19. Madden

Elle se redressa brusquement sur le matelas, aussi droite qu'un poteau en bois. Les yeux écarquillés. Le souffle saccadé. Ses poumons se déployèrent, aspirant tout l'air de la chambre. Son cœur se mit à battre plus rapidement, comme s'il s'était arrêté durant quelques secondes. Les ténèbres qui l'enveloppaient devinrent l'ennemi ; derrière le rideau, elle y vit une silhouette humaine qui l'attendait, l'épiait, la surveillait. Une présence écrasante. Elle lutta pour respirer, mais, hors de souffle, elle n'arriva même pas à crier. Un sanglot éclata dans sa gorge. Il était là. Il était toujours là à l'attendre, préparé pour sauter sur elle, enfoncer son visage contre le matelas pour étouffer ses pleurs, et faire d'elle son jouet. Et où se trouvait-elle ? Dans sa chambre d'hôtel ? Les battements sanguins inondèrent ses tympans. Non non non non. Pas encore. Ses jambes s'emmêlèrent dans ses draps alors qu'elle se débattait pour reculer. Son dos cogna la tête de lit. Non non, par pitié. Soudain, une main sortit tout droit des ténèbres et toucha son bras. Elle hurla. Stridemment. Aussi longtemps qu'elle le put.

— Eeeeh, Madden !

La lumière de chevet s'alluma. Ce qu'elle vit en premier fut les cheveux ébouriffés d'Erwin, ses yeux à moitié fermés de sommeil. Puis sa main sur elle. Le soulagement faillit la faire pleurer. C'était lui. Seulement lui. Elle se força à reprendre une respiration normale, mais son regard se redirigea vers les rideaux.

— Il y avait quelqu'un derrière.

— Quoi ?

Il se retourna, analysa les alentours.

— Il n'y a personne, affirma-t-il.

— Je l'ai vu.

Elle avait même senti ses yeux noirs la dévisager. Deux trous prêts à engloutir toute âme qui croisait son chemin dans le néant. Peut-être s'y trouvait-il encore, et il attendait qu'Erwin éteigne pour avancer. Cette pensée glaça son sang ; sous la sueur qui la recouvrait, elle se mit à trembler.

— Je te jure, répéta-t-elle.

— Je vais aller voir, soupira-t-il.

Il marcha vers la fenêtre. Elle fut à deux doigts de lui ordonner de revenir, par peur qu'il y ait vraiment quelqu'un. Mais elle attendit qu'il confirme l'inexistence du danger. Le rideau fut soulevé. Le recoin du mur lui fit face. Du vide. Rien. Il n'y avait strictement rien.

— Rassurée ? s'enquit-il d'une voix douce.

La porte de la chambre s'ouvrit brusquement. Sa mère passa le seuil, encore en train de boucler la ceinture de sa robe de chambre.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle avec panique dans la voix. J'ai entendu crier.

Madden était trop fatiguée pour s'énerver de sa soudaine interruption dans la chambre. Elle éloigna les mèches qui lui collaient au front et fit un signe de la tête en direction d'Erwin pour lui assurer qu'elle allait mieux. Elle émergeait doucement de sa transe.

— Rien, maman.

— Tu as crié et ce n'est rien ?

— J'ai... des hallucinations parfois. Mais ce n'est rien.

Ce fut presque pire. Elle s'agenouilla près du lit et se mit à la scruter comme si elle cherchait la moindre erreur sur ses traits, le petit signe qui lui raconterait toute l'histoire. Erwin resta debout, contemplant la scène d'un air tranquille. Madden aurait préféré qu'il la presse de sortir, mais il n'était pas si impoli.

— À quoi c'est dû ?

— Des cauchemars.

— Tu n'en faisais pas quand tu étais petite.

Pourquoi devait-elle tout comparer à quand elle était enfant ?

— Non. Eh bien j'en fais maintenant, déclara-t-elle, tentant de dissimuler son agacement.

— Madden a des problèmes de sommeil, expliqua Erwin.

— Oui, j'ai cru comprendre, mais personne n'a daigné m'expliquer pourquoi.

Face au silence de Madden, Erwin reprit :

— Après le suicide de Leila, il s'est passé plusieurs choses qui ont... qui nous ont tous affectés. La mort d'Emma n'a fait qu'empirer les choses. L'anxiété à crée ses cauchemars ainsi que ses troubles du sommeil.

— Je vois, fit sa mère.

Elle posa une main sur son front. Madden fut tentée de la repousser vivement, ne supportant pas les intrusions dans son espace personnel, mais ses bras ne possédaient presque plus de force. Le contact de sa peau contre la sienne la fit grimacer.

— Tu as de la fièvre.

— Non, c'est juste de la transpiration.

— Tu es sûre ? Parce que sinon j'ai...

— Je vais bien, la coupa-t-elle plus sèchement qu'elle n'aurait voulu.

Sa mère se pinça la lèvre puis retira sa main.

— Et tu vas réussir à te rendormir ?

Elle n'était pas aussi naïve pour croire qu'elle allait pouvoir se remettre à dormir tranquillement et se réveiller à dix heures du matin, non.

— Je n'en sais rien.

— Je peux te donner une tisane à la camomille si tu veux. Ça pourra t'aider.

Elle parut y mettre tant d'espoir dans sa demande que Madden eut mal au cœur à l'idée de la lui refuser. Elle accepta à contrecœur. Tout de suite, le regard de sa mère s'illumina, comme si elle avait obtenu d'elle tout l'amour qu'elle lui avait nié jusqu'ici.

— Viens dans la cuisine avec moi alors.

Un tête à tête avec sa mère à trois heures du matin n'était pas ce qu'elle avait espéré, mais à présent, il n'y eut plus de retour en arrière possible. Erwin s'empressa de lui apporter sa robe de chambre en soie noire, un semblant de sourire moqueur sur les lèvres. Mais oui. C'était très drôle. Sa mère s'en alla la première, ce qui leur laissa un bref moment d'intimité. Erwin glissa ses mains sur ses hanches, l'attirant contre son torse. L'envie de s'enfouir sous le lit avec lui fut immense.

— Je n'en ai pas pour longtemps, s'empressa-t-elle de dire. Tu m'attends ?

— Promis.

Mais il portait toujours ce sourire qui l'agaçait. Elle se défit de son contact et passa la porte sans lui adresser un seul regard. La bouilloire se mit à siffler dans la cuisine. Madden s'avança jusqu'au plan de travail, là où le sachet de tisane l'attendait déjà.

— Du sucre ? demanda sa mère.

— Oui, s'il te plaît.

L'eau fut prête quelques instants plus tard. Une fois versé dans une tasse, Madden y plongea le sucre, puis le sachet. Elle remua avec la cuillère. Par de longs mouvements concentrés. Lever les yeux signifierait initier une conversation, et c'était bien la dernière chose qu'elle désirait. L'eau colorée commença à tourbillonner. Le parfum de la camomille s'éleva et se glissa dans ses narines. Elle se surprit à l'apprécier.

— Qu'est-ce que tu vois dans tes cauchemars ?

La cuillère continua de tourner, raclant les bords. Le sachet remuait dans l'eau agitée. Il laissait échapper de longs filets colorés.

— D'Emma, c'est ça ?

— En quoi ça t'intéresse ? répliqua-t-elle sur un ton sec.

— Ça m'intéresse parce que tu es ma fille, Madden. Et je m'inquiète pour toi.

— Ah oui ? Donc il a fallu que j'atterrisse dans cette maison pour que tu t'inquiètes pour moi ? Si je n'étais jamais venue, est-ce que tu te serais rappelée de mon existence au moins ?

— Combien de fois vas-tu me reprocher mon départ ?

— Jusqu'à ma mort, siffla-t-elle.

Elle s'attendit à voir du chagrin dans ses pupilles marrons, mais ce fut comme si elle était habituée à ce genre d'échange. Comme si sa rage n'avait plus d'effet sur elle. Madden reposa la cuillère sur la table et trempa ses lèvres dans l'eau bouillante. Le bout de sa langue flamba. Elle reposa vivement la tasse, réprimant avec peine une grimace.

— C'est chaud, avertit sa mère.

— Non, sans blague.

— Madden, je...

Mais sa voix s'étrangla au dernier moment, avalant le moindre mot qu'elle avait voulu prononcer. À travers les grandes portes vitrées, Madden contempla l'obscurité abyssale du ciel. Les lumières de la cuisine s'y reflétaient, dissimulant une partie, mais de la place qu'elle occupait, elle y perçut quelques éclats qui ressemblaient à des étoiles.

— Ce n'est pas tant le fait que tu sois partie qui me fasse mal, dit-elle d'une voix basse. C'est le fait que tu ais ruiné Papa. Et nous avec.

— Il avait encore les revenus du Flamboyant.

— Il n'avait rien.

Les yeux d'Eleanor brillèrent d'incompréhension.

— Tout l'argent du spa. Du golf. Les jardins en général.

— Ça ne suffisait pas. Papa a croulé sous les dettes. Il n'a pas voulu avertir les autres pour ne pas se faire éjecter du groupe et tout perdre. Tu nous as ruinés. Tout ça pour quoi, hein ? Te venger ?

Son silence parla pour elle. Madden éclata d'un rire jaune, submergée par une envie d'abandonner cette cuisine et s'enfermer dans sa chambre, tout en promettant une austérité éternelle envers sa mère.

— Et qu'a-t-il fait face à cela ? demanda-t-elle.

— Comment ça ?

— À ce que je sache, il contrôle toujours les jardins. Quelle solution a-t-il trouvé pour s'en sortir, au moins temporairement ?

Madden agrippa fermement la hanse de sa tasse. Elle ne pouvait pas savoir. Parmi les propriétaires du complexe hôtelier, seul Charles et son propre père étaient au courant. Olivier aussi, peut-être, puisqu'il avait dû être informé du rachat des jardins par les Layne. Que quelqu'un d'autre sache, le secret deviendrait une information, et cette information serait susceptible de se retrouver dans un tribunal. La presse s'en mêlerait. Et sa vie n'en serait plus une. Elle s'accrocha à l'idée que sa mère n'en savait strictement rien.

— Il ne m'a rien dit. Il a dû se débrouiller avec quelques contacts qu'il avait.

Eleanor appuya ses coudes contre le plan de travail.

— Vous avez perdu Leila, et Emma peu de temps après. De vous tous, c'est toi et William qui en avez souffert le plus. Je comprends les problèmes de William, parce qu'en plus de perdre sa petite-amie, il s'est efforcé d'arrêter la drogue, ce que je trouve admirable. Mais toi ? À peine tu as mis les pieds dans cette maison que tu as sombré dans la dépression.

— Je ne suis pas dépressive.

— Si, tu l'es. Les signes ne trompent pas. Pourtant, le deuil a été le même pour tout le monde, ainsi que l'angoisse liée au fait que Duvois traîne toujours quelque part. Tu es la seule qui en souffre autant, alors que tu as toujours fait en sorte de te remettre d'aplomb après les moments les plus difficiles.

— Je ne comprends pas où tu veux en venir.

— Vraiment ? Tu vas me prendre pour une idiote encore longtemps ?

Ce fut trop. Madden repoussa la tasse et se leva de son tabouret, l'envie pressante de fuir lui saisissant les entrailles. Mais à peine fit-elle un pas en direction de la sortie que sa mère lui attrapa fermement le poignet.

— Écoute-moi, je sais ce dont il...

— Lâche-moi, ordonna-t-elle avec un timbre qui dégringolait vers la panique.

— Je sais qui il est et ce qu'il est capable de faire, Madden. Tu peux tout me dire. Je te croirai.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Elle réussit à se dégager mais ne bougea pas d'un centimètre, paralysée par les insinuations de sa mère.

— Cette pochette qu'Erwin veut tant, elle a un rapport avec toi. Je ne sais pas de quoi il s'agit, mais c'est suffisamment grave pour qu'elle entache la réputation du Flamboyant. S'il te plaît, dis-moi ce que c'est. Je peux t'aider.

Elle revit la joue de Lucas endolorie et songea à la brève explication de William : "c'était destiné à Alex." Alexandre qui possédait quelque chose qu'Erwin voulait. Absolument. Tant qu'il lui avait destiné cette violence. Erwin n'avait jamais recouru à la menace physique jusqu'à maintenant. Mais si quelque chose la concernait elle... peut-être la colère l'aurait-il changé. Dans tous les cas, il lui en aurait parlé.

— La pochette n'a aucun rapport avec moi.

— Vraiment ?

Même sa mère n'y croyait pas. Erwin ne lui aurait rien caché. Pas sur des sujets aussi importants.

— Oui, affirma-t-elle.

— Je te crois. Je te croirai toujours ma chérie.

Elle ne la croyait pas, pourtant. Cela se voyait dans son regard. Elle soupçonnait quelque chose, et elle ne lâcherait rien jusqu'à ce qu'elle le découvre. Sauf que sur ce sujet, Madden n'avait rien à lui offrir.

— Je vais me coucher.

— Et ta tisane ?

— Je n'en ai plus envie.

Elle ne dormirait pas de toute manière. Pas avec cette conversation qui lui retournait le cerveau. Pour elle, la pochette fournissait les preuves du procès, et le désaccord entre Erwin et Alexandre se basait sur le fait qu'un voulait sauver le Flamboyant, et l'autre voulait rendre justice aux morts qu'avait causé toute cette affaire. Jamais il n'avait été question d'elle. Une fois dans la chambre, elle retrouva Erwin endormi, le bras étendu sur la place qu'elle aurait dû occuper. La lampe de chevet était encore allumée, aussi en profita-t-elle pour prendre le journal commun qu'ils tenaient et s'installer à sa place, faisant attention à ne pas toucher le bras d'Erwin. Elle ouvrit le carnet à la dernière page. Il n'avait rien écrit de nouveau. Ses derniers mots dataient de la première semaine passée ici, dans lesquels il confiait se préoccuper pour sa santé, celle de William, tout en ressassant des vieux souvenirs d'Emma. Soit il avait oublié, soit... Envisager cette possibilité lui fit mal au cœur. Il ne lui aurait rien caché.

Elle récupéra un stylo qui reposait sur sa table de nuit et commença sur une nouvelle page.

J'aurais aimé être plus forte que je ne le suis aujourd'hui. Pouvoir assumer mes erreurs et me relever dignement, sans attirer les regards. Montrer à tous que je suis capable de porter le poids du monde sur mes épaules. J'aurais été un meilleur modèle pour Louise. Une force pour mes amis. Mais je n'ai été ni l'un ni l'autre. Les souvenirs m'ont ensevelie sous une couche d'horreur dont je ne suis jamais arrivée à me débarrasser. J'en ai tellement parlé dans ce journal que moi-même j'en suis fatiguée. Plus je ressasse, et plus je me rends compte de la distance que j'ai imposé entre moi et les autres. Tout ce qui m'importait, c'était pouvoir dormir sans rêve, vivre sans souvenir, n'être qu'une carapace creuse incapable de sentir, ni pour elle-même ni pour les autres. Je me suis aveuglée sur ce qui se passait et j'ai pensé, naïvement, que rien de ce qui arrivait n'avait de rapport avec moi. Parce que tout était comme "terminé". Il ne restait plus que les vestiges d'une douleur qui refusait de partir, et que, d'une manière ou d'une autre, je devais me débarrasser.

Je ne me doutais pas qu'en réalité, on me cachait tout. Pour me protéger, certainement. Ce n'est pas que j'en veuille à

Elle s'arrêta. Bien sûr qu'elle lui en voulait. Ne rien lui avoir dit, c'était comme mentir. Il avait pris les décisions à sa place, puis agis comme si rien ne la concernait. Elle ne pouvait pas continuer à écrire. Au final, c'est lui qui lirait tout, et elle préférait le lui dire en face plutôt qu'il apprenne sa colère sur une feuille de papier. Mais arriverait-elle vraiment à le lui reprocher yeux dans les yeux ? Quand sa seule erreur avait été de vouloir l'éloigner de tout souci ? La frustration fit trembler sa main. Rapidement, le stylo ripa, et elle se mit à noircir la page à coups de crayon, appuyant fort, raturant les mots insensés qui sortaient sans filtre de ses doigts. Sa poitrine se rétracta et ses larmes remontèrent, la submergèrent, la noyèrent de l'intérieur. Comment pouvait-elle se montrer si vulnérable ? Elle voulait être forte sans jamais parvenir à l'être, et on lui cachait tout, absolument tout, elle en avait assez des mensonges, assez des excuses, assez qu'on la traite comme une gamine. Le stylo s'accrocha trop fort à la page. Celle-ci se déchira. Elle ferma brusquement le carnet et appliqua sa main contre sa bouche pour étouffer le sanglot qui menaçait d'éclater. Respire. Pense clairement. Se calmer, vider toute pensée négative, inspirer profondément. Elle pouvait le faire. C'était ce qu'elle voulait, se montrer forte. Alors qu'elle le soit. Contrôler ses émotions, ne pas la laisser la submerger, voilà la clef du courage. La page à moitié déchirée dépassait un peu du carnet. Madden le rouvrit. En dessous des ratures, avec un grand espace entre, elle écrivit : Je veux tout savoir.

Elle posa le carnet, sortit trois petites gélules de somnifères et, avec sa bouteille d'eau déjà posée à ses côtés, avala tout d'un coup.

***

Ce fut la lumière du matin qui la réveilla. Ses paupières eurent du mal à se décoller ; elle se fit vraiment violence pour les ouvrir, et encore, le soleil l'agressa si fort que son seul souhait fut de refermer ses yeux pour les cent prochaines années. Mais ce bref état de conscience fut suffisant pour remarquer que cette soudaine lumière n'était pas habituelle. Avec une main placée devant elle, elle se força à regarder en direction de la fenêtre. Les rideaux. Quelqu'un les avait ouverts. Qui était l'imbécile qui avait eu cette idée des plus stupides ? Ne pouvait-on pas la laisser dormir en paix ? Avant que les milles jurons qui se formaient dans sa tête ne dépassent la limite de ses lèvres, elle se redressa et tomba sur Erwin. De dos, assis sur le rebord du lit. Si immobile qu'elle crut à une statue.

— Hey, croassa-t-elle, sa voix peu réveillée.

Il ne bougea pas. Ne parla pas. Que s'était-il passé ? Ses pensées s'en allèrent en premier vers le Flamboyant, le procès, voire même la pochette. Puis peu à peu, les souvenirs de cette nuit lui revinrent. Son cauchemars. Sa mère, ses mots, le carnet. Oh. Le carnet. Elle se tourna précipitamment vers sa table de nuit. Les somnifères. Tous disparus. Il ne restait que sa bouteille d'eau, remplie de trois quarts seulement.

— Comment veux-tu que je te dise tout quand le moindre chamboulement te fait faire... ça, prononça-t-il d'une voix très basse.

Elle attrapa le téléphone sur sa table, regarda l'heure. Une heure de l'après-midi. À peine eut-elle le temps de se morfondre qu'une notification apparut juste en dessous de l'horloge. De Taylor. Hello Princess, I'll be by your house at 2pm. We need to talk. À deux heures ici. Pour parler. Parler de quoi ? Sa respiration s'alourdit, elle fit volte face vers Erwin. Une nausée soudaine qui lui remontait vers le nez. Elle voulait se rendormir. Sans cette foutue lumière.

— De quoi tu parles ?

Erwin se leva en soupirant, la déception luisant dans ses yeux gris. Le carnet toujours en main. La page déchirée dépassait un peu.

— J'ai pris tes somnifères.

— Et pourquoi ? Personne ne m'a interdit d'en prendre que je sache.

— Un seul, Madden. Un. Pas quatre.

— Tu les comptes ?

Elle avait l'habitude d'utiliser le sarcasme dans ses questions, mais cette fois-ci, il n'y en eut aucun. Il en était capable. Et son expression lui fournit une réponse suffisante. Il portait cet air de "tu ne me laisses pas le choix" alors qu'en réalité, rien de tout ça n'était son problème. C'était sa santé. Sa vie. Si elle avait envie de s'assommer avec quatre somnifères, en quoi cela l'affectait ?

— Ça ne te surprendra pas si je te dis que oui.

En effet.

— Redonne-les moi.

Et tout simplement, il dit :

— Non.

Il n'avait aucun droit. Aucun. La colère se rua dans ses veines. Ce fut elle qui lui permit de se lever, elle qui la fit tenir sur ses jambes alors qu'une nausée horrifiante lui retournait les intestins. Cette même colère qui la poussa vers la commode et souleva tout ce qu'il y avait à relever, quitte à tout balayer d'une main, à tout jeter par terre, pourvu qu'elle retrouve ses somnifères, pourvu qu'elle puisse se rendormir un jour, parce que sans ça, sans ça... Il lui attrapa brusquement les poignées et les poussa en arrière. La force exercée faillit lui perdre pied, mais encore une fois, la colère la fit tenir debout et lui offrit une force qu'elle ne possédait pas.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Redonne-les moi, siffla-t-elle.

— Non.

— Donne-les moi ! se mit-elle à crier, agitant ses bras pour se dégager.

Il les agrippait toujours plus fermement. Il l'emprisonnait. Il l'étouffait. Pourquoi la tuait-il de cette manière, pourquoi était-il là, à l'empêcher de faire ce qu'elle voulait, pourquoi ne pouvait-il pas partir loin, très loin, qu'il lui fiche la paix. Elle le poussa. Ou du moins, tenta. Il résistait toujours, mais elle força, se mit à se débattre pour qu'il la lâche.

— Arrête ! rugit-il.

— Tu n'as pas le droit de faire ça !

Sa force lui glissait lentement des mains mais elle s'acharna, sans plus vraiment savoir ce qu'elle faisait. Elle ne savait plus qui elle combattait. Si c'était Erwin ou elle-même. Si elle était en colère contre lui, ou contre elle, pour se laisser aveugler si facilement par une colère qui n'avait de source que dans ses erreurs. Mais elle continua, parce que cette rage-là, c'était le seul sentiment qu'elle parvenait vraiment à sentir. Elle se débattit. Elle le poussa. Elle vit le désespoir jaillir de ses yeux, l'irritation le gagner peu à peu, mais elle voulait le pousser pour que quelque part, il sache ce qu'elle ressentait. Le bousculer jusqu'au bord et le voir tomber, comme elle était tombée elle. Le voir exploser. Elle eut la sensation d'avancer. De gagner. Puis soudain, une force étrangère la poussa loin derrière. Ses épaules cognèrent le mur. L'arrière de son crâne rebondit contre la surface dure. La douleur s'étendit contre sa peau, s'immisça sous sa chair. Elle faillit s'écrouler, mais une main contre la paroi lui permit de rester sur pied encore un peu. Tout en essayant de reprendre son souffle, elle regarda droit devant elle.

La fureur et le regret s'emboîtaient l'une dans l'autre. Elles dansaient sur son visage, le tirant d'un côté, celui du remord ; le tirant aussitôt de l'autre, celui de la haine. Ce fut comme si elle se retrouvait face à quelqu'un d'autre. Un esprit né de l'affliction qui ne vivait que pour se débarrasser de ce sentiment, sans jamais y parvenir. Tout ce poids qu'il avait accumulé ces derniers mois ; tout cela retomba. Lourdement. Si bien que son être entier se fissurait. L'homme qu'elle avait marié, cet homme souriant, ne tenant compte que du meilleur de ce monde, avec ses mots parfumés, son regard apaisant ; tout cela avait disparu.

— Je ne me répéterai pas, prononça-t-il d'une voix sourde. Je ne te laisserai plus la boîte entière. C'est fini.

— Mais je...

— Non ! tonna-t-il.

Si fort qu'elle sursauta.

—- J'en ai assez ! s'écria-t-il. Tu étais incapable de te réveiller, Madden ! Incapable ! J'ai cru que tu étais morte putain ! C'est à ça que va ressembler tous nos matins ? Est-ce que je vais être obligé d'avoir le téléphone préparé pour appeler l'ambulance chaque fois que je me réveille ?

Elle porta une main à sa bouche. Pour cacher tout ce qui ressemblait à des larmes.

— Et puis tu t'étonnes que je ne te dise rien ! Chaque mot qu'on t'adresse est susceptible de te tirer vers le bas ! Chaque mot pourrait signer la fin et j'en ai ma claque de perdre des gens que j'aime pour des conneries, ma claque ! Tu veux savoir tout ce qui se passe mais après t'avoir tout dit, qui t'empêchera de te couper les veines ?

— Je n'ai jamais...

— Tu n'as jamais essayé, mais je te jure Madden, chaque fois qu'on te regarde, on a l'impression que tu vas le faire, que ce soit moi ou quelqu'un de cette maison et je...

Il reprit une grande inspiration. Ferma les yeux.

— J'ai réussi sans Leila, souffla-t-il. J'ai réussi sans Emma. Mais pas sans toi.

Elle toucha ses joues et remarqua qu'elles étaient trempées. Elle pleurait sans s'en rendre compte. Elle vivait sans le savoir. Sans parvenir à se dire "je suis jeune et vivante" parce que la mort occupait tellement de place que toute lumière avait fini par s'éteindre. Ils se voyaient mourir entre eux, tentaient de se sauver de justesse. Elle n'avait jamais eu l'intention de se suicider. Mais Erwin avait vu le corps de Leila, sa peau blanche, ses yeux vitreux ; il avait vu le corps d'Emma, l'arrière de son crâne explosé. Qu'est-ce qui lui promettait qu'il n'y verrait pas quelqu'un d'autre ? Qu'est-ce qui lui assurait que ce n'était pas elle qui finirait à la morgue ? Elle n'avait rien fait pour le rassurer dans cette idée. La promesse de ne jamais rejoindre Leila et Emma, c'était des mots qu'elle n'avait jamais eu la décence de prononcer. La douleur l'avait rendue si égoïste.

— Je suis désolée, étouffa-t-elle.

Sa main glissa sur la paroi et elle se sentit tomber. Mais les bras d'Erwin la retinrent à temps. Il les glissèrent autour de sa taille, la tinrent aussi fermement qu'il avait tenu ses poignets quelques minutes auparavant. Elle s'accrocha à sa chemise et se recroquevilla contre son torse, reniflant continuellement.

— C'est moi qui suis désolé, l'entendit-elle murmurer. Je ne voulais pas te pousser.

Elle éclata en sanglots. Toutes les larmes qu'elle avait retenues se déversèrent sur ses joues. Sa poitrine se rétractait et recrachait ses peines, l'essorant tel un torchon que l'on venait de sortir d'un lavage. Il posa une main sur son crâne comme s'il espérait l'approcher encore plus de lui. La fondre à lui. Et partager les peines qu'ils avaient gardé pour eux jusque là. Elle était tellement désolée, mais elle ne parvint tout simplement pas à le répéter. Tout ce qu'elle put faire, c'était pleurer. Elle n'arrivait pas à s'arrêter. Elle ne pouvait pas. Il ne la força pas non plus. Sa stature ferme et solide lui permettait de s'accrocher à lui pour ne pas s'écrouler.

— Tu veux vraiment tout savoir alors ? demanda-t-il.

Elle respira plus profondément pour empêcher les sanglots de la noyer entièrement. Ses paupières s'étaient gonflées. Elle papillonna plusieurs fois des yeux puis se força à croiser son regard. Le gris de ses iris n'était plus si terrible à contempler. Ses traits avaient retrouvé la douceur qu'ils avaient toujours eu l'habitude de porter.

— Ça va me faire souffrir ? choisit-elle d'interroger.

— Oui. Et inutilement. Mais si tu penses que...

— Alors non.

Elle esquissa un sourire humide. Si ce fut cela, ou l'émotion qu'ils venaient de traverser, ou simplement la peur de l'avoir perdue ce matin, elle ne le sut ; il se jeta juste sur ses lèvres et les écrasa de toutes ses forces, comme jamais il ne l'avait fait auparavant. Ses épaules se cognèrent une nouvelle fois contre le mur, mais plus doucement. Un gémissement remonta des profondeurs de sa gorge. Elle en voulait. Plus. Toujours plus. Quitte à se donner entièrement et ne jamais pouvoir se relever, meurtrie par tant d'amour ; quitte à mourir pour lui, si seulement elle pouvait mourir en l'embrassant. Elle ne parvint pas à réprimer un nouveau sanglot. Mais la différence se ressentait : la tristesse n'était plus ce qui la forçait à pleurer. C'était le soulagement de l'avoir à ses côtés. Il continua à l'embrasser tout aussi passionnément et sécha en même temps les larmes sur ses joues, creusant la peau de son visage pour la nettoyer de tout chagrin. Elle reprit son souffle contre lui, ne laissant que quelques centimètres d'oxygène. Elle ne s'était jamais sentie aussi vivante.

— On va traverser ça ensemble, murmura-t-il. En ayant confiance l'un de l'autre.

Un sanglot éclata de nouveau, et elle se sentit idiote. Tellement idiote. Cependant, aucun jugement ne traversa ses pupilles. Il souffrait de la voir pleurer mais ne disait rien, se contentant juste d'essuyer. Elle avait toujours semé le chaos dans leur couple. Il avait toujours rangé après elle. Pour que quand elle revienne, tout soit propre à nouveau. Pour donner cette image de couple parfait qui donnait de l'espoir et de la force aux autres.

— Je te fais confiance, souffla-t-elle. Je t'aime. Si fort.

Une larme tomba quand elle prononça ces mots. Elle ne le méritait peut-être pas. Son pardon, sa patience, sa force ; elle ne méritait pas tout ce qu'il lui donnait. Mais s'il y avait une chose qu'elle n'avait jamais remise en question, c'était qu'elle l'aimait. Depuis qu'ils étaient enfants et qu'il lui avait pris la main pour sauter du haut de cette falaise, elle l'avait aimé. Elle ne doutait pas un seul instant qu'il ressentait la même chose. Il scella cette promesse sur un baiser. Quelque chose de tendre et doux. Un "je t'aime" silencieux, mais mille fois mieux exprimé. On avait parfois cette difficulté de parler de sentiments dont les effets surpassaient les mots. Mais le corps, lui, ne trompait jamais. Et dans un baiser, il y eut plus de sentiments que deux mots piètrement murmurés.

On frappa brusquement à la porte.

— Vous avez fini de vous gueuler dessus vous deux ? On peut rentrer ?

— Qu'est-ce que tu veux ? soupira Erwin.

Lucas ouvrit, un regard perplexe posé sur la chambre. A part le lit défait, il n'y avait rien d'autre d'inhabituel. Le soulagement traversa ses traits quand il les vit collés l'un contre l'autre, mais une miette de soupçon demeura lorsqu'il observa les yeux rougis de Madden. Elle sécha ses joues d'un geste sec et lui adressa un sourire rassurant.

— Vous devez y aller, annonça-t-il.

Ils descendirent ensemble jusque dans le salon. Elle remarqua la présence de Louise et Thimothé qui rigolaient sur le canapé, isolés dans un monde certainement plus heureux que le leur. François parlait à William d'un air grave, près de l'entrée. Sa mère supervisait de loin. L'anxiété surplombait son visage.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, incertaine de vraiment recevoir une réponse.

Puis elle vit l'arme passer de François à William. Elle vit William la soupeser. La toucher. Retrouver l'ancien ennemi qu'il avait voulu oublier pour le reste de sa vie. Elle le vit glisser l'arme sous la ceinture de son pantalon. La recouvrir avec son tee-shirt. La nausée remonta à nouveau sa gorge. Elle tira sur la main d'Erwin. Il se retourna.

— Qu'est-ce que...

— Fais moi confiance mon amour.

Un nouveau baiser. Aussi doux que l'antérieur. Elle se força à céder. A rester dans le noir pour son bien. C'était ce qui le rassurait lui, et ce qui était certainement le mieux pour elle. Alexandre mettait son manteau, la pochette bleue en main. La pochette.

— Non non non, je n'aime pas ça.

— Madden, prononça-t-il en encadrant son visage entre ses mains. Respire.

Quand elle voulut respirer, de nouvelles larmes débordèrent. Pourquoi avaient-ils besoin d'une arme ? Pourquoi la pochette ? Pourquoi maintenant ? Où s'en allaient-ils, est-ce qu'ils reviendraient ? Elle voulait qu'ils restent ici. Qu'elle soit certaine qu'ils vivent, qu'ils respirent, et pas songer à leur cadavre étendu sur le sol.

— Fais-moi confiance, répéta Erwin.

— Ne me laisse pas seule, étouffa-t-elle.

Pas seule maintenant, pas seule pour le reste de sa vie.

— Lucas va rester avec toi.

Ils partaient à trois. S'il arrivait quelque chose, ils seraient trois à mourir. William. Alexandre. Lui.

— On va juste rendre la pochette à Duvois, reprit-il. Pas à Duvois directement. Il est en France. A un des hommes qu'il a dû payer pour ça, enfin bref. Ça va être en plein milieu de New York. Au milieu de milliers de gens. Rien de grave ne va se produire.

— Alors pourquoi est-ce que William porte une arme ?

— Une mesure de précaution, c'est tout.

Elle lui faisait confiance. Elle devait lui faire confiance. Elle le pouvait. La panique se tassa au fond de sa gorge, les larmes s'arrêtèrent de tomber. Lui faire confiance.

— Dans deux heures maximum on rentrera.

— Deux heures, répéta-t-elle dans un murmure.

— Je t'appelerai quand on retournera à la voiture de toute manière.

Elle hocha la tête. L'arme n'était qu'une mesure de précaution. Ils allaient rencontrer cet homme à trois. Au centre de New York. Tout allait bien se passer. Quelqu'un prit sa main. La surprise lui fit faire un bond léger, puis elle regarda sur le côté. Louise lui offrit un sourire timide. Elle ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. Elle n'avait pas vu l'arme. Ne savait pas ce que contenait la pochette. Mais elle était là pour elle. Sa main dans la sienne. Madden la serra plus étroitement et accepta enfin de se détacher d'Erwin. Il garda un œil sur elle tandis qu'il s'habillait. Comme s'il essayait d'imprimer cette image dans la tête, cette image d'elle entourée, d'un côté Lucas, de l'autre sa sœur. Comme s'il essayait de se rassurer. Il avait peur lui aussi, réalisa-t-elle. Il le dissimulait mieux, voilà tout.

— Pourquoi j'ai personne qui pleure parce que je pars, moi aussi ? se plaignit William quand Alexandre ouvrit la porte.

— Moi je pleure, fit Lucas avec un éclat de malice dans les yeux. Mes larmes sont intérieures.

William porta une main sur sa poitrine.

— Ça me fait chaud au coeur, mon ami.

Raven, de l'autre côté de la cuisine, un café dans la main, leva les yeux au ciel.

— Va-t-en avant que j'éclate en sanglots, continua Lucas.

— Je m'en voudrais de te causer tant de tristesse.

— Ma tristesse ne se consolera que quand tu seras de retour.

— C'est quand vous voulez, soupira Alexandre.

— Adieu mon ami, lâcha William avant de disparaître derrière la porte.

Erwin l'approcha une dernière fois, déposa ses lèvres contre les siennes, y glissa sa langue pour la goûter une dernière fois. Elle attrapa sa veste pour le retenir, le presser contre elle et l'enjoindre à ne jamais s'éloigner, mais il se détacha de force et disparut lui aussi. Une main devant sa bouche. Un sanglot ravalé. Elle ne pouvait pas se remettre à pleurer. Plus maintenant. Louise lui serrait toujours la main, plus fort, encore plus fort. Sa force devint la sienne. Elle eut le courage de rester debout, le courage de lutter contre l'envie de s'effondrer. Il reviendrait. Evidemment qu'il reviendrait. Alexandre ferma derrière lui. La porte claqua. Ils l'observèrent tous dans un silence terrible. La peur flottait ; aucun n'osa prononcer une seule parole. Voulait-elle vivre ainsi le restant de son existence ? Retenir son souffle chaque matin, se préparant au pire, effrayée qu'un simple courant d'air ne brise le peu qui restait à briser ? Non. Elle se battrait. Jusqu'au bout. Elle vivrait, aussi. Ou du moins, elle ferait de son mieux. Emma avait su profiter des merveilles de chaque journée, prendre de grandes respirations chaque matin et cracher sur ceux qui s'interposaient entre elle et le soleil. Même jusqu'à la fin, elle avait affronté l'ennemi, l'avait regardé droit dans les yeux pour le mettre au défi de la tuer. Certes, elle avait perdu ce défi. Mais si Madden demandait à son fantôme si elle regrettait quelque chose de sa vie, elle aurait répondu que non. Sans hésitation. Non malgré les horreurs de Leila, non malgré son anorexie, non parce qu'elle avait profité de ce que la vie lui offrait et non de ce qu'elle lui prenait.

Madden lâcha enfin la main de sa sœur.

— Taylor doit venir dans peu de temps. Je vais me préparer.

— Est-ce que ça va ? s'enquit Lucas.

— Il va revenir, clama-t-elle fermement. Ils reviendront tous.

Personne ne trouva rien à redire. Elle remonta dans sa chambre, ouvrit en grand son armoire. Elle choisit son haut le plus élégant, moulé à la poitrine, des manches bouffantes. Un pantalon fluide noir. Dans la salle de bain, elle revêtit son collier et ses créoles en or qu'elle avait tant l'habitude porter auparavant. Elle se lissa les cheveux pour la première fois depuis des semaines. Se maquilla. Depuis combien de temps n'avait-elle pas appliqué d'eye-liner sur ses paupières ? S'apprêter lui donna plus de courage que des affirmations creuses répétées des millions de fois dans sa tête. Elle sortit ses chaussures de l'armoire et une fois attachées à ses pieds, claqua ses talons contre le sol. Son pouvoir sur elle-même s'affermit. Sa tenue, son maquillage, ses talons constituèrent l'armure qu'elle avait abandonné dans sa dépression. Peut-être se remettrait-elle à douter. Dans une heure, dans deux jours, trois semaines. L'envie de se recroqueviller sous ses draps la prendrait d'assaut. Elle se mettrait à pleurer, une nouvelle fois. Mais elle se souviendrait de ce moment où elle s'était sentie capable d'affronter le monde. Elle saurait que cette force se trouvait tout au fond d'elle et qu'elle n'attendait qu'un signe pour se révéler. Et peut-être que cela l'encouragerait à se relever. Peut-être.

Elle descendit les escaliers du salon et brilla sous le regard surpris de Lucas. Raven, encore en train d'avaler son café, faillit recracher sa gorgée. Louise se mit à sourire. Simplement. Elle n'avait jamais douté de sa vigueur.

— Ma chérie, tu es ravissante ! s'exclama alors sa mère.

Elle allait répondre quand la sonnerie la coupa dans son élan. Son téléphone bien logé dans sa main, elle alluma brièvement l'écran pour regarder l'heure. Deux heures. Elle arrêta François qui s'apprêtait à ouvrir.

— C'est Taylor, un ami à moi. J'arrive.

Louise se leva à l'écoute de son nom.

— Il vient pour moi ?

— Non, répondit-elle sèchement.

Ses talons claquèrent jusqu'à la porte d'entrée. Elle ouvrit en grand. Taylor ne tarda pas à la détailler de haut en bas, s'arrêtant sur les traits de son visage, et plus brièvement sur sa poitrine. Elle avait oublié la sensation d'être scrutée par d'autres qu'Erwin. Elle n'aimait définitivement pas ça.

— Merci de me donner le choix de t'inviter, maugréa-t-elle.

— Tu aurais refusé si je t'avais demandé.

S'imposer étant son habitude, il entra dans le vestibule sans en demander l'autorisation. Elle tenta de ne pas s'en préoccuper, referma la porte en forçant un air bienveillant. Le temps qu'elle se retourne, il était déjà dans le salon. Elle le rattrapa le plus vite possible. Louise le dévisageait déjà, un semblant de désir balançant dans ses pupilles. Non. Plus jamais ça.

— Par ici.

Elle lui désigna les escaliers. Il enfonça ses mains dans ses poches tout en esquissant un sourire se voulant charmeur.

— Je te suis.

Il connaissait la maison. La pièce dans laquelle il avait toujours été reçu en tant qu'invité passager était la bibliothèque. S'attarder dans le salon n'avait d'objectif que de l'énerver. Elle prit sur elle pour ne pas le renvoyer de la villa et monta à l'étage. Il accepta de la suivre sans un regard en arrière. La bibliothèque conservait de vieux livres, pour beaucoup de collections, tant en français qu'en anglais. Malgré l'ancienneté de ces décorations intellectuelles, le canapé, la table et le bureau offraient une dimension beaucoup plus moderne qui rajeunissait le tout. Elle s'y sentait à l'aise à l'intérieur. Dans son élément. À la fois immergée dans le passé et accompagnée par la modernité.

— De quoi voulais-tu parler ? s'enquit-elle en prenant place.

Il s'installa à son tour. Ses cheveux, coiffés vers l'arrière, dégageaient un visage élégant, digne des plus grands studios de mode de New York. Chaque fois qu'elle lui faisait face, elle omettait toutes ces journées qu'ils avaient passé ensemble, ces baisers qu'il lui avait donnés sous le grand magnolia de son jardin. Elle omettait la nuit où elle s'était déshabillée face à lui alors qu'elle n'avait que douze ans. Elle omettait sa main posée sur ses hanches, son parfum envahissant qui lui avait presque fait croire qu'il voulait d'elle. Il lui avait dit "j'ai peur de te faire du mal". Elle avait pensé à un mal émotionnel. Elle n'avait pas compris. Comment aurait-elle pu ? Ils n'étaient que des gamins. Et ce fut en omettant tous ces souvenirs enterrés qu'elle soutenait son regard, se forçait à ne voir dans ses iris verts que la présence d'un ami qui, malgré un océan entier de séparation, ne l'avait jamais oubliée.

— Je n'ai jamais voulu faire de mal à ta sœur. Jamais.

— Je sais.

— Alors pourquoi tu as réagis de cette manière l'autre nuit ?

— J'avais bu.

— Chaque été je te voyais bourrée, et chaque été tu te mettais à rire en plein milieu de la nuit et à crier comme une folle. L'alcool te rend joyeuse. Ça ne t'a jamais fait pleurer.

Comme s'il la connaissait mieux que quiconque et que toute possibilité de changement dans sa personnalité était inenvisageable.

— Écoute, tu as des centaines de filles qui rampent à tes pieds tous les jours. Tu peux toutes les avoir. Mais pas ma soeur.

— Tu aurais préféré que ce soit toi ?

— Pardon ?

Il se mit à sourire.

— Tu aurais préféré que ce soit toi, seule dans cette chambre avec moi.

Le choc réduisit tous ses mots au silence pendant quelques secondes. Il savait qu'elle était mariée. Il connaissait ses sentiments pour Erwin. Sa remarque était juste bien trop déplacée pour pouvoir la remettre à sa place. Il secoua sa tête.

— C'est une blague, Maddy.

— Que ce soit clair, il n'y aura jamais...

—... rien entre nous, je sais. Je ne me suis jamais permis d'espérer le contraire. Depuis que tu sors avec Erwin, en tout cas.

Il se détendit contre le canapé, un bras étendu en long sur le dossier.

— Tu as été ma première conquête, confia-t-il.

— Juste une conquête alors ?

Un léger rire eut raison de lui.

— J'admets. La première fille dont je suis tombé amoureux. À l'école primaire, je m'amusais à dire que j'avais une petite-amie française. Personne ne pouvait te demander si c'était vrai.

Il ne s'agissait pas d'une blague, cette fois-ci. Le Taylor blagueur était reconnaissable. Le Taylor honnête aussi.

— J'aurais aimé dire la même chose, mais... mais tu n'étais qu'une histoire d'été que je laissais dans mes valises à la rentrée.

— Je vais faire comme si ça m'offensait.

Il partagèrent leur rire. Cette légèreté lui résulta étrangère. Elle avait l'impression que c'était la première fois qu'elle riait avec un ami, mettant de côté toutes les raisons pour lesquelles elle devait pleurer. Le silence retomba.

— Je n'ai jamais eu l'occasion de te le dire, reprit-il, mais tu es une des filles les plus courageuses que j'ai jamais rencontré.

— Je ne pense pas.

— Moi je t'assure que si. J'en ai connu qui restaient cloîtrées des mois entiers dans leur chambre juste parce que leur meilleure amie avait prononcé une petite insulte à leur égard. Elles s'affichaient le soir avec du mascara qui coulait juste pour se faire plaindre. Crois-moi, elles ne sont rien comparées à toi.

— Tu ne m'as pas vu quand j'étais vraiment mal, je t'assure.

— Tu devrais comparer ta vie à celle des autres, parfois. Et tu te rendrais compte qu'être en dépression après tout ce que tu as vécu est parfaitement légitime. C'est normal de tomber. Personne n'a le droit de te juger sur ça. L'important est de te relever. C'est tout.

Oh non, pas encore. Elle ne pouvait pas pleurer avec du maquillage sur les yeux. Si ça coulait, ce serait du gâchis. Et elle avait fait tellement d'efforts pour se rendre présentable. La force acquise ces dernières minutes s'évapora, alors elle lutta, lutta tellement fort. Malheureusement, il le remarqua.

— Ne sois pas trop dure envers toi-même.

— Arrête.

Elle cacha son visage derrière ses mains. Le souvenir du claquement de ses talons contre le sol ne réussit pas à lui redonner sa force. Se dresser au milieu de tout le chaos qu'était sa vie lui semblait improbable à présent. Presque idiot de sa part. Pourquoi tenter de devenir une brique quand elle n'était qu'un débris ? Le canapé s'affaissa à côté d'elle. Taylor enveloppa ses épaules et la serra contre lui. Elle se laissa guider. Déçue d'elle-même. Déçue de cette illusion qu'elle s'était créée et qui ne fonctionnerait jamais.

— Tu connais la règle des cinq minutes ?

Dans l'impossibilité de parler sans éclater en sanglot, elle secoua la tête.

— Ma mère a eu quatre cancers avant de mourir. Pourtant, je l'ai toujours vu souriante et présente à toutes les occasions. Elle ne manquait jamais mes spectacles de l'école, ni mes anniversaires. J'avais treize ans quand je lui ai demandé comment elle faisait. Alors elle m'a confié sa règle des cinq minutes. Cinq minutes par jour pour pleurer. C'est tout ce qu'elle s'autorisait. Pleurer, insulter le monde entier, la vie, crier, jeter des objets au sol, tout ce qu'elle voulait exprimer de négatif, elle le faisait. Les cinq minutes s'achevaient. Elle nettoyait son visage. Elle se préparait pour commencer la journée. Et elle oubliait la raison qui l'empêchait de sourire. Elle me disait que si tu accordes cinq minutes par jour, ils ne viendront plus t'embêter après, que c'était suffisant pour eux.

Elle ôta ses mains et se redressa lentement, comme émergeant d'une tristesse léthargique. Elle se mit à le dévisager. La mère de Taylor était morte quand il avait quinze ans. Elle avait elle-même assisté à son enterrement. Quelle était la raison de son décès, elle n'avait jamais osé le demander. Jamais elle n'avait douté qu'il s'agissait de si nombreux cancers. Ni même une quelconque maladie. Cette femme rayonnante n'avait pas pu être malade, c'était impossible. Et pourtant, Taylor n'était pas du genre à mentir sur ce genre de récit.

Cinq minutes, disait-elle. Cela avait toujours fonctionné, à ce qu'il semblait. Si bien que personne n'avait douté de quoi que ce soit jusqu'à ce qu'elle se retrouve internée à l'hôpital. Madden doutait profondément qu'elle puisse elle-même l'égaler en courage. Mais il ne lui coûtait rien d'essayer.

Sa bouche s'entrouvrit pour répondre, mais aussitôt, son téléphone se mit à sonner. Le nom d'Erwin s'afficha sur l'écran. La seconde d'après, elle avait décroché.

— Oui ?

— C'est moi mon amour. On remonte dans la voiture. Tout s'est bien passé, on est tous vivants.

Le soulagement provoqua un rire. Presque hystérique. Ou joyeux. Elle ne sut vraiment comment le qualifier. Elle était juste heureuse qu'il revienne. Ses inquiétudes sur le danger de cette sortie lui parurent ridicules.

— Qu'est-ce que tu fais de beau en attendant ? questionna-t-il.

— Taylor est avec moi.

— Tu peux lui proposer de manger avec nous si tu veux.

Il connaissait la valeur de son amitié avec Taylor. Jamais une seule seconde il ne s'était autorisé à en douter. Combien de couples pouvaient prétendre à la même chose.

— Très bien, sourit-elle. Je t'aime.

— Je t'aime aussi.

Il raccrocha. Elle proposa à Taylor de manger, il accepta sans hésiter.

— Je t'interdis d'adresser la parole à ma sœur par contre, l'avertit-elle en le pointant du doigt.

— La parole, c'est un peu exagéré.

— Non négociable.

Il lui ébouriffa les cheveux avec amusement. Elle se recoiffa en réprimant son sourire, l'air faussement irritée.

— Tu me diras si ça fonctionne la règle des cinq minutes.

— Qui te dit que j'essaierai ?

— Parce que la Madden Scott que je connais refusera de se laisser malmener une seconde par autre chose que sa volonté de fer.

Elle ne sut si son affirmation était vraie, mais au lieu de le nier et de se tirer encore une fois par le bas, elle choisit d'y croire. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top