la prit de court, mais aussitôt, l'enthousiasme la rendit fébrile. Les petites routes qu'elle utilisa jusqu'à Avignon lui permirent de doubler sa vitesse. Plus vite le paysage défilait devant ses yeux, plus les vibrations parcouraient ses mains, et plus le bonheur opprimait son coeur. En partie parce que dépasser les limites de vitesse était comme lui administrer une énorme dose d'adrénaline ; ensuite parce qu'elle se rapprochait plus vite de Thimothé.

Elle arriva quinze minutes plus tard. Le système d'ouverture du portail ne reconnut pas la plaque d'immatriculation, alors elle dût appeler à l'interphone. Ce fut la femme de ménage qui répondit.

— Oui ?

— Je suis Louise Scott. Je viens voir Thimothé.

— Je vous ouvre Mademoiselle.

Ce fut également elle qui lui permit d'entrer. Pas de Philippe en vue. A la place, elle trouva Diego agenouillée devant la table du salon, une feuille et des crayons de couleur face à lui.

— Salut toi.

Il ne releva même pas la tête. Si concentré sur son dessin. A le voir ainsi, on aurait dit un enfant normal. Sans préoccupation. Sans deuil à porter chaque six mois. Sans tragédie frappant constamment à sa porte. Elle s'approcha jusqu'à avoir vue sur sa feuille. Trois personnes y étaient représentées. Une fille aux cheveux blonds ondulés, de longs cils exagérés dessinés. Un garçon aux cheveux courts châtains. Puis une femme, plus grande, de plus longs cheveux blonds. Un détail sur sa figure la choqua. Il avait dessiné des larmes sous ses yeux. Elles sillonaient en file indienne sur ses joues, jusqu'à se fondre dans son menton.

— Qui c'est ? demanda-t-elle, même si elle connaissait déjà la réponse.

— Emma, Sasha et Maman.

De petits nuages flottaient sur la partie supérieure du dessin. Cependant, les figures se trouvaient sur un fond marron rapidement colorié. De la terre, réalisa-t-elle. Il attrapa le crayon noir. Et il commença à tracer un trait vertical au-dessus du corps d'Emma. Puis un trait horizontal. Une croix. Elle eut tout à coup du mal à respirer.

— Pourquoi tu ne les dessines pas dans le ciel ?

— Parce qu'ils sont enterrés, répondit-il comme si c'était évident.

— Mais leurs âmes sont en haut.

Il secoua vivement la tête.

— Non. C'est Papa qui dit ça parce qu'il croit que c'est Dieu qui les emporte en haut, mais c'est faux. Ils sont dans un cercueil sous la terre. Personne ne les a menés au ciel.

Ce n'était pas juste, songea-t-elle. Un garçon de huit ans ne devrait pas dessiner des cadavres. Ni des croix. Ni même des larmes sur les joues de sa mère. Rien de tout ça n'était juste. Il dessina une nouvelle croix noire au-dessus de Sasha, mais laissa un espace vacant au-dessus d'Adélaïde.

— Pourquoi tu ne dessines rien là ?

— Parce qu'elle n'a pas encore de tombe.

L'enterrement était prévu dans l'après-midi. Peut-être ce soir, quand il retournerait chez lui, dessinera-t-il cette dernière croix. Et au lieu de suspendre des dessins de voitures, de maisons ou de paysages comme le faisaient tous les enfants, il suspendrait à son mur les membres de sa famille morts, comme enterrés vivants sous une terre épaisse.

— Est-ce que tu sais où est Thimothé ?

— Dans sa chambre. Il n'a pas voulu dessiner avec moi.

Elle y monta. Face à sa porte fermée, elle toqua. Au début, rien ne se passa. Elle se demanda s'il s'y trouvait vraiment, ou s'il avait accompagné son père elle ne sut où. Mais à peine songea-t-elle à repartir que la porte s'ouvrit.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Ses paupières, rouges et gonflées, paraissaient vouloir se fermer pour toujours. Il paraissait agacé. Agacé peut-être parce qu'il se montrait sous son plus mauvais jour et que garder sa dignité, pour lui, c'était aussi sacré qu'avoir plus de dix-huit à un contrôle de maths.

— Je venais voir si tu allais bien.

— Si j'allais bien ? répéta-t-il avec un reniflement moqueur. Je ne sais pas, à ton avis ?

— Arrête ton sarcasme et laisse-moi entrer.

Il s'exécuta. Sa chambre n'était qu'un chaos immonde. Le lit défait, des vêtements au sol, des livres empilés sur son bureau en une tour menaçant de s'écrouler à tout moment. Pour quelqu'un qui s'affolait lorsqu'un stylo n'était pas à la bonne place, cela ne lui ressemblait pas du tout.

Il se tenait prêt de la porte, ne sachant que faire de ses mains. Elle s'installa sur le rebord de son lit histoire de lui faire comprendre qu'elle ne comptait pas repartir de si tôt.

— Ça mérite un peu de rangement tout ça, fit-elle en continuant d'analyser la pièce.

— J'ai pas vraiment le cœur à ça.

— Alors je vais t'aider.

Au moment où elle se relevait, il l'arrêta d'un geste sec de la main.

— Non. Ne touche à rien. Je m'en occuperai moi-même plus tard.

Mieux valait ne pas insister.

— Pourquoi tu n'as pas répondu à mes messages ?

Il passa une main sur son visage, étouffant un long soupir. Madden aurait peut-être eu raison, au final. Il avait besoin d'être seul. Elle l'embêtait et il était trop poli pour la faire sortir. C'était même sûrement pour cette raison qu'il ne lui avait pas répondu ; il ne voulait parler à personne. Elle récupéra son sac à main.

— C'est bon j'ai compris.

Elle se leva, prête à s'en aller. Mais il bloquait la porte. Son silence donnait à penser qu'il voulait qu'elle parte, mais quelque chose dans son regard la suppliait de rester.

— Je n'ai pas répondu parce que tu...

Il s'éclaircit la gorge, reprit :

— Parce que je ne voulais pas gâcher ta bonne humeur de tous les jours. Tu vois, t'es tellement lumineuse que j'ai l'impression de t'éteindre chaque fois que je m'approche de toi. Je ne veux pas effacer ton sourire juste parce que je suis incapable de me réjouir de quoi que ce soit.

Elle ne sut comment prendre cette déclaration. De toutes les personnes qu'elle avait croisées dans sa vie, tous avaient fini par la fuir parce qu'elle prenait les petites détresses de tous les jours à la légère. Les gens aimaient le drame. Ils se réjouissaient de pleurer, s'en vantaient le lendemain. Elle n'était pas ainsi. Elle ne l'avait jamais été. Et il était le premier à la considérer comme une sorte de trésor qui devait être précieusement gardé sous peine d'être gâché par le monde actuel. Mais il avait tort.

— Tu ne peux pas m'éteindre, fit-elle avec un sourire triste. C'est toi qui m'illumines. Peu importe tes humeurs, si tu pleures, si tu te mets en colère ou si tu ris, c'est juste ta présence qui compte. C'est savoir qu'on est ensemble.

Il déglutit bruyamment, une expression presque choquée implantée sur ses traits.

— Tu dis juste ça pour être sympa.

— Je n'aurais pas conduit à 150km/h jusqu'ici pour te raconter des mensonges.

A l'annonce du nombre, ses yeux s'écarquillèrent brièvement, mais il choisit d'omettre ce fait. Il laissa un bref silence s'imposer. Elle scruta son expression en quête d'une quelconque piste sur ce qui traversait son esprit. Mais c'était difficile de savoir quelle émotion prenait sur l'autre, parce qu'il semblait tourmenté par toutes à la fois. Sur une impulsion soudaine, il se mit à parler :

— Louise, je... je ne sais pas quoi penser de nous deux, et franchement, je te conseille de me dire clairement ce que tu ressens pour moi parce que je suis trop fatigué pour chercher moi-même la réponse. Et ne me mens pas par pitié, s'il te plaît. Je veux juste la vérité.

— La vérité ?

Il regretta immédiatement sa demande. Et cela l'amusa, inconsciemment. Elle en aurait presque ri si la situation l'aurait permis. Seigneur. Enfin. Enfin elle savait ce qu'il ressentait pour elle, après toutes ces nuits à se poser cette question, à analyser chacun de ses mots et chacun de ses gestes. Me considère-t-il juste comme une amie ? M'aime-t-il ? Sa joie fut telle qu'elle fut confrontée à la difficulté d'exprimer une réponse qui puisse refléter ce qu'elle ressentait.

— Laisse tomber, reprit-il avec précipitation. Oublie ce que je viens de dire.

Pourquoi s'embêter à former une phrase quand le corps pouvait parler ? Elle s'arma de tout le courage qu'elle possédait. Puis elle se leva. Puis elle s'approcha. Puis elle posa sa bouche sur la sienne. Et elle demeura immobile, prolongeant un baiser hésitant. Il ne tarda que quelques secondes à répondre. Il entrouvrit ses lèvres, se donna à elle, s'abandonna dans ses bras. Terrifié au bord d'une falaise, il osait enfin sauter. Son cœur bondit hors de sa poitrine. Elle voulut pleurer. De joie. Il leur avait fallu cinq semaines à l'étranger et une tragédie pour les réunir définitivement. Thimothé Rovel, ce garçon qu'elle trouvait toujours trop sérieux et ennuyant. Aujourd'hui, il l'embrassait. Il caressait sa taille, dévorait ses lèvres comme s'il était en train de mourir de faim et qu'elle était sa nourriture. Aujourd'hui, il l'aimait. Malgré le deuil et la douleur. Il lui réservait la dernière part de son cœur en toute confiance.

Leur chute sur le lit signèrent la fin de leur baiser. Ils restèrent tout deux sur le dos, le regard fixé sur le plafond blanc. Hors d'haleine. Prenant la vie pour un rêve.

— Et Taylor ? l'entendit-elle prononcer.

— Il ne compte pas, souffla-t-elle. Tout ce qui m'intéressais, c'était l'expérience.

Elle tourna sa tête pour pouvoir le voir. Il continuait de regarder vers le haut. En proie à une série d'émotions qu'elle aurait voulu effacer mais contre lesquelles elle n'avait aucun réel pouvoir.

— Ce sera cent fois mieux avec toi, affirma-t-elle avec un sourire.

Mais il ne répondit pas de la même manière. Ses paupières se fermèrent, dissimulant un début de larme qu'elle n'avait fait qu'entre-apercevoir. Elle attrapa sa main, mêla ses doigts entre les siens. Contre toute attente, il les serra étroitement.

— Je ne sais pas si je devrais me permettre ça alors que ma mère vient de mourir.

— C'est ce qu'elle aurait voulu. Que tu sois heureux.

Il ne paraissait toujours pas convaincu. Elle le comprenait. Les seules personnes assez chères qu'elle avait perdu étaient ses grands-parents paternels, et elle aurait été la première à blâmer ceux qui se seraient senti heureux juste avant leur enterrement.

— Si tu ne veux pas être heureux, alors laisse-moi l'être pour nous deux.

Il se tourna sur le côté et ramena ses genoux vers son torse. Sa tristesse avait toujours été silencieuse, remarqua-t-elle. Sa joie à elle avait toujours été bruyante. Elle esquissa un sourire. Ils étaient nés pour être ensemble.

Elle enveloppa un bras autour de ses épaules et le rejoignit dans son chagrin.

***

Elle roula un peu plus doucement sur le chemin du retour. Un air d'Aznavour ressortait de ses enceintes, d'un rythme plus doux pour la forcer à ralentir. Dès qu'elle avait enclenché sa playlist de vieilles musiques françaises désespérées d'amour, elle s'était sentie satisfaite d'être retournée en France. Sa voix avait la sonorité d'un chaud été au bord de la mer, à un sommeil sous le chant des cigales. Ses doigts tapotèrent gaiement son volant. Les paroles occupèrent tout l'habitacle, et elle fredonna en même temps qu'il chantait.

Laissons le monde à ses problèmes

Les gens haineux face à eux-mêmes

Avec leurs petites idées

Mourir d'aimer

Un panneau indiquant son arrivée à Jonquières se dressait à côté des oliviers. De manière totalement aléatoire, elle songea à Thimothé. Les milles baisers qu'ils s'étaient échangés, certains portant avec eux l'humidité d'une tristesse qu'ils acceptaient tous deux. Pouvait-elle le considérer comme son petit-ami, à présent ? Aucune idée, mais elle avait l'envie pressante d'annoncer la nouvelle à Madden. Peut-être cela la réjouirait aussi, et elle penserait à autre chose qu'à la mort. Ces derniers jours, elle avait montré de sérieux signes de rétablissement, ce qui ne faisait que l'enthousiasmer encore plus. Il se passait beaucoup de drames, oui. Mais Louise préférait se centrer sur ces genre de petits bonheurs.

Comme on le peut de n'importe quoi

La maison se profila au tournant de la rue.

Abandonner tout derrière soi

Deux voitures de gendarmerie étaient garées au bout de l'allée. Elle y jeta un oeil avant de se garer à côté.

Pour n'emporter que ce qui fut nous, qui fut...

Elle coupa la musique. Toi fut le mot qui manqua au vers, mais elle n'eut pas l'esprit à y songer. Elle ouvra en vitesse la portière et s'élança vers la porte d'entrée se trouvant déjà ouverte. Trois gendarmes se tenaient debout, l'un d'entre eux tenant fermement les mains de William. Et elle réalisa brusquement. William portait les menottes.

Madden s'était mise à pleurer. Erwin tentait de raisonner les autorités, mais ceux-ci n'attendaient qu'une seule chose : qu'il leur laisse la voie libre..

— Laissez-nous passer s'il vous plaît.

— Vous ne comprenez pas. Vous faites erreur. William n'a jamais été impliqué dans un quelconque trafic de stupéfiant.

— C'est ce que nous verrons. A présent, laissez-nous faire notre travail.

William ne disait rien. Muet comme une tombe. Son silence faisait presque peur. Alicia s'avança vers son filleul et lui prit doucement son bras pour l'écarter.

— Non. Ils ne peuvent pas faire ça. Pas maintenant. Laissez-le au moins assister à l'enterrement. Marraine, dis-leur.

Mais Alicia ne dit rien. Elle tira doucement sur son bras. Erwin s'écarta à contrecœur, et seulement parce que les deux gendarmes face à lui s'étaient dangereusement approchés. Louise resta debout sur le gravier. Spectatrice externe d'un drame dont elle ne comprenait pas le sens. William fut poussé en avant, hors de la maison. Madden se tint le ventre en même temps qu'elle éclatait en sanglots, comme sur le point de vomir. Arrivé à la voiture, le gendarme appuya une main sur le crâne de William et le conduisit à s'asseoir.

Si rapidement, si simplement, William disparut derrière la carrosserie bleue. 

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