18. Liam

Attention, chapitre à contenu sensible


Les portes de l'ancien hangar s'étaient tristement écroulées au sol. Des herbes poussaient de chaque côté, pressées à l'idée de recouvrir cette construction indésirable de l'être humain. Le grillage n'était plus, ou ce qu'il restait s'était rompu et décomposé. Les parois de ferraille miraculeusement debout portaient la trace de balles perdues, des impacts noirs éparpillés un peu partout. Cet endroit avait été un vieux dépôt de stupéfiant jusqu'à ce que la police mette récemment la main dessus. Liam avait perdu le peu d'hommes qui lui restaient. Deux avaient été blessés, transportés à l'hôpital, des futurs condamnés ; les autres avaient fui, volatilisés dans la nature. Il gara sa voiture à quelques mètres de l'entrée. Une moto se trouvait dans l'angle, à moitié dissimulée dans les hautes herbes. C'était elle. Il vérifia par précaution qu'aucun autre élément autre que le paysage désolé d'un hangar abandonné ne surprenne par sa présence, mais il ne remarqua rien. Il laissa son téléphone déjà éteint dans la boîte à gant, s'empara de son Glock pour le ranger dans la poche intérieure de sa veste. Puis, une fois sortit, il claqua la portière de manière assez forte pour lui signaler qu'il était arrivé.

Il la trouva assise sur une chaise partiellement trouée, dans un angle obscur de l'édifice. Le sac noir jonchait à ses pieds. Le crissement de ses bottes la redressa d'un bond. De longues mèches tombaient de chaque côté de son visage, mais le reste de sa chevelure brune était attaché en une tresse dans son dos. Il reconnut sa peau écarlate et ses yeux amandés. Lola. Sa dernière vendeuse à avoir occupé la maison, la dernière à être partie aussi. Quand il lui avait ordonné de ne plus le recontacter, elle avait refusé. Il avait alors lu dans ses yeux les sentiments affectifs qu'elle lui vouait, plus puissants qu'elle n'avait elle-même désiré. Elle agissait peut-être sur l'espoir d'une histoire de coeur qui n'arriverait jamais. Face à cette constatation, Liam eut pitié d'elle, mais il ravala sa compassion pour profiter de son utilité.

— J'ai tout l'argent, déclara-t-elle.

Ses mots résonnèrent plusieurs fois entre les parois ferraillées. Arrivé à sa hauteur, il se baissa pour vérifier le contenu du sac. Des billets. Des petits paquets, balancés en vitesse, se cognant entre eux. C'était tout ce qu'il restait de son marché. Des années et des années de trafic pour ça.

— Tu en as gardé pour toi ? demanda-t-il en dissimulant au mieux sa déception.

— Non.

Alors il s'empara de deux paquets et les lui tendit.

— Je n'en ai pas besoin.

— Prends-les, insista-t-il. Pour te remercier de ton aide.

— Je n'ai pas fait ça pour l'argent.

Il en était conscient. Mais il avait une mère avec son petit garçon qui l'attendaient à trente kilomètres de là. Elena lui faisait confiance.

— Il ne se passera rien entre nous, Lola. Alors prends-les ou je les récupère maintenant.

D'une main hésitante, elle les lui prit. Un cri de désespoir jaillit de son regard, la poussa presque à s'agenouiller près de lui, mais à peine les prémisses de son geste furent esquissées qu'elle s'arrêta. Les jointures de ses doigts devinrent blanches autour du paquet. Il ferma le sac, se releva avec le poid au bout de sa main.

— Est-ce qu'on va se revoir ?

— Je pars en Allemagne demain, l'informa-t-il. Donc je ne crois pas, non.

Elle se mordit la lèvre et baissa sa tête, dans un vain espoir de dissimuler un sentiment qu'il avait déjà deviné. Il aurait voulu partager sa tristesse. Mais il ne pouvait se forcer à ressentir quelque chose qu'il ne sentait pas vraiment. Autrefois, elle aurait eu sa chance. Seul, il l'aurait accueilli dans sa chambre, ils auraient passé des heures dans l'obscurité. Aujourd'hui, il ne pouvait plus se permettre une telle chose. Il n'en avait même plus envie.

— Merci, dit-il simplement.

— C'est à cause de l'affaire Rovel que tu pars ?

Il se mit à marcher vers la sortie. Il la laissa hantée par le silence. Une réponse qu'elle n'obtiendrait jamais. Son poing se referma autour de la hanse du sac, affirmant sa prise. Avec cela, ils avaient assez pour vivre plusieurs mois. Voire une année complète, en plus des frais hospitaliers pour Victor. Il balança le sac sur la banquette arrière et prit place derrière son volant.

Une demi-heure plus tard, il arriva à l'appartement.

Une Audi noire était garée un peu plus haut dans la rue. Une voiture qu'il n'avait jamais vu, et qui n'appartenait pas aux voisins. Trop chère pour qu'ils aient pu l'acheter, même d'occasion. Ces banlieues regorgeaient de personnes aux chômages, ou de retraités à faibles revenues. Une Audi A8 entre ces petites voitures d'occasion se faisait forcément remarquer. Il vérifia la présence de son Glock contre lui. Le téléphone s'alluma. Il composa le numéro d'Elena. Bip. Bip. Bip. Bip. L'attente dura jusqu'à ce que l'appel ne s'arrête par lui-même. Le sac noir occupait toujours la banquette arrière. Le laisser à découvert aurait été impensable dans une situation journalière. Mais cette pression qui écrasait sa gorge lui soufflait "laisse ça ici, au cas où". Au cas où. Il rappela Elena. Peut-être était-elle trop occupée à s'occuper de Victor. Qu'elle n'entendait pas la sonnerie à cause des bruits de la télévision.

— Réponds putain, marmonna-t-il entre ses dents.

Rien. L'appel s'arrêta. Il rangea son téléphone dans la poche de son pantalon et sortit de la voiture, sans pour autant la fermer à clef. Il se tourna une dernière fois vers l'Audi. Il ne la reconnaissait pas. La plaque d'immatriculation ne lui disait rien. Mais avait-il vraiment besoin de savoir à qui appartenait la voiture pour connaître ceux qui lui avait rendu visite ? Non. Cette voiture dévoilait en réalité bien plus que si Erza passait maintenant les portes du hall d'entrée. Il souleva son visage vers la fenêtre de son étage, dans l'espoir vain d'apercevoir le moindre détail suspect. Le soleil frappait directement sur les cristaux, ce qui ne lui donnait à voir que le reflet de l'immeuble d'en face. C'était le calme qui flottait entre des édifices ; le silence. C'était la tromperie d'un monde qui lui riait au nez.

Il passa les portes du hall, monta lentement les escaliers, sans faire le moindre bruit trop perceptible. Mais il savait, tout au fond de lui, ce qui l'attendait en haut. Lui-même avait pris plaisir, autrefois, à élaborer des mises en scène et traiter ses victimes comme ses marionnettes destinées d'avance à mourir. Il jouait sur leurs peurs et leurs prières balayées d'un geste indifférent de la main par leur Dieu inexistant. Il les avait fait avancer le long d'un couloir obscur, tout comme il se trouvait maintenant. Un pas après l'autre. Se doutant que la mort l'attendait tout près, mais niant cette vérité pourtant évidente. Il arriva à sa porte d'appartement. Celle-ci était déjà entrouverte. Le chambranle de la porte souffrait d'un morceau arraché, retrouvé au sol. Le verrou ressortait de la poignée. Il vérifia que personne ne le guettait dans l'ombre, balayant le couloir d'un regard attentif. Puis il s'immobilisa entièrement pour tenter de percevoir le moindre bruit. Quelques secondes. Un silence majestueux. A croire que l'immeuble entier s'était tu dans un deuil anticipé. Quand il était parti, Victor regardait la télé. En plein milieu d'après-midi, Liam se doutait qu'il l'ait éteint. Quelqu'un l'avait fait à sa place. La même personne qui avait enfoncé cette porte, et avait eu la bonne idée de l'accueillir dans un silence glacial.

Il poussa la porte avec la pointe de sa botte. Un grincement fit écho entre les tapisseries beiges de l'entrée. A pas assurés, il avança. Peut-être prenait-il des précautions pour rien. Tout ce qu'il trouverait serait le corps d'Elena, étendue au sol, les yeux grands ouverts sur un monde qu'elle ne voyait plus. Cependant, la présence de la voiture renforçait ses soupçons. Qui que ce soit qui ait forcé l'entrée se trouvait encore à l'intérieur. Il l'attendait.

Un mur le séparait encore de la cuisine. Ses pieds s'immobilisèrent. Il retint son souffle. Prêt à remarquer le moindre souffle, grattement, un mot chuchoté, absolument tout. Et il l'entendit. Ce gémissement étouffé. Un son dissimulé derrière un bâillon ou une main. Il ne douta pas un instant de qui il s'agissait. Ce silence parfait trouva sa faiblesse et laissa le temps à Liam de sortir son Glock de sa veste.

— Sors de ta cachette, mon ami, jaillit soudain une voix. On sait que tu es là.

Il ne s'était pas trompé. Erza avait trouvé un moyen de le trouver. S'ils étaient partis ce matin, pourtant, il n'aurait jamais mis la main sur eux. Lui, Elena et Victor se trouveraient en Allemagne, à l'abris. Ce fut certainement ce qui le frustra le plus.

— Allez, ne sois pas timide.

Erza était en position de force. Surtout s'il tenait Elena entre ses bras. Le menacer avec une arme le ferait rire. Alors il préféra ranger son Glock. Puis il fit le pas décisif. Immédiatement, son regard croisa celui d'Elena. Une main épaisse dissimulait la moitié de son visage, mais ses yeux lui confiaient tout ce que les mots ne sauraient exprimer. Victor était sa priorité. Le petit n'était présent nul part, il le supposa caché. Erza ne savait pas qu'il avait un fils ; mieux valait maintenir ce secret. Face à son calme apparant, Elena parut mieux respirer. Aucune larme ne défilait sur son visage. Ses joues restaient sèches, même sous le canon appuyé contre sa tempe. Il avait oublié combien elle avait côtoyé la mort dans sa vie. En ce moment-même, il avait peut-être plus peur qu'elle.

— Ca fait du bien de te revoir, l'accueillit Erza. J'ai eu peur que tu ne partes sans me dire au revoir.

— Je te donne l'argent. Je l'ai.

Grâce au sac récolté par Elena, et celui de ce matin, il les avait ses trois cent milles euros. Mais il ne resterait presque plus rien pour Victor. A ces mots, Elena étouffa un nouveau gémissement.

— C'est trop tard, Liam. Je t'avais dit une semaine. J'ai fait offrande de trois jours de plus. Mais il ne faut pas abuser non plus.

— Qu'importe le délai si tu as l'argent ?

— Ah mais ne t'en fais pas, je l'ai déjà ton argent.

Trois de ses hommes occupaient la pièce avec lui. Un d'eux baissa le menton, son attention dirigée à ce qui jonchait ses pieds. Le sac. Ils l'avaient sortis de l'armoire, s'en étaient emparés comme s'il leur était déjà dû. Liam ravala son irritation. Il avait été cet homme autrefois, lui aussi. Prenant plaisir à arracher aux gens leur dernier espoir. A faire appliquer des règles absurdes, et les punir cruellement en cas de non respect, en sachant parfaitement qu'ils étaient incapable de mener à bien sa pétition. Et il avait ri devant leur désespoir. Il s'était moqué devant leur supplication. Ce fut la raison pour laquelle il ne le laissa jouir d'aucune émotion.

— Tu te souviens de ce que je t'avais dit, la dernière fois qu'on s'est vu ?

— Oui.

— Alors tu sais ce que je m'apprête à faire.

Il tenta de trouver rapidement une solution. Une faille qu'il avait oublié de remarquer, un enchaînement d'action qui pourrait fonctionner, les sauver tous les deux et se débarrasser en même temps d'Erza. Mais les miracles n'étaient réservés qu'aux films d'action. La vie n'avait aucune raison de lui faire une faveur. Il lui avait craché dessus. Elle lui retournait la pareille.

— On peut sûrement s'arranger.

— Tu es pathétique, Liam. Tu sais très bien comment les choses fonctionnent, et malgré ça, tu te rends ridicule en essayant de me convaincre de l'impossible.

— J'ai moi-même épargné certaines personnes qui...

— Parce que tu avais trop de coeur. J'ai vaincu par l'autorité, tu as vaincu par la tromperie. Tu as fait croire à tout le monde ce que tu n'étais pas, tu as inspiré le respect grâce à un rôle que tu t'étais toi-même inventé. Mais aujourd'hui, les rideaux sont tombés. Et contrairement à moi, tu as perdu.

Il esquissa un sourire entre ses tatouages morbides. Il avait soif de sang. Soif de cris, de drame. Et il voyait en lui l'occasion parfaite de prouver la puissance de son empire. Alors sa main se retira brusquement de la bouche d'Elena et attrapa sa nuque. Un coup dans le creux de ses genoux lui suffit à l'agenouiller au sol. Liam n'eut plus le temps de réfléchir. Il attrapa son Glock et le chargea, sa cible parfaitement désignée. Son bras se tendit, prêt, sur le point de tirer. Soudain, un poid s'écrasa lourdement sur sa main ; son arme lui échappa. Ses doigts se tendirent sur du vide. Un visage tordu par la férocité boucha son champ de vision et lui adressa son sourire cruel. Ce fut une seconde avant qu'un choc ne brisa sa nuque. Les lignes des meubles se floutèrent et des cris se mirent à retentir au loin. Sa joue toucha le carrelage froid. Une pierre s'était effondrée sur son dos et l'empêchait de reprendre possession de ses mouvements ; il se rendit compte plus tard qu'on l'immobilisait au sol. Une table le séparait d'Elena. Les pieds en bois marquaient une distance trop éloignée. La face écrasée, les oreilles bourdonnantes, il vit Elena. Sa bouche ouverte sur un hurlement strident, ses mains tentant vainement de repousser Erza, puis son corps qui se convulsait comme si l'horreur essayait de trouer sa peau pour s'échapper. Il essaya de résonner. Du mieux qu'il put. Faire quelque chose, une seule action, un rien pouvait changer les choses. La sortir de cet Enfer. Ou au moins lui dire pardon. La sauver. Il commença à se débattre, mais on lui agrippa les bras, on les croisa de force dans son dos. Un genou creusa dans sa colonne vertébrale.

— Elena ! l'appela-t-il.

Elle continuait de hurler. Hurler, hurler, hurler, comme si quelqu'un pouvait l'entendre et la sortir instantanément des griffes du monstres. Elle faillit presque vaincre son agresseur ; jusqu'à ce qu'un homme lui prit ses poignées et ne les plaqua par terre au-dessus de sa tête. Son dos s'arqua. Ses cordes vocales se brisèrent.

— Elena ! cria-t-il.

Regarde-moi. Ne pense à rien d'autre qu'à moi. Les mains tatouées d'Erza agrippèrent ses hanches, déchira le pantalon en tissu qu'elle portait. Ses grands yeux exorbités s'accrochèrent au plafond, prenant le relais du hurlement à présent fracturé. Regarde-moi. Je suis avec toi.

Puis ses lèvres se fermèrent. Elle reçut les coups entre ses cuisses et son corps se mit à subir le mouvement asséné. Plus de cri. Seulement un regard hanté, presque mort. Des coups. Encore et encore. Et ses membres qui rebondissaient comme si elle n'était qu'un mannequin usé.

— Elena, l'appela-t-il une nouvelle fois.

Une lumière s'éclaira dans ses pupilles. Quelque chose survivait.

Sa tête tomba sur le côté. Elle s'accrocha à lui comme à une bouée dans une tempête océanique. Son corps subissait mais ce fut comme si elle s'en détachait, rien que pour le retrouver, pour oublier la douleur qu'on lui infligeait. Ses lèvres s'entrouvrirent à nouveau. Mais ce ne fut pas pour pousser un nouvel hurlement. Ce fut un murmure. Si infime que lui seul parvint à l'entendre.

— Nous deux contre le monde.

Il se souvint alors de leurs fronts collés dans les dortoirs du centre de détention. Ses yeux dans les siens, son souffle cognant contre sa lèvre. Des joues qui n'avaient jamais connu les larmes, pas même quand elle lui avait raconté la tragédie qu'était sa vie. A la fin de son récit, il lui avait prit la main. Ils s'étaient allongés, côte à côte, tout près l'un de l'autre. Ils avaient crée leur petite bulle. Un instant de paix au milieu d'un champ de bataille. Ne cillant pas lorsqu'une bombe s'écrasait. Parce qu'ils étaient ensemble, et que la force d'un alimentait l'autre. Parce que dans cette jeunesse obscure, ils avaient réussi à vivre quelque chose d'autre que la survie. Ils se nourrissaient du regard de l'autre et s'aimaient en silence, quand d'autres avaient besoin de mots pour prononcer des promesses vides. Il l'avait contemplée, à l'abris dans sa bulle, et s'était dit qu'il l'avait enfin trouvée. Sa pépite d'or. Avec ses mèches reluisant sous le soleil. Son nez retroussé. Portant sur elle la jeunesse qu'il avait cru perdue. Il se souvint encore des mots qu'elle avait prononcé ce soir-là, couchée sur ses draps. "Nous deux contre le monde."

Une larme dépassa du coin de son oeil. Son corps rebondissait toujours. Mais c'était comme blesser un mort. Seul son regard survivait. Et elle se donnait à lui. Lui seul. Finalement, la torture cessa. Il réussit à reprendre une inspiration. Reste vivante, fut-il tenté de murmurer. Mais ça aurait été gâcher de l'énergie. Elena s'était toujours accroché à la vie. Il n'avait jamais eu besoin de lui tendre une main pour la voir se relever. Elle survivrait. Il devait juste trouver un moyen pour éloigner Erza. Quitte à se voir asséné mille fois de coups, pourvu que ces coups promettent la liberté à Elena. Il le lui promit sans rien lui dire. Elle se mit à sourire.

Puis une lame passa au-dessus de sa gorge. Il n'y eut qu'un trait noir, assez discret pour croire qu'il ne s'était rien passé. Mais bientôt, ce trait devint rouge vif. Un filet de sang se mit à couler sur sa gorge. Il descendit jusqu'à sa nuque. Son sourire disparut. Et la vie découla de ses yeux, se mit à fuire. La peau de sa gorge s'ouvrit et s'innonda. Elle ouvrit ses lèvres. Chercha à avaler l'air qui lui échappait. Suffoqua.

— Non. Non, Elena.

Une nappe de sang commença à s'étendre sur le carrelage. Sa gorge n'était plus qu'un foulard rouge qui ne faisait que grossir, grossir, peindre sa peau de rouge, arracher la seule lumière qui lui restait dans son regard. Il cria son nom. Regarde-moi. Regarde-moi, je t'en supplie. Nous deux contre le monde. Tu te souviens ? Nous deux. Et il semblait qu'elle le regardait encore. Malgré la flaque rouge qui s'étendait sous son visage, teintait ses cheveux blonds, elle avait encore les yeux sur lui, un "à l'aide" étouffé par une gorge tranchée. Oui, elle le regardait, n'est-ce pas ?

— Profite bien de ton voyage en Allemagne, Liam, résonna une voix derrière lui.

Le poids sur son dos s'était évanoui sans même qu'il ne s'en rende compte. Il essaya de murmurer "tiens bon" à Elena, mais il fut incapable de parler. Il déplia douloureusement son bras, tendit sa main. Son bras trempa dans le sang chaud. Le bout de ses doigts caressa sa joue, ses yeux toujours ancrés dans les siens. Mais sa poitrine ne bougeait plus. Ses lèvres s'étaient immobilisées et elles devenaient déjà pâles. Et pourtant, elle avait les yeux encore grands ouverts. Elle le regardait. Elle continuait de le regarder malgré...

Puis la réalité le frappa. Elle était morte. Il ne sut quand. Il ne sut depuis combien de temps il la pensait encore vivante, répétant leur promesse dans sa tête tout en s'efforçant de sourire pour trépasser dans un dernier instant de bonheur envolé. Il ne l'avait pas entendue pousser son dernier soupir. Il ne l'avait pas vue mourir.

Ils l'avaient tués.

Une horreur subite le poussa à se relever. Il regarda derrière lui, prêt à se jeter sur Erza, prêt à lui arracher ses membres un à un en le forçant à prononcer le nom d'Elena, à demander pardon, et s'il le fallait, à la ramener parmi les vivants. Mais la salle à manger était vide. Il se retourna sur lui-même. Il tomba de nouveau sur le corps inanimé d'Elena. Elle n'avait pas bougé. Elle fixait l'endroit qu'il venait d'occuper.

Il posa ses mains au sol pour se relever. Il savait exactement pourquoi et dans quel objectif.

Il se précipita sur l'armoire de la chambre. Pourvu qu'Elena ne s'en soit pas débarrassé juste avant. Il ouvrit la portière, souleva le tas de vêtements qui dissimulait l'arme. Et il tomba dessus. Le fusil qu'il volé dans une maison de chasseur des années auparavant et qu'il avait confié à Elena pour se défendre. Couchée sur un lit de tissu, il attendait son heure. Il le saisit, le cala dans son bras et introduisit le chargeur. Huit balles y étaient déjà logées. Suffisant. Il actionna le levier d'armement et repoussa la culasse à l'avant pour introduire la cartouche. Un clac lugubre résonna dans la chambre. Il s'apprêta à refermer la porte quand il croisa deux petits yeux bleus pleins de larmes, à moitié dissimulé derrière ses bras.

Victor s'était recroquevillé sous la penderie. Il le dévisageait avec ce regard qu'ont les enfants quand ils se réveillent d'un cauchemar. Protégé par une couche de silence, il n'était qu'un témoin d'un drame qui ne s'était pas encore achevé. Liam aurait pensé qu'il se serait concentré sur l'arme, mais ses yeux fixaient son bras. Une peau engluée de sang. Le sang de sa mère. Il en était conscient. Il savait.

— Je vais tuer les méchants, prononça-t-il le plus calmement possible.

Contre toute attente, Victor hocha la tête. Comme un "vas-y", une confiance absolue qu'il lui offrait. Liam n'eut pas à lui ordonner de rester là où il l'était, parce qu'il était persuadé qu'il ne bougerait pas. A la place, il referma juste la portière de l'armoire. Ces portes en bois ne pouvaient pas le protéger du danger, et peut-être même que les hurlements qu'il avait entendu le hanterait toute sa vie, mais au moins, il n'aurait rien vu.

Liam traversa la cuisine, passa dans le salon, ouvrit en grand la fenêtre. Il posa le canon tout en douceur sur le rebord, visant en moins de quelques secondes l'Audi noire toujours garée à plusieurs mètres. Erza comptait l'argent des sacs, encadré par ses hommes, une cigarette entre les doigts. Avec son Glock, Liam aurait été trop loin. Mais avec son fusil, il les avait à sa merci. Erza avait été certain que la douleur l'aurait empêché de se relever. Certes, Liam avait fait l'erreur d'aimer ; mais il restait l'homme qui avait régné sur l'empire de la drogue pendant des années. Il connaissait la mort. Et il connaissait la vengeance.

Son viseur se centra sur le crâne tatoué d'Erza. Il voyait encore ses mains déchirer le pantalon d'Elena. Son corps violenter le sien, tout en ébauchant un sourire que Liam n'avait pas vu, mais qu'il avait facilement deviné. Et il voyait sa lame passer en travers de sa gorge. Son index appuya sur la détente. Un bruit sourd frappa ses tympans. L'instant d'après, Erza s'effondrait. Des ordres criés, précipités, fusèrent. Deux balles cognèrent la paroi extérieure de l'appartement. Liam actionna de nouveau le levier, repoussa la culasse puis tira sur un deuxième homme, également dans la tête. Il continua. Il comptait les balles, une à une, les réussites, les perdues. Il ne les entendait plus sortir du canon. Les tirs devenaient un chant, narrant d'une voix grave comment la mort était arrivée dans une rue si petite. Un des derniers hommes sortit une kalache, mais à peine se mit-il à la charger que Liam le toucha. La kalache tomba au sol, elle fut récupérée l'instant d'après par le dernier survivant. Il fut trop exposé pour son propre bien. Liam prit une profonde inspiration, jeta un coup d'oeil au corps d'Elena qui reposait un peu plus loin. Combien de fois l'avait-il menacée. Des paroles crues qu'il lui avait adressé. Une arme pointée sur elle. La rage qui l'avait aveuglé par moment. Il avait voulu lui-même la tuer, mais toujours, au moment d'appuyer, quelque chose l'avait empêché. Toute sa vie, il avait méprisé le mot "amour", mais en réalité, il n'en avait jamais autant ressenti que pour elle. Nous deux contre le monde. Il replanta son oeil dans le viseur. Au moment où l'homme pointait sa kalache vers la fenêtre, son crâne explosa.

Ce fut le dernier.

Le silence se reposa lentement sur la rue. Les corps jonchaient le goudron tout autour de la voiture. Liam les contempla longuement. Il n'y eut aucune réjouissance. Mais il n'y eut aucun regret non plus. Elena était morte et il ne pouvait rien y faire pour changer cela ; mais ceux qui s'étaient permis de la tuer étaient morts eux aussi. Tous avaient payé le juste prix. Il retira le fusil de la fenêtre, se tourna vers le corps étendu dans la cuisine. Sa peau déjà blanche. Le sang commençait à sécher. Il n'avait pas pu la sauver, mais il l'avait vengée. Si son âme pouvait reposer en paix grâce à cela, il s'en contenterait. Il reposa le fusil contre le mur, omettant de le nettoyer. La police connaîtrait le nom du tueur avant même d'avoir fait analyser les empreintes. Et peut-être même...

Il plongea son regard dans la rue. Sur sa voiture, le sac d'argent qui l'attendait. Puis il songea à Victor, caché dans l'armoire. Il pouvait fuir avec lui. Lui réserver une vie en cavale, avec un criminel comme père. Il pouvait lui apprendre à ne plus avoir peur, comme il l'avait tenté sur William. Lui enseigner à régner sur le monde, le fortifier pour s'assurer qu'il vivrait plus longtemps que les autres. Mais était-ce vraiment une vie d'enfant ? Liam n'avait jamais connu l'innocence d'une enfance paisible, mais quand il voyait ces gamins courir de partout, rigoler pour rien, s'émerveiller devant une fleur, il se disait que s'il fallait choisir un nouveau départ, il aurait pris celui-là. Parce que tout au fond de lui, il était fatigué de tout ce tragique. Fatigué du monde dans lequel il était entré, celui du crime, du sang, des hurlements stridents. Il avait cru, plus jeune, que c'était l'unique monde qui existait, mais c'était parce qu'il n'avait connu que cela. Quelque chose de plus beau existait quelque part. Il ne savait où, mais peut-être que Victor le saurait. Un jour. S'il lui donnait sa chance.

Il atteignit l'armoire et ouvrit en grand la portière. Victor était resté dans la même position. Ses grands yeux se levèrent vers lui, débordant de larmes qui n'avaient pas encore osé couler. Liam l'attrapa sous les aisselles et le souleva, grimaçant sous le poids qu'il faisait déjà. Victor se laissa faire. Il attrapa son cou, s'agrippa autour de lui avec toute la force qu'il possédait. Liam le serra contre lui et traversa l'appartement jusqu'à gagner la porte. De là, il sortit, descendit les escaliers, passa les portes vitrées du hall. Enfin, sur les derniers escaliers de béton de l'appartement, il s'assit. Victor ne voulut pas relâcher sa prise, alors Liam le maintint contre lui. Puis il attendit. Il guetta l'arrivée des sirènes.

— Où est maman ?

Sa gorge se serra. Victor l'avait sûrement entendue hurler, mais il ne l'avait pas entendu mourir. Ca s'était passé si rapidement, sans un bruit, que même lui s'y était trompé.

— Elle ne viendra pas, dit-il simplement.

Certains parents savaient comment dissimuler la laideur par de jolies phrases poétiques, juste pour rassurer leurs enfants. Mais Liam ne savait pas faire cela. Regarder la vérité en face, c'était la seule chose dont il était capable. Il n'était pas fait pour être père. Une raison de plus pour attendre calmement sur les escaliers, à profiter des dernières bouffées d'air frais que la liberté lui offrait.

— Est-ce que les méchants son morts ?

Il se surprit à sourire face à sa question.

— Oui. Tous.

Victor posa sa joue contre son épaule, contemplant la rue face à lui.

— Ils ne pourront plus faire de mal à personne alors.

Il avait hérité du courage de sa mère. Il saurait combattre les cruautés de la vie, il n'en doutait pas un seul instant. Liam sentit la fierté emplir chaque pore de sa peau. Son fils. Il avait mis tellement de temps à accepter cette réalité. Mais à présent qu'il le tenait dans ses bras, qu'il entendait sa faible respiration cogner sa joue, il songeait de nouveau à Elena, à sa fraîcheur, à toute la beauté qu'elle avait apporté dans sa vie et il se disait que même s'il finirait par mourir au fond d'un trou, enfermé par des barreaux, il aurait laissé quelque chose sur terre qui en vaudrait la peine. Son fils ne reproduirait pas les mêmes erreurs que lui ou Elena. Il saurait se défendre, mais il n'attaquerait pas. Parce qu'il saurait qu'un mal aura été fait, que des hommes avaient tués sa mère, mais que ces hommes avaient payés. Il n'y aurait pas d'injustice. Pas de désir de vengeance. Il déposa un lourd baiser sur le sommet de son crâne.

Ce fut à ce moment-là qu'il entendit les sirères retentir. 

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