17. Raven
— Et... je ne sais pas. Parfois j'ai l'impression qu'il pourrait y avoir plus que de l'amitié. Mais j'ai aussitôt l'impression de me bercer d'illusion. Elle est impossible à comprendre, en fait. J'en sais rien.
Thimothé passa une main sur son visage, soupirant bruyamment. Raven piocha dans le paquet de chips avant de le lui tendre, en espérant lui remonter le moral. Il observa d'un air dépité la nourriture, puis s'avoua vaincu. Il en prit quelques-unes et les fourra dans sa bouche. Il était assis sur le canapé du salon, tandis qu'elle s'était installée en tailleur au sol, lui permettant ainsi de lui faire face.
— Dis le lui, conseilla Raven.
— Pour qu'elle me rit au nez ? grimaça-t-il.
— Non, pour qu'elle le sache et qu'elle y réfléchisse.
— Je ne vais pas lui demander de sortir avec moi non plus. Je ne suis même pas sûr de ressentir ce genre de sentiment. Je veux juste...
Il s'arrêta, perdu dans ses propres pensées. Raven continua de piocher dans le paquet. Elle prenait à cœur son rôle de confidente. Depuis que Thimothé avait séjourné avec elle et Lucas, il s'attachait à eux comme s'ils étaient les personnes en qui il avait le plus confiance dans ce monde. Et c'était sûrement le cas. Après avoir appris la nature cruelle de ses parents, avoir perdu la moitié de sa famille, il s'en était créé une autre. Celle qui l'avait accueillie juste après le drame. Raven appréciait plus que tout l'intention. Être la personne vers qui il s'adresserait en cas de problème faisait naˆitre en elle des sentiments maternels.
— Comment sait-on qu'on est amoureux ? demanda-t-il brusquement.
Elle avala de travers sa chips et se mit à tousser lourdement. Heureusement, le verre de jus de fruit posé sur la table basse la sauva. C'était celui de Thimothé, mais il n'en fit pas cas.
— Je... je ne sais pas.
— Qu'est-ce que tu as ressenti quand tu es tombée amoureuse de Lucas ?
Comme si c'était facile à expliquer. Elle reposa le verre et creusa dans son esprit pour lui faire parvenir une réponse à peu près cohérente.
— C'est comme si... s'il était devenu mon monde, tout à coup. Le seul qui importait vraiment. J'aimais être avec lui, c'était le seul moment où je me sentais vraiment bien. Et au fur et à mesure du temps passé, c'est devenu comme une évidence.
— Mon frère importe énormément aussi, plus que Louise.
— Je n'avais personne d'autre à qui m'attacher, soupira-t-elle. Ma mère m'a laissé partir à la première occasion venue, mon beau-père était un salaud, et mes amis m'ont oublié dès que je me suis éloignée. Quand j'ai rencontré Lucas, j'ai refait ma vie. Chaque personne ressent des choses différentes en fonction de sa situation, tu sais.
— Je suis désolé pour ta mère. Et tes amis.
— J'ai survécu.
La réponse lui arracha un sourire.
Madden apparut à ce moment-là, ne daignant même pas de leur adresser un regard. Elle était devenue froide ces-derniers temps. Pas qu'elle ait l'habitude d'être réconfortante, mais on pouvait percevoir le changement. Depuis la soirée en discothèque, Louise l'évitait le plus possible. Madden tentait de faire comme si rien ne s'était passé. Cependant, la chambre de Lucas et elle était adossée à celle d'Erwin. Elle l'entendait pleurer presque tous les jours. Parfois, cela se tranformait en cris étouffés. Des hurlements en pleine nuit. Des objets qui tombaient au sol. Cela variait.
Elle s'approcha de la cafetière avec un mug. Thimothé s'avança discrètement et murmura :
— Elle n'est pas censée être privée de café ?
Si. Erwin les avait prévenu, en insistant sur le fait de ne jamais la laisser en boire. Et voilà qu'elle s'en servait face à eux, ignorant les interdictions. D'un côté, elle était adulte et responsable, capable d'assumer les conséquences de ses propres erreurs. D'un autre, elle était malade. Clairement dépressive, même si personne n'osait prononcer ce mot par peur que la situation ne devienne réelle. Alors elle se leva et la rejoignit. Thimothé resta sur le canapé, observant de loin.
— Salut, lança-t-elle.
Madden ne leva même pas la tête. Elle se servait calmement, les yeux rivés sur le liquide noir qui coulait. Ses cheveux d'habitude droits et lissés s'emmˆelaient à quelques endroits. Le pire restait sa peau pâle. Ses lèvres sèches. Et le fond-teint qui dissimulait vainement ses cernes.
Le mug fut plein. A ras-bord, dirait-elle. Madden remit en place le pot.
— Tu ne devrais pas boire ça.
— Occupe-toi de tes affaires, siffla-t-elle.
Alors elle s'empara de la tasse et la porta hors de son atteinte. Madden tendit son bras pour la lui prendre, mais pas assez rapidement.
— Rend-moi ça immédiatement.
— Je ne te laisserai pas bousiller ta santé une seconde de plus.
— L'ange Raven est revenu, voyez-vous ça.
Elle essaya de garder en tête que ses répliques sarcastiques agissaient de bouclier. Plus elle souffrait, plus elle faisait souffrir les autres. Elle avait été cruelle avec elle, après la mort de Leila. Aujourd'hui, la seule différence était que ses remarques méchantes ne la visaient pas seulement elle, mais tout le monde.
— Je sais ce que tu ressens, mais t'enfoncer de cette manière n'est pas la solu...
— Tu ne sais pas ce que je ressens, la coupa-t-elle avec un feu dans les yeux. Tu ne sais rien. Alors fous-moi la paix avec tes morales idiotes.
Ce n'était qu'une manière de se protéger, répéta-t-elle intérieurement. Aucun de ses mots ne la reflétaient. Ils n'étaient que le produit de sa douleur.
— Si je sais. Quand tout le monde m'accusait d'avoir tué Leila, quand on me traitait de pute ou d'assassine, j'ai eu envie moi aussi de me soulager avec le premier moyen qui me venait sous la main. Et si mon témoignage ne te parait pas suffisant, demande à Lucas ce qu'il a vécu pendant des mois. Je ne pouvais pas le toucher sans qu'il ne soit hanté par Leila. Le simple baiser avait un goût de sang. Et il n'a rien dit, il a subi tout ça en silence et en se sachant l'objet de sentiments haineux infondés.
Elle reprit une inspiration. Madden s'était figée, ses grands yeux luisant sous la menace des larmes.
— Tu n'es pas la seule à avoir souffert, continua-t-elle. Je ne dis pas que ton état n'est pas légitime. Mais s'il te plaît, si tu ne veux pas aller mieux pour toi, fais-le pour Erwin. Pour nous.
Une larme silencieuse coula le long de sa joue. Sa poitrine ne bougeait plus, comme si elle s'était soudainement arrêtée de respirer. Raven commença à s'inquiéter, jusqu'à l'entendre renifler de la manière la plus discrète possible.
Elle ne prononça pas un seul mot, elle s'enfuit juste sans chercher à reprendre le café. Et pour Raven, ce fut une réponse positive. Un signe que ses propos la faisaient réfléchir. C'était l'essentiel, non ?
Thimothé glissa face à elle quelques secondes après, s'emparant de la tasse pour en boire une gorgée.
— T'es la guérisseuse du groupe en fait, lâcha-t-il en reposant le récipient. Tu soignes les blessures de tout le monde.
Elle laissa échapper un rire nerveux.
— N'importe quoi.
Mais il n'y eut aucun amusement dans son regard. Il haussa juste les épaules.
— Simple observation.
Elle rejoignit Lucas dans la chambre en repensant aux mots que Thimothé venait tout juste de lui adresser. Elle avait été la blessée pendant longtemps. Harcelée, détestée, maltraitée. Elle se souvint des bouts de cigarettes enfoncés dans son bras, son beau-père qui souriait en voyant la peau rougir puis noircir. Elle se remémora le silence de sa mère face à ses blessures. Son propre silence face aux bleus de Lucas, cette haine vouée à elle-même pour n'avoir rien fait et attendre qu'il ne soit trop tard.
Une guérisseuse, elle ? Oh non.
Lucas était assis en tailleur sur leur lit deux places, l'ordinateur devant lui. Deux feuilles de papier étaient posées à côté de lui, des cours de management qu'elle lui avait imprimés et qu'il n'avait pas touché pendant une semaine. Etudier à longue distance n'était pas son fort. Cela faisait deux semaines qu'ils étaient partis et il n'avait rien avancé. Elle l'aperçut concentré et eut l'espoir qu'il ait trouvé la motivation suffisante pour travailler.
Passant discrètement devant lui, elle se dirigea vers l'armoire pour saisir son manteau et faire un tour dehors. Mais à l'instant où elle fit coulisser la portière, deux chemises s'aplatirent à ses pieds. L'étagère de Lucas était emplie de vêtements enfouis en boule, la moitié bien trop froissée pour les porter.
— Vraiment ? soupira-t-elle en se retournant.
Il fixait toujours l'écran, sa main devant sa bouche pour dissimuler son sourire.
— C'est ça, fait comme si je n'avais rien dit.
Ce serait elle qui finirait par tout ranger, comme d'habitude. Elle se baissa pour ramasser les chemises, mais à l'instant où elle se redressa, deux mains glissèrent de chaque côté de sa taille. Il plongea son nez dans le creux de son cou, déposant un baiser sur sa peau tendre.
— Tes techniques d'attendrissement ne fonctionnent plus, répliqua-t-elle.
— Vraiment ? Tu veux qu'on essaie pour voir ?
— Essayer qu...
Ses pieds se décollèrent du sol. Un cri franchit ses lèvres. Ses hanches reposèrent sur son épaule et elle plaqua ses mains dans son dos, espérant ne pas basculer en avant pour écraser son crâne contre le sol. Lucas la tenait fermement par les mollets.
— Fais-moi descendre ! réclama-t-elle en lui tapant l'omoplate.
Elle allait tomber. D'une manière ou d'une autre, sa prise se relâcherait et elle plongerait dans le vide la tête la première.
— Lucas !
Il se déplaça avec elle sur l'épaule, ignorant ses plaintes. Elle allait le tuer. Si elle ne se tuait pas elle-même avant. Soudain, elle se sentit chuter vers l'arrière. La gravité l'aspira. Son dos cogna le matelas et ses yeux se plantèrent sur le plafond blanc. Elle n'était pas morte.
Le tissu de son pantalon glissa sur ses jambes. Elle se releva à moitié pour regarder ce que Lucas faisait. Oh. Il enlevait son jean. Son corps ne lutta pas. Il écarta ses jambes nues avec un rictus, son regard planté sur son entre-jambe. Alors elle écrasa à nouveau sa tête contre son oreiller, se laissant porter par les sensations. Et bientôt, elle le sentit. Sa langue caressant sa peau sensible. Un hoquet courba son dos. Elle s'accrocha à la première chose qui lui vint sous la main ; le drap. Ses jambes se replièrent, excitées de plaisir. Il continua, allant de plus en plus loin. Un gémissement remonta du fond de sa gorge. Elle voulait plus. Maintenant. Immédiatement. Ses paupières se fermèrent, enregistrant toutes les sensations qui se décuplaient.
— Oh mon dieu, souffla-t-elle quand il exerça une faible pression sur sa partie sensible.
Elle agonisait, ne pouvait-il pas le voir ? S'il ne la soulageait pas, elle mourrait définitivement. Et pas d'une chute fatale, non. A cause de lui. Tout serait de sa faute.
Le plafond disparut pour laisser place à son visage. Positionné au-dessus d'elle, ses coudes appuyés de chaque côté de sa tête, il la contemplait comme si elle était la seule source de lumière dans sa vie. Il y avait si peu d'espace entre leurs bouches. Tentation.
— Tu disais ?
Elle se racla la gorge puis dit :
— Je ne connaissais pas encore cette technique-là.
— Et elle fonctionne ?
Un sourire étira ses lèvres.
— Non.
Il tentait de garder son sérieux, mais elle voyait déjà ses yeux se plisser d'amusement. Ses jambes étaient encore nues, et elle profita de sa position pour les entourer autour de la taille de Lucas. Le message était plus que clair. Il releva un sourcil, jouant l'ignorant alors qu'il savait pertinemment ce qu'elle voulait. Il le voulait aussi. Quand son souffle devenait lourd, c'était que ces pensées traversaient son esprit.
— La technique n'en est qu'à son début, murmura-t-il.
— Il faut continuer dans ce cas.
Il plaqua sa bouche contre ses lèvres et la dévora toute entière.
***
Elle sortit de la cabine de douche et enveloppa une serviette autour d'elle. L'humidité s'était déposée sur le miroir, l'empêchant de se voir. Son peigne en main, elle commença à démêler ses cheveux. Lucas se séchait le torse. Il ne la quittait pas des yeux.
— Tu sais, je repensais à quelque chose la dernière fois, fit-elle avant de grimacer quand son peigne bloqua sur un nœud.
— Surprend-moi.
— Je pourrais arrêter la pilule.
Ses gestes se paralysèrent immédiatement. Elle sentit son cœur accélérer. Le nœud ne se défaisait pas. Elle tira dessus. Avait-elle dit quelque chose de mal ?
— On est trop jeunes.
— Et alors ? Ma mère était jeune quand elle m'a eue.
Bon, ce n'était pas le meilleur exemple mais elle n'avait que ça en main. Elle savait aussi qu'Adélaide Rovel avait accouché de Sasha très tôt, mais elle ne connaissait pas les détails et n'osa pas se risquer sur ce chemin.
— On a ni maison, ni situation professionnelle fixe.
— On l'achète. Et quant à la situation professionnelle, je...
Des dents du peigne se cassèrent quand elle tira d'un coup brusque. Elle se retrouva avec une petite poignée de cheveux entre ses doigts, une douleur lancinante à la racine.
— Fais chier.
— Eh, vas-y doucement.
Il s'approcha et lui prit le peigne des mains.
— T'as pas une brosse à la place ?
Elle tira le tiroir et en sortit une qu'elle lui tendit. Il se plaça derrière elle et prit ses cheveux mouillés entre ses doigts, à la manière d'une queue de cheval, pour commencer à les brosser. Ses gestes étaient si délicats qu'elle se demanda s'il était vraiment efficace.
— On ne peut pas avoir d'enfant maintenant.
Elle avala ses mots avec difficulté. Ok. Il avait raison, au fond. Ça n'empêchait pas d'avoir mal.
— J'en ai vraiment envie.
— Je sais.
— Et comment tu sais ?
— La manière dont tu t'es occupée de Diego et Thimothé. Et les relations que tu entretiens encore avec eux.
Quand Thimothé avait appelé son frère, il lui avait passé le téléphone à la fin de l'appel. Diego lui avait raconté ses journées, ce qu'il avait fait à l'école et durant un instant, un court instant, elle s'était sentie comme une mère. L'impression avait été si délicate mais si brève à la fois. Et à présent, l'idée de tenir entre ses bras sa propre chaire, son bébé, occupait son esprit nuit et jour. S'occuper de lui, le voir grandir, découvrir le monde. Ne serait-ce pas merveilleux ?
Lucas passa la brosse à la racine et réussit à descendre jusqu'aux pointes sans obstacle. Il ramena les mèches du côté vers l'arrière pour faire la même chose.
— Je veux arrêter Memphis mais j'ai peur que ton père m'expulse de chez lui s'il l'apprend.
Il la regarda droit dans les yeux à travers le miroir. La buée s'était dissipée.
— Tu veux arrêter Memphis ?
— Je ne vois pas l'intérêt d'étudier économie et management si je n'ai aucune intention de travailler là-dedans. J'ai commencé là-bas parce que tes parents m'ont offert de payer mes études. Pour toi, aussi.
— Tu n'as aucune obligation d'y rester si tu n'as pas envie bébé. Mon père ne dira rien.
— Tu crois ?
Il se mit à sourire comme si elle venait de dire quelque chose de drôle.
— Tu veux faire quoi à la place ? demanda-t-il.
— Je pensais à institutrice.
Son sourire ne fit que s'agrandir. Ses cheveux encore dans sa main, il en profita pour les tirer doucement et coller son corps contre le sien. Une seule serviette les séparaient. Il approcha ses lèvres du lobe de son oreille.
— Tu feras une merveilleuse institutrice mon amour.
— Tu crois ?
Il déposa un baiser sur sa peau humide, agrippant fermement sa taille.
— J'en suis certain.
Mais alors que sa main glissait sur son abdomen, l'enveloppant à l'intérieur de son bras, son téléphone se mit à vibrer sur la commode. Il laissa échapper un juron et s'éloigna à contrecoeur.
— Oui ? répondit-il en anglais. Comment ça ? Vous m'aviez dit que c'était possible.
L'agacement se déposa lentement sur les traits de son visage. Il prenait de grandes inspirations, fixait le mur comme s'il voulait le trouer avec son poing. Les doutes de Raven se confirmèrent. Tranquillement, elle s'empara de sa brosse et continua de se coiffer. Lucas se pinça le nez.
— J'avais déjà fait la réservation. Oui. Au nom de Layne. Oui. Et un autre jour ?
La voix du téléphone débitait des mots que Raven ne comprit pas. De toute manière, elle n'avait pas besoin d'écouter pour savoir ce que Lucas tramait. William avait déjà vendu la mèche en croyant qu'aucun son ne pouvait dépasser la limite du balcon.
— Très bien, capitula-t-il d'un air sombre. Et bien je trouverai un autre endroit. Au revoir.
— Je n'avais pas besoin de l'Empire State Building pour dire oui, tu sais, sourit-elle quand il eût raccroché.
Le reflet lui renvoya son expression horrifique. Lucas avait toujours voulu lui offrir la lune. Faire les choses en grand, un peu comme dans les films. Pour lui demander de sortir avec lui, il avait voulu un crépuscule, une lumière orangée caressant leur peau et une prairie désertique, rien qu'à eux deux. Mais face à l'orage qui avait éclaté, il le lui avait demandé dans sa chambre.
— On parle bien de la même chose ? voulut-il s'assurer.
— La demande en mariage, non ?
Le dépit l'innonda.
— C'est William qui t'a dit ?
— Il a juste parlé trop fort.
Elle aurait voulu partager sa déception, mais son sourire refusa de s'effacer. Tous les efforts qu'il déployait pour rendre leur vie plus belle qu'un roman à l'eau de rose était adorable. Malheureusement, les romans ou les films romantiques comptaient rarement sur les imprévus de la vie. Elle laissa sa brosse à côté de l'évier. Approcha son regard du sien. Effleura du bout de ses doigts son torse humide.
— Je n'ai pas besoin d'une mise en scène extraordinaire pour me convaincre que tu m'aimes, murmura-t-elle.
— Je sais, mais je voulais t'en faire la surprise.
Son sourire s'agrandit. Elle avait encore du mal à se faire à l'idée qu'ils parlaient de mariage. D'une vie à deux. Une vie entière, oui. Jusqu'à leur mort.
— Je t'aime, se contenta-t-elle de dire.
Parce qu'aucun autre mot n'arrivait à franchir ses lèvres. En dépit de sa déception, un sourire craqua. Raven avait vu autrefois dans ses yeux des hurlements étouffés, une douleur aiguë qui le rongeait jusqu'aux entrailles. Elle y avait vu des larmes, de la haine, du silence froid s'amusant à effacer peu à peu son humanité. Mais aujourd'hui, elle n'y voyait que de la joie. Une explosion de petites étoiles qui s'éparpillaient dans ses pupilles, sautillaient sous l'excitation et criait face au monde "enfin". Enfin. Après tout ce qu'ils avaient enduré, auraient-ils cru qu'ils arriveraient jusqu'ici ?
— Je vais chercher la bague maintenant ou...
— Oui. Va la chercher.
Il disparut derrière la porte. Seulement recouverte d'une serviette de bain, dans une pièce encore chaude, pas même coiffée, ce n'était peut-être pas le bon moment. Mais au final, c'était ainsi qu'ils avaient toujours vécu. Faire les choses qu'ils voulaient à la première opportunité, par peur que ce ne soit leur dernier moment à eux-deux. Vivre sur le tas. S'insérer dans la moindre seconde paisible pour piéger les malheurs qui les poursuivaient. Ils avaient appris que l'attente ne menait qu'au regret. Lucas réapparut avec une petite boîte noire. Et quand il l'ouvrit, quand les diamants étincellèrent sous les rayons qui traversaient la fenêtre, elle faillit s'écrouler de joie. C'était comme dans un rêve, mais en mieux.
— Raven, souffla-t-il, lui-même étouffé par l'émotion. Veux-tu m'épouser ?
— Oui ! s'exclama-t-elle sans réfléchir.
Et dans son sourire, une larme coula. Lucas la demandait en mariage. Lucas allait devenir son mari. Unis à jamais, dans l'amour qu'ils avaient réussi à construire en dépit de toutes les difficultés. Il prit la bague entre ses deux doigts, la présenta face à elle. Sur le moment, elle ne comprit pas. Il lui fallut quelques secondes pour enfin présenter sa main. Il laissa échapper un petit rire avant de l'enfoncer dans son annulaire. Trois petits diamants ornaient à présent sa main, brillant telles de petites étoiles éternelles. Elle se mit à rire. Bêtement, comme ça. Peut-être parce qu'une partie d'elle n'y croyait pas encore.
— Elle te plaît ? s'enquit-il.
— Enormément.
Lucas enveloppa sa mâchoire de ses doigts, plongea en elle par la seule force de son regard. Un lien inébranlable se tissa entre eux, une sorte de corde incassable ; rien ni personne ne pourrait la rompre. Rien ni personne ne leur dirait "vous ne devriez pas être ensemble". C'était soit eux deux, soit rien. Et sur cet entendement, il l'embrassa, passionément, langoureusement, profondément. Il lui coupa sa respiration et devint son oxygène, l'emportant au-dessus de se monde en un battement d'ailes. Dans leur baiser, elle parvint à sourire. Tout ça était réel. Si réel que la joie lui faisait presque mal.
— Lucas ! appela Erwin de l'autre côté de la paroi.
Mais l'intéressé voulut prolonger ce moment plus longtemps, alors il mordit l'intérieur de sa lèvre, poussa son baiser plus loin encore, ignorant une réalité qui les appelait incessemment.
— T'es où ?
Elle se détacha quand la carrure d'Erwin dépassa le seuil de la porte. Il prit son air blasé.
— Merci de répondre quand je vous appelle.
— On était occupés, contesta Lucas en lui faisant face.
— Maman a appelé. Elle veut de tes nouvelles.
Son intention fut certainement de repartir après avoir délivré l'information, mais il s'attarda sur un détail. Sa main. Elle remonta la serviette autour de sa poitrine, ne parvenant pas à retenir la joie qui se déversait sur elle. Le silence flotta durant quelques secondes. Inutile de demander quoi que ce soit. Il avait déjà compris. Un sourire commença à se former, lentement.
— Comment je dois t'appeler maintenant ? Raven ou belle-soeur ?
Ce qui jaillit de sa gorge fut un mélange de rire et de sanglot. Erwin n'était plus un simple ami. Il était sa famille. Son frère par alliance. Madden serait sa sœur, elle aussi. Quatre personnes et un même nom, celui de Layne.
— T'aurais pu m'avertir, fit-il à l'intention de Lucas.
— Je ne trouvais pas le moment.
Quelque chose troubla son expression.
— Il n'y a pas de moment particulier à avoir pour me parler.
Lucas voulut répondre mais s'en empêcha au dernier moment. Erwin se chargeait une masse de soucis sur les épaules ces-derniers temps, mais le fait qu'il insiste sur sa disponibilité pour son frère trahissait sa singulière affection pour lui.
— Habillez-vous. On va fêter ça.
— Maintenant ? demanda-t-elle.
— Oui, maintenant.
Une demi-heure plus tard, elle arriva dans le salon. Tout le monde s'y trouvait. Madden et son teint pâle, un sourire sincère malgré elle. William avec une cigarette encore neuve entre les doigts, Alexandre qui inspectait l'étiquette du champagne, Louise et Thimothé absorbés dans leur discussion, Erwin qui parlait allégrement avec Eleanor et François qui plaçait les flûtes sur la table. Leur groupe s'était séparé à plusieurs reprises, c'était vrai. Mais ce qui faisait leur force, c'était leur soutien lors de moments importants. Leur joie partagée pour des évènements heureux.
William fut le premier à les féliciter. Il enlaça Lucas, lui tapa le dos, assez fort pour que Lucas se mette à grimacer.
— Je vois que la surprise a raté, observa-t-il sans un air moqueur.
— Ouais, on se demande à cause de qui.
Il posa une main solennel sur son torse.
— Je n'ai rien dit, je te jure.
— Non, mais va falloir que t'apprenne la discrétion mec.
Ses yeux s'aggrandir de réalisation, puis un rire franc le secoua. Le voir si allègre la frappa. Depuis combien de temps n'avait-il pas éclaté de rire ? Combien de temps qu'un sourire ne lui faisait pas mal ?
— Félicitations ma belle, fit-il.
Puis il embrassa son front. Son coeur, qui était déjà bouillant depuis que la bague ornait son doigt, se mit à exploser. Et tout ce qu'elle sentit par la suite, ce fut un feu d'artifice. Des éclats de voix atteignant le sommet d'un bonheur partagé. Une souvenir d'autrefois, alors qu'ils n'avaient pas encore fait face à la mort. Eleanor ouvrit le champagne ; la mousse remonta et coula, provoquant l'exclamation de Louise, la panique de Madden. Raven se mit à rire. Lucas prit sa main, la serra fort contre sa chaleur corporelle. Ce fut à ce moment là qu'elle songea que le réel bonheur consistait à voir ses amis heureux pour soi-même. Il n'y avait rien de plus loyal, rien de plus affectif que les voir oublier leur chagrin pour célébrer une joie. Elle allait passer le reste de sa vie avec Lucas, et cette seule pensée l'élevait plus haut que la voûte céleste ; mais elle allait aussi traverser cette vie avec eux.
Erwin leva sa flûte.
— Aux futurs mariés.
Les autres répondirent en levant la leur. Un silence se posa délicatement. Madden prit une soudaine inspiration. Un éclair lumineux traversa sa mine sombre. Elle hocha légèrement la tête. Il n'y eut aucun mot prononcé. Mais tout dans leur échange signifia "nous sommes en paix". Elle aurait peut-être préféré avoir comme belle-soeur Emma, ou Leila quand avait été encore saine d'esprit. Raven était arrivée après, un peu comme un cheveu sur la soupe. Mais c'était elle que Lucas avait choisi. Et contre toute-attente, avec le temps, quelques efforts, elle avait trouvé sa place. Ici. Parmi eux.
— Vous allez vous marier où alors ? questionna Eleanor, peut-être dans l'espoir qu'ils choisissent sa terre natale.
— En France, décida-t-elle. Là où on s'est rencontré.
Avignon. Un seul coup d'œil en direction de Lucas lui apprit qu'il était du même avis. Elle porta finalement la flûte à ses lèvres puis but une gorgée. Madden réalisa ce geste en même temps. Le reste suivirent. Ils buvèrent pour leur futur mariage. Pour l'espoir d'une meilleure vie.
Ils en oublièrent leurs morts. Ils en oublièrent le Mur.
Et tout le sang qu'il s'apprêtait encore à déverser.
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