14. Lucas

Lucas tira sur la mèche de Raven, la lissant entre ses doigts jusqu'à ses pointes. Elle ne bougea pas. Ses yeux étaient fermés, trahissant un sommeil encore profond. Les rayons du soleil matinaux caressaient sa peau blanche, répartissant des poussières écarlates sur ses cils. La tête reposée contre son torse, ses bras tout autour de lui, elle l'enlaçait comme s'il était sa peluche favorite.

Il rabattit le drap sur son corps nu. Ses yeux restaient plantés sur son visage, en pleine contemplation. Il la trouvait magnifique. Sa frange était éparpillée sur son front, sa chevelure en désordre, et s'il la prenait en photo et la lui montrait une fois réveillée, elle lâcherait un "quelle mocheté, mon dieu" avec des yeux grands comme des soucoupes. Mais pour lui, sa beauté surpassait bien plus la disposition de ses cheveux. Il la trouvait belle peu importe les situations. Son physique était exceptionnel, mais ce n'était pas seulement ça qu'il admirait, mais aussi ce qu'elle représentait. Elle était celle qu'il avait choisi d'aimer. Celle qui n'avait jamais arrêté de le tirer vers l'avant, de croire en lui et de soutenir ses choix.

Il songea à nouveau à la dispute qu'il avait eu avec Madden. Elle n'arrivait pas à comprendre que c'était aussi son choix à lui de renoncer à sa part d'héritage. Raven ne le manipulait pas comme elle le prétendait, il voulait juste établir sa vie avec elle, sans préoccupations économiques, sans problèmes familiaux. Lui et elle. Elle et lui. Il y avait eu trop d'éléments qui avaient tenté de les séparer depuis le début de leur relation, comme si le monde se refusait à les laisser ensemble. Le genre d'amour interdit que la nature refuse d'accepter, et qui se finit toujours en tragédie. Lucas se niait à vivre une fin pareil.

Il offrirait à Raven un happy end digne de ce nom.

Finalement, il parvint à s'extraire de son enlacement sans la réveiller. Il se revêtit d'un boxer, d'un pantalon de jogging puis descendit au rez-de-chaussée, se frottant le visage pour éliminer les traces d'une longue nuit. Il trouva William accoudé sur le plan de travail, une tasse de café à la main. Ses yeux étaient plongés dans le vide. Ce fut à peine s'il remarqua son arrivée.

— Hey, fit-il d'une voix rauque.

William se réveilla de son coma. Il le regarda sortir une tasse du placard sans prononcer un seul mot. Le café était déjà fait, alors Lucas se servit.

— Où est Raven ?

— Sur la planète Mars, soupira-t-il.

— Ah ouais ? J'espère qu'elle s'amuse bien là bas.

— Comme une folle.

Deux sucres plongèrent dans le liquide brun dans un "ploc" discret.

— Pourquoi tu demandes quelque chose d'aussi évident ?

— C'est évident qu'elle soit sur Mars ?

— T'es con, grommela-t-il en s'asseyant sur le tabouret haut.

William dissimula son rictus dans son mug. Il prit une gorgée puis reposa le récipient sur la table.

— On peut compter sur les doigts de la main les fois où vous n'êtes pas ensemble, expliqua-t-il non sans une lueur moqueuse. Alors évidemment, quand on voit l'un arriver sans l'autre, on se demande si l'autre n'a pas été kidnappé.

— Elle est ma moitié et les moitiés doivent s'assembler pour pouvoir vivre, sourit-il.

La grimace de son ami fut terrible.

— Je ne te savais pas aussi niais.

— Les gens changent.

Il trempa ses lèvres dans le café, le surveillant du coin de l'œil. Son regard se posa au loin et un voile sombre recouvrit ses traits.

— Ouais. Les gens changent.

Au moment où il reposait son mug sur la table et s'apprêtait à lui demander la nature de ses pensées, Alexandre apparut dans son champ de vision. Celui-ci fit mine d'ignorer la tension culminante de la cuisine. Il ouvrit la porte du placard pour se servir d'une tasse, plongea sa main dans la boîte à biscotte, récupéra le café à sa gauche, tout ça dans un silence glaçant. Si cela le dérangeait, il n'en montrait aucun signe.

Lucas ne se souvenait que de morceaux de voix, d'éclats et de colère. Il avait été trop paniqué pour se centrer sur autre chose que son frère. À le voir rouge de rage, les yeux foudroyant la haine, animé par le désir de tuer, cela l'avait profondément perturbé. Il n'avait jamais vu Erwin dans cet état. Son frère avait toujours été le calme et la raison incarnée. Visiblement, quand Madden était concernée, il ne se contentait plus du dialogue pacifique. Il attaquait.

La malchance fut de tournée aujourd'hui, puisqu'Erwin descendit les escaliers quand Alex étalait le beurre sur ses tartines. William reprit une gorgée. Les jointures de ses doigts étaient devenues blanches.

Erwin remarqua bien vite la présence du roux et hésita à faire marche-arrière.

— Bien dormi ? questionna Lucas pour le faire rester.

Il voulait juste que les deux ennemis se réconcilient, afin que leur groupe s'unisse à nouveau. Cette ambiance de western commençait à l'agacer. Cela lui rappelait le temps où ils étaient tous à s'affronter les uns contre les autres, quitte à s'entre-tuer pour arracher un morceau de vérité.

— Merveilleusement bien, répondit-il d'un ton ironique.

Alexandre ne cilla pas.

Erwin s'accouda sur le plan de travail à ses côtés, lui dérobant son café. Lucas ne protesta pas, il avait l'habitude. Son regard s'accrochait au roux dans des envies de meurtre. William se pencha pour éloigner le couteau à pain de lui. Lucas fut tenté de rire mais il s'efforça à rester neutre.

— Bien dormi Alex ? lança Erwin d'une voix cinglante.

Le concerné se paralysa dans son geste. Il avait le dos tourné, ce qui ne permit pas à Lucas d'analyser son expression. Mais il pouvait facilement se l'imaginer.

— Oui, répondit-il simplement.

Erwin but une autre gorgée de café, sa poitrine se soulevant et s'abaissant plus rapidement que d'habitude.

— Tu tiens de ton père, fit-il en ricanant.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ? répliqua Alexandre en se retournant.

Son visage restait impassible, mais quelque chose dans son regard se fissurait.

— Dormir en paix tout en ayant conscience des monstruosités qu'on commet, c'est la spécialité des Voseire.

Alexandre contracta sa mâchoire. Erwin attendait une réponse, une once de colère pour pouvoir éclater à nouveau. Il essaierait de l'étrangler une seconde fois s'il avait le choix. Le voir mourir sous ses yeux jusqu'à l'entendre promettre de lui donner la pochette.

— Il s'agit de notre avenir à tous.

— Il n'y aura aucun avenir si le nom Scott est sali par la presse et tu le sais, cracha Erwin.

Effectivement, mais les Voseire sauraient survivre grâce à leurs vignes. Alexandre était au courant de ce qui compromettait Madden si Duvois mettait sa menace à exécution, William le lui avait expliqué la veille. Mais cela ne l'avait pas fait changé d'avis.

— Ce n'est qu'une réputation. La pochette est une preuve.

— Sans réputation, le Flamboyant est mort.

— Nous avons des cli...

— Bonjour les garçons ! Vous êtes levés de bonne heure dis donc !

Eleanor Taylor fit son arrivée, habillée d'une robe de chambre en satin noir. Son sourire rompit l'ambiance de duel fatal entre les deux cow-boys ennemis. Erwin plongea son nez dans la tasse et Alexandre prit les biscottes dans sa main, prêt à repartir.

— On a des cours à suivre, répondit Lucas.

Son frère lui envoya ce coup d'œil si habituel ces temps-ci, le "ne fais pas semblant". C'était pourtant la vérité. Raven lui avait élaboré un emploi du temps pour organiser le travail à faire. Il avait l'intention de s'y mettre dès aujourd'hui.

Mais William sortant un paquet de cigarette dans sa poche cassa sa motivation. Il désigna le balcon du regard. Lucas ne sut résister ; il adressa un sourire innocent à Erwin et suivit son meilleur ami.

La fumée s'insérant dans ses poumons fit relâcher tous ses muscles. Une brise froide balayait ses mèches brunes. William observait au loin. Il avait souvent le regard perdu, comme s'il souhaitait être autre part. Pas forcément un autre endroit, juste... hors de lui.

— Comment se passe ton sevrage ?

Il haussa juste les épaules.

— Avec les médocs ça va.

Il téléphonait aussi à un psycho-thérapeute tous les deux jours pour l'accompagner dans le processus. C'était la condition d'Erwin pour ne pas l'envoyer dans un centre pendant des semaines. William se pliait aux règles sans se plaindre. Il voulait s'arrêter. Et Lucas le remarquait bien, il faisait tout pour mener à bien ce sevrage.

— Tu devras les arrêter un jour.

— Je suis pas encore prêt.

Il porta la cigarette à ses lèvres.

— J'ai demandé à mon thérapeute les symptômes d'un arrêt des médicaments, reprit-il, le regard toujours perdu. J'ai pas envie de me prendre en pleine gueule des crises d'angoisse. Ni des putains de vertiges. Ni rien de ce qu'il m'a décrit.

— Il va falloir que tu passes par là.

Il secoua la tête comme si cette vérité n'existait pas.

— Je veux pas revivre ce que j'ai subi pendant des années.

— Les crises d'angoisse seront peut-être différentes.

— Mais la sensation restera la même.

Ses paupières se fermèrent, il souffla par le nez la fumée blanche.

— Le cœur qui bat, souffla-t-il. Qui bat, qui bat toujours plus vite, toujours plus fort. Les mains qui commencent à trembler. Le corps qui pèse. Tu as l'impression de mourir, comme si on t'enterrait vivant mais que ton corps hurlait la vie. On ne t'entend pas. Personne ne peut t'écouter étouffer. C'est silencieux. Discret.

Il se massa le front, les sourcils arqués dans une expression de détresse.

— Tu ne sens plus tes mains, ni tes jambes. Plus tu respires et plus tu as envie de respirer. Tu veux pleurer parce que t'as l'impression qu'à tout moment, tu vas tomber et mourir. Et t'as beau savoir que c'est impossible, il y a un moment où tu y crois.

La cigarette toucha à nouveau ses lèvres.

— Tout ce que tu peux faire, c'est attendre. Attendre que ça passe, attendre de pouvoir respirer à nouveau. Ton cœur s'adapte à nouveau à toi. Tu reprends le contrôle de ton corps. Et tandis que tu te relèves, tu penses déjà à la prochaine fois. Quand ça surgira, est-ce que ça fera aussi mal. On ne s'habitue pas. On ne s'habitue jamais à ça.

Lucas venait de découvrir ce qui tâchait la vie de son ami. Il l'avait déjà vu faire des crises et à plusieurs reprises. Devenir pâle, les mains tremblantes, le souffle haletant — il n'avait vu que les signes extérieurs. La surface des événements était en réalité trompeuse. Et même si aujourd'hui il l'écoutait décrire toutes ces sensations, jamais il ne pourrait réellement le comprendre. C'était peut-être là que s'arrêtait l'entendement humain, quelque part entre les mots et le vécu.

— Je ne peux pas arrêter ces crises, dit-il alors, mais je peux être là quand tu as besoin de moi.

Le coin des lèvres de William se souleva.

— C'est ce qu'aurait dit Emma.

— Je suis peut-être la réincarnation d'Emma.

L'entendre rire le soulagea. Il acceptait peu à peu l'absence de leur amie. À ce qu'il avait entendu dire, l'acceptation était la phase finale du deuil.

— Elle te manque ? lui demanda William.

— Pourquoi, tu crois que je me réjouis de sa mort ?

— Prends pas mes mots à l'envers, Layne, marmonna-t-il d'une voix sourde. Je demande parce que j'ai l'impression d'être le seul con ici qui n'arrive pas à digérer toute cette merde.

— Madden ne l'admettra pas à voix haute mais sa mort lui pèse. À Erwin aussi.

— Ah ouais ? Ben il a pas l'air.

Lucas plongea son regard dans la vitre translucide. Malgré son propre reflet qui l'empêchait de voir une partie de l'intérieur, il perçut la silhouette d'Erwin tournée vers Eleanor, la tasse de café toujours dans ses mains.

— Crois-moi, je connais mon frère. Il s'est toujours cru invincible. Capable de tout endurer, d'être partout à la fois, de régler les problèmes de tout le monde en même temps. En réalité, tout ce qu'il fait, c'est échapper à lui-même. Notre mère aussi est comme ça. Elle s'est occupée toute notre vie de nous, et quand on est parti, elle a plongé. Elle n'avait plus rien pour s'occuper l'esprit et alors elle s'est noyée dans ce qu'elle avait nié pendant des années.

— Et toi ?

— Quoi moi ?

William le dévisageait, la cigarette toujours en main.

— Tu n'as pas répondu à ma question.

Lucas laissa échapper la fumée entre ses lèvres, détournant son regard de la vitre.

— J'ai l'habitude de vivre avec des fantômes.

Sa réponse ne le convainquit pas. Alors il s'accouda à la rambarde et reprit :

— On avait nos différences, Emma et moi. Même si on subissait tous les deux les abus de Leila, on était rarement du même avis. Mais j'ai grandi avec elle. On jouait ensemble quand on était gosses, on est allés à la même école, au même collège, au même lycée. Elle était comme une sœur. Donc oui, elle me manque. Parce qu'au final, on a beau s'être énervés, détestés, promis de ne jamais se parler, on n'oublie pas quelqu'un qui a passé chaque minute de sa vie à nos côtés.

William hocha la tête. Il paraissait rassuré. Au moment où il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la porte vitrée glissa sur le côté. Raven avait encore les yeux gonflés de sommeil mais un sourire éclaira son visage quand elle croisa son regard.

— Hey bébé.

Elle prit place dans ses bras, se réfugiant dans sa chaleur corporelle. Ses cheveux étaient décoiffés mais il trouvait cela adorable. Elle prit la cigarette entre ses doigts sans chercher à cacher son mécontentement.

— Tu avais dit que tu arrêterais de fumer.

Le rire que William chercha à réprimer se transforma en toux.

— Je ne suis pas l'auteur de ces mots, nia-t-il d'un air innocent.

Raven se détacha de son enlacement et lui fit face, l'air sévère.

— Tu l'as dit.

— Non, tu sors les propos de leur contexte. On était en train de débattre sur les effets de l'hypnose, et je t'ai dit que j'essaierais une de leurs séances magiques pour arrêter de fumer que pour savoir si c'était des conneries ou pas. Mais je n'ai jamais parlé d'arrêter de fumer dans l'objectif de ne plus fumer.

— Si t'arrêtes de fumer c'est justement dans l'objectif de ne plus fumer, réfuta William.

— Ne complique pas les choses.

Il centra de nouveau son attention sur Raven. Il n'y avait plus aucune trace de sourire.

— Je n'ai pas envie de te perdre à quarante ans à cause d'un maudit cancer des poumons.

Le fait qu'elle ne doute pas un seul instant de leur avenir ensemble venait de lui refaire sa journée. Cela lui donna envie de l'embrasser bestialement, mais elle ne se laisserait pas attendrir ainsi.

— Peut-être que si on m'hypnose ça fonctionnera, lâcha-t-il sans parvenir à dissimuler son amusement.

— Ça ne me fait pas rire.

— Elle a raison, intervint William en se redressant. Cette merde est en train de nous tuer à petit feu.

Il laissa tomber son mégot et l'écrasa contre la semelle de ses chaussons. Puis il prit la cigarette des doigts de Raven et fit de même, sans laisser le temps à Lucas de protester.

— Nous allons arrêter de fumer ensemble, mon ami, déclara-t-il avec un sérieux déconcertant.

Il ne sut si c'était une blague ou non. Raven cligna plusieurs fois des yeux, dévisageant William comme si elle venait de le rencontrer.

— C'est plus facile d'arrêter à deux, fit-il avec un haussement d'épaules.

— Non non non, c'est ton délire, pas le mien. Moi j'arrête de fumer que si on m'hypnotise.

— Eh ben tu sais quoi ? s'agaça Raven. Je vais te trouver ton foutu hypnotiseur.

Elle fit violemment glisser la porte vitrée et disparut dans la maison. Elle prenait cela plus au sérieux qu'il ne le pensait. Mais il se savait incapable d'arrˆeter. Pas qu'il ne voulait pas, c'était juste plus fort que lui.

— T'étais sérieux ? demanda-t-il à William.

— Non.

Il secoua la tête en ravalant son sourire.

— D'ailleurs, c'est pour quand la demande en mariage ?

— Vas-y, parle encore plus fort comme ça elle pourra t'entendre.

Il était exaspérant. Déjà, il avait hésité à lui confier ses intentions, mais garder secret quelque chose d'aussi important à son meilleur ami était très difficile. Heureusement, il ne l'avait pas trahi. Néanmoins, question discrétion, il avait encore des améliorations à faire.

— Je voulais l'emmener au sommet de l'Empire State Building mais il faut que je réserve avant.

— C'est pas le gratte-ciel le plus grand.

— Non, mais je veux être à l'air libre. Le One World Trade Center ne permet pas de goûter à l'air frais des hauteurs.

Juste avant de partir, il avait demandé à son père la bague de fiançaille qu'il lui réservait. Pendant longtemps il avait été contre se marier pour ne pas l'entraîner dans ses affaires familiales, mais plus le temps passait, et plus il trouvait ce principe stupide. Il se mariait parce qu'il l'aimait. C'était tout ce qui comptait. Et puisqu'il l'avait vue observer avec tant d'envie la bague de Madden, il s'était dit que c'était le bon moment.

— Qui d'autre est au courant ?

— Personne à part toi.

— Pas même Erwin ?

Il n'arrivait pas à trouver le moment pour parler à son frère. Et encore moins maintenant qu'il était plongé dans sa rage contre Alexandre.

— Non.

— Wow. Je me sens spécial.

— Tu l'es.

Il alla pour retourner à l'intérieur, n'ayant plus aucune raison de rester sur le balcon, mais la voix de William l'arrêta sur place.

— Lucas ?

Il se retourna, plongea ses yeux dans les siens.

— Merci. Pour me faire confiance. Je sais que j'ai pas toujours été tendre avec toi, pire avec Raven, et je ne sais toujours pas comment tu as su tout me pardonner. Mais sache que je t'en suis profondément reconnaissant.

— C'était un moment compliqué pour tout le monde, tu avais le droit d'être en colère.

— Ça ne change pas les horreurs que j'ai dites.

Il soupira.

— Arrête de regretter ton passé. C'est fait, William. Il n'y a pas de marche arrière possible. Alors au lieu de regarder derrière toi, fixe droit devant. Et avance.

Il le laissa digérer ses mots, guettant une réaction, ou une réponse. Mais William resta tout simplement immobile, les traits recouverts de gravité. Lucas avait su laisser ses monstruosités derrière lui. Il l'aiderait à faire de même. Les amis étaient là pour ça, non ?

— Tu as raison, dit-il simplement.

— J'ai toujours raison.

— Très drôle Layne.

Des éclats de voix leur parvinrent, ce qui effaça son sourire naissant. Cet instant agréable ne pouvait pas durer bien longtemps.

Louise, assise sur le canapé du salon, mangeait ses céréales en plongeant la main directement dans le sachet, les yeux rivés sur les deux protagonistes du conflit. Erwin avait son téléphone dans la main, les yeux crachant des flammes.

— Il me reste trois jours. J'ai besoin de cette putain de pochette.

— Je ne l'ai pas, insista Alexandre dans une attitude défensive.

Erwin avança de plusieurs pas, sa main transformée en poing.

— Espèce de menteur.

— Erwin, l'avertit Alexandre sur un ton un peu moins assuré.

— Je veux cette putain de pochette ! cria-t-il.

Il ne restait que quelques pas avant qu'Erwin n'atteigne Alex. Lucas se dépêcha pour intervenir. Il traversa en vitesse la pièce. Alex répliqua quelque chose de similaire à ses réponses habituelles, et la voix d'Erwin se transforma en couteau tranchant. Il allait le frapper. Et il le frapperait jusqu'à l'entendre avouer. Lucas vit le moment fatal où son frère touchait Alex. Il le vit lever sa main. Il entendit les paroles de plus en plus paniquées d'Alex. Alors il se glissa entre eux pour les éloigner.

Mais il n'eut pas le temps de pousser Erwin en arrière. Une douleur aiguë traversa sa joue. Sa vision bascula, il perdit pied. Une force le rattrapa et le maintint sur pied. Malgré cela, il eut l'impression de chuter. Aveugle, sourd, il ne sut où il venait d'atterrir, ni qui il était. Puis des milliers d'aiguilles s'enfoncèrent dans sa peau et lui arrachèrent un cri de douleur. C'était comme si on venait de lui arracher la moitié de son visage.

— Eh, Lucas, tu m'entends ?

On lui agrippait fermement les épaules. Après plusieurs clignements d'yeux, il reconnut William.

— Oui, souffla-t-il.

— Lucas ?

Erwin apparut dans son champ de vision. Son regard criait détresse. Une grimace de crainte déformait ses traits. Lucas toucha du doigts sa joue endolorie, mais il ne sentit pratiquement rien. Il avait juste un terrible mal de tête.

— Je suis désolé, dit son frère. Vraiment désolé. Ce n'était pas du tout mon intention.

— Je sais.

Il voulait juste fermer les yeux et se laisser emporter. Le sol tanguait un peu. Il se dégagea faiblement de l'emprise de William, mais aussitôt qu'il voulut faire quelques pas, le décors se déforma et il perdit l'équilibre. De nouveau, on le rattrapa.

— On va s'asseoir sur le canapé, ok ? indiqua Erwin calmement. William, apporte-moi de la glace s'il te plaît.

— C'est pas sa joue le problème, c'est son cerveau.

— De la glace, ordonna-t-il froidement.

Erwin le força à passer un bras autour de ses épaules et l'aida à marcher jusqu'au canapé. La douleur se réveillait peu à peu sous sa peau. Son crâne entier paraissait flotter dans une espèce de nuage opaque. Il avait mal. Il se pencha en avant, la tête lourde.

— Est-ce que ça va ? s'enquit Erwin.

Il eut envie de lui répondre quelque chose d'acerbe mais n'en eut même pas la force.

— C'est quoi ce bordel ?

Il mit un temps pour associer la voix à Madden.

— Un excès de testostérone, répondit Louise.

Il sentit du froid atterrir sur sa joue. On cria le nom de Raven. Il en avait assez de cris. Il voulait le silence. Se reposer. Prendre autant d'anti-douleurs que nécessaire pour apaiser son mal de crâne.

— C'était involontaire, marmonna Erwin.

C'était lui qui lui appliquait la glace. Comme si ça pouvait réparer son geste.

— Et c'était censé viser qui au juste ?

— Oh mon dieu.

Raven. C'était Raven. Relever la tête fut trop compliqué. Néanmoins, en moins de quelques secondes, ses doigts se mêlèrent aux siens. Elle toucha sa joue valide et s'agenouilla pour croiser son regard. Les autres continuèrent de parler. Il ne les écouta pas. Leurs voix, et même leurs silhouettes, s'éloignaient lentement. Seule Raven restait nette.

Il leva sa main pour toucher la sienne. Elle l'observa d'un air inquiet. Il aurait voulu dire "je vais bien" juste pour la rassurer, mais à peine bougea-t-il sa mâchoire de quelques millimètres qu'un éclair de douleur traversa son visage. Ses paupières se fermèrent compulsivement.

— Reste avec moi, souffla-t-elle.

Il se força à rouvrir les yeux. Il avait pleine conscience de lui-même, l'évanouissement n'était pas pour maintenant. Il avait juste terriblement mal. Et le froid ne lui faisait aucun effet. Devinant son incapacité à parler, elle colla simplement son front contre le sien, laissant leur respiration s'entremêler entre leurs nez.

Ce fut un réconfort suffisant. Sa proximité le soulagea. C'était comme si elle le guérissait par sa seule force de volonté. C'était ce qu'elle avait fait pendant des années, au final, sans jamais vraiment s'en apercevoir. Elle avait soigné ses blessures. Elle avait apaisé sa douleur. Ils avaient traversé tellement de choses ensemble.

— Je suis vraiment désolé, entendit-il Erwin répéter pour la énième fois.

— C'est bon, parvint-il à prononcer non sans subir les colères de sa joue.

— Tu l'as pas raté, commenta William.

Dans un ultime effort, Lucas se détacha de Raven et croisa le regard d'Alexandre. C'était pour lui qu'il avait reçu ce coup.

— La pochette.

Madden fronça les sourcils, Raven le dévisagea. Alexandre prit une profonde inspiration, comprenant le sens exact de ses mots.

— Je ne l'ai pas.

Il n'y avait rien d'autre qu'ils puissent faire dans ce cas. 

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