12. Erwin

— Vous avez visité beaucoup de choses à New York ?

Erwin s'assit sur le rebord du lit et perdit son regard dans le paysage qui s'offrait à sa fenêtre. Des arbres en fleurs et de l'herbe éclatante sous un ciel bleu. Un jour parfait qui aurait eu plus de charme si les projets pour la journée avaient été différents. Il se concentra sur la conversation avec son père.

— Pas vraiment. Lucas et William sont allés au MoMa et je crois que Lucas y retourne avec Raven aujourd'hui. On est tous en train de bosser nos cours sinon.

Les professeurs de Memphis leur rappelaient chaque jour qu'ils n'étaient pas en vacances. En un sens, Erwin n'avait pas l'impression de perdre son année, mais de l'autre, cela lui prenait énormément de temps. Quand il avait dit "tous", c'était quelque peu pour le rassurer. William semblait avoir oublié qu'il était en plein étude et Lucas se laissait distraire bien trop facilement.

— Bien. Comment va Madden ?

— Un peu mieux chaque jour. Elle prends des médicaments pour contrôler son sommeil et ses nuits se sont améliorées. Mais elle est toujours aussi angoissée à l'idée de croiser sa mère dans les couloirs de la villa. Ce n'était vraiment pas l'idée du siècle de venir ici.

Il songea à l'ironie de la situation quant à l'invitation d'Eleanor à manger dans un restaurant ce midi. Il était déjà préparé pour s'y rendre et Madden se trouvait dans la salle de bain. À la maudire des millions de fois, certainement.

— Personne ne vous empêche de vous établir dans un hôtel, rétorqua son père.

— Je préfère économiser. Ce n'est pas comme si les jardins coûtaient peu.

— Je t'ai dit de ne pas t'inquiéter de ça.

Son père n'avait pas voulu lui dire le prix. Leur famille était riche, mais pas milliardaire non plus. Tous les comptes en banque possédaient une limite.

— Est-ce que Henri a dit quelque chose à ce propos ? s'enquit-il.

— Non. Tout ce qu'il fait, c'est s'enfoncer dans les crédits et crois-moi, il continuera jusqu'à la saisie judiciaire. Il est déjà fiché par les créanciers.

Erwin se massa le front d'un air inquiet.

— On ne doit pas attendre la saisie, finit-il par déclarer.

Il le savait, c'était ce que Henri voulait. Attendre que la banque lui refuse de nouveau prêt et voir l'Etat s'emparer de ses précieux jardins. Il préférerait ça plutôt que de voir un Layne s'approprier ses terrains, même si ceux-ci passeraient directement à Madden. Il y avait une sorte de guerre entre son père et Henri qu'il n'arrivait pas à comprendre, mais qui poussait Henri à lui refuser les terrains. Seulement pour une question de dignité.

— Je ne pense pas qu'il y aura une saisie.

— Comment ça ?

— J'ai entendu des choses il y a peu. Je pense qu'Henri prépare une vente à réméré.

Il avait étudié cela à Memphis. Vendre son bien à une société, rembourser ses dettes avec l'argent de la vente et améliorer sa condition économique pendant maximum cinq ans, ou bien emprunter dans une autre banque, pour ensuite racheter son bien. Il essayait de s'en sortir avec les derniers recours qui lui restait.

Cela voulait dire qu'une fois les jardins aux mains de la société, ils ne pourraient plus l'acheter. Et l'avenir qu'il avait promis à Madden n'existerait plus. Dans le cas où Henri parvenait à racheter son bien, elle hériterait des jardins, mais Erwin n'y croyait pas vraiment. Scott n'était pas stable économiquement et ne le serait plus jamais.

— Papa, on ne peut...

— Je sais, je sais, le coupa-t-il d'une voix légèrement agacée. J'essaie de réfléchir à une solution.

— Si j'étais là-bas, je le menacerais avec un couteau, grommela-t-il.

— Si tu étais ici, tu ne ferais rien du tout. Laisse-moi gérer. Je connais plus les rouages du système que toi.

Erwin s'efforça à prendre une plus grande inspiration. Il devait lui faire confiance. Le sujet était clos, il en passa à un autre.

— Lucas essaie de contacter maman depuis des jours et elle ne réponds pas. À moi non plus.

— Ah oui, elle... elle ne peut pas pour l'instant.

Il sut au son de sa voix que quelque chose n'allait pas.

— Elle est avec toi ?

— Non. Mais dès qu'elle pourra, elle vous appellera.

— Où est-elle ?

— Erwin, pas maintenant.

— Où elle est putain !

Il se leva sous une impulsion. Sa main s'était transformée en poing sans même qu'il s'en rende compte. Quand il tourna la tête, il aperçut Madden dans le cadre de la porte, récemment vêtue. Son pantalon fluide et son tee-shirt aux manches bouffantes soulignaient la grâce de son corps. Il ressentit un bref apaisement en la voyant, mais l'appréhension accapara de nouveau son attention.

— La police lui pose des questions, se contenta de dire son père.

— Et ils ont besoin de plusieurs jours pour lui poser des questions ?

— Écoute-moi bien, je ne vous ai pas envoyé à l'autre bout du monde pour rien. Les choses finiront par s'apaiser. En attendant, occupte-toi de ta femme, de ton frère et de tes amis et laisse-nous gérer nos propres affaires.

Erwin laissa passer un bref silence. Il hésita entre plusieurs réponses. Et finalement, il lâcha :

— J'espère au moins que tu me préviendras quand on la jettera en prison.

Et avant d'entendre la réaction de son père, il raccrocha. Les yeux de Madden luisaient de chagrin. Elle avait suffisamment de choses dont se préoccuper, elle n'avait pas besoin de se chagriner sur son sort. Il enfonça son téléphone dans sa poche et la rejoignit. Ses mains plongèrent dans les courbes de sa taille, ses lèvres effleurèrent sa joue. Elle respira lourdement. Dans le silence apaisant de la chambre, son téléphone sonna.

— C'est lui, souffla-t-elle en laissant reposer sa tête sur son épaule.

— Sûrement.

Et il ne lui répondrait pas. S'il refusait de lui dire ce qui se passait, il se refuserait à lui parler. Il toucha du bout des doigts ses cheveux bruns et lissés. Leur enlacement effaçait toutes les émotions négatives accumulées pendant l'appel. Il avait besoin d'elle autant qu'elle avait besoin de lui. Le seul endroit où il se sentait bien, c'était contre son corps, la serrant contre lui comme si c'était la dernière fois qu'ils pouvaient se toucher.

— Je n'ai pas envie d'y aller, l'entendit-il murmurer.

Sa mère avait tellement insisté pour ce restaurant. Elle n'avait même pas invité François, prétendant vouloir passer un moment seule avec sa fille et son beau-fils. Erwin valorisait ses efforts pour tenter de rétablir le lien avec Madden, mais celle-ci ne changerait jamais d'avis sur son compte. Plusieurs fois dans le journal qu'ils partageait, elle avait fait mention de ses parents. Ils étaient tous deux morts pour elle. L'un pour l'avoir trahie et vendue, l'autre pour être partie sans un regard en arrière. Eleanor tentait de s'excuser, mais on ne pouvait pardonner à un fantôme.

— Je suis avec toi, la rassura-t-il.

Eleanor se trouvait déjà à la porte d'entrée quand ils la rejoignirent. Elle leur adressa un sourire plein d'espoir que Madden ignora royalement. Tandis que cette-dernière revêtissait son manteau, il vérifia l'appel perdu. Il s'attendait à ce que ce soit son père, mais à la place, il y trouva un numéro inconnu. Un numéro en 06, signe qu'il ne s'agissait pas d'une compagnie de publicité. C'était peut-être une erreur. Un message de son père s'affichait en notification.

"Ne me raccroche plus au nez. Je fais ça pour ton bien et celui de ton frère. Tu comprendras quand tu auras des enfants. Bisous, Papa."

Il soupira et verrouilla l'écran. Peut-être qu'il avait raison. On faisait des choses pour les gens qu'on aimait qu'on avait promis ne jamais faire des années auparavant. Mentir. Prétendre. Cacher la vérité pour ne pas blesser. Et au fond, il avait raison. Il n'y avait rien de pire que la vérité. On se plaignait de ne pas la connaître, sans reconnaître que l'on vivait mieux sans elle.

— Amusez-vous bien, lança Louise en passant face à eux.

Madden lui fit un doigt d'honneur avant de lui tourner le dos.

Le restaurant qu'avait choisi Eleanor se trouvait à seulement dix minutes de New York. C'était un grand bâtiment encerclé par un immense parc. Les salles étaient éclairées par de larges fenêtres, la décoration sobre mais élégante. La réputation du chef se démontrait par les plaques en or affichées à l'entrée, et les quatre étoiles exposées.

Après leur installation, un serveur vint leur proposer les vins locaux. Eleanor se chargea de la commande en anglais. Erwin avait appris l'anglais britannique, il avait un peu de mal avec l'accent américain. Et puis, question gastronomie, quand il ne connaissait pas, il laissait les autres s'en charger. Madden ne parut pas s'y interesser non plus, préférant faire de l'origamie avec sa serviette de tissu.

— Comment vous trouvez les lieux ? s'enquit Eleanor face au silence qui menaçait de s'imposer.

Il s'apprêtait à répondre quand Madden répliqua d'un ton sec :

— Rien de comparable à la France.

Bien évidemment, ce n'était pas à elle qu'elle lui avait posé la question, pas directement en tout cas. Madden connaissait les alentours depuis sa jeunesse. Mais la douleur la poussait à blesser. C'était sa tactique de soulagement. Enfoncer le couteau bien profondément et le retourner des millions de fois dans la plaie.

— Très agréable, rattrapa Erwin. La villa est bien située.

— Oui, continua Eleanor, c'est apaisant de vivre dans un milieu plus ou moins naturel et d'avoir la ville à moins d'une heure.

— C'est Papa qui avait suggéré la villa, interrompit Madden d'une voix froide. Tu voulais prendre un appartement en plein centre de New York.

Elle planta ses yeux dans ceux de sa mère, la défiant de répondre. Celle-ci prit une plus grande inspiration et se mordit la lèvre. Il se sentit mal pour elle. Ce restaurant n'était pas une bonne idée, il l'avait pressenti depuis le début.

— Eh bien cela s'est avéré être un bon choix, se força-t-elle à dire avec un sourire discret.

Le serveur revint avec le vin. Personne ne prononça un seul mot quand il ouvrit la bouteille et leur servit dans les verres à pied. À l'instant où il repartit, Madden s'empara du récipient et le porta à ses lèvres. Le temps qu'il ne lui aggrippe le poignet, elle avait déjà bu la moitié. Dans ces gestes impulsifs, il avait l'impression de revoir Emma. Celle-ci avait toujours trouvé son réconfort dans l'alcool quand sa vie se déchirait, et il ne voulait pas la voir commettre la même erreur.

— Tu prends des médicaments, souffla-t-il.

Il la força à reposer le verre puis enlaça ses doigts aux siens pour s'assurer qu'elle ne se dérobe pas à nouveau à la tentation. Eleanor observait toute la scène avec un regard inquiet.

— Je... je peux t'aider si tu veux, proposa-t-elle d'un air incertain.

Madden éclata d'un rire sec.

— M'aider ? Toi ?

— Je suis ta mère, mon rôle est de...

— Biologiquement parlant, oui. Mais ça s'arrête là.

C'était un pur désastre. Eleanor devenait de plus en plus pâle au fur et à mesure de la discussion. Et les entrées n'étaient même pas encore arrivées. Il n'imaginait pas son état au dessert.

— Je suis désolée, dit soudain la mère de famille. Je n'aurais pas dû partir de cette manière. Mais j'étais en colère et je...

— Et tu quoi ? Tu as oublié que tu avais des enfants, c'est ça ? Alors tu t'es cassée à l'autre bout du monde, tu as ruiné Papa, nous avec, et puis tu as trouvé un homme avec qui refaire ta vie. Merveilleux. Tout le monde n'a pas eu droit à ce bonheur malheureusement, alors tes excuses ne servent à rien. Ça ne peut pas réparer ce que tu as fait.

Les pupilles d'Eleanor luisaient de tristesse. Erwin ne voulut pas s'interposer, laissant les deux femmes interagir de la façon dont elles avaient besoin. Cela faisait trop de temps que chacune se retenait de parler. Et même si cela faisait mal, parfois, il était nécessaire de savoir où on en était.

Le serveur revint leur demander les commandes. Une fois le choix fait, un lourd silence recouvrit la table. Puis il songea à quelque chose. Eleanor Henri Scott avait divorcé récemment. Elle qui n'avait jamais opposé trop grande opposition à son mari, elle partait tout à coup, bien trop en colère pour ne serait-ce que penser à ses filles. Madden lui en voulait pour cela. Mais jamais elle ne s'était interrogée sur la cause de leur dispute.

— Madame Taylor ? l'appela-t-il.

Elle se tourna vers lui avec un sourire attendri.

— Tu peux m'appeler Eleanor.

— Eleanor, reprit-il, pourquoi avez-vous décidé de partir ?

Son sourire s'évanouit. Il eut peur d'avoir posé la question de manière trop directe, mais Madden parut intéressée.

— Il y a des erreurs que l'on pardonne aux gens qu'on aime. Et d'autres qui sont bien trop importantes pour faire comme si elles n'existaient pas.

— Tu me comprends alors ? reprit Madden avec une voix légèrement adoucie.

— Bien sûr que je te comprends, et je m'en veux terriblement. Mais sais-tu ce que je regrette le plus ? Vous avoir laissé là-bas. Avec lui.

Madden baissa son regard vers son assiette. Elle songeait certainement aux aspects qu'Henri avait révélé quand il s'était retrouvé aux portes de la misère. Mais Erwin perçut autre chose dans l'affirmation d'Eleanor.

— Vous savez ? demanda-t-il.

Son regard s'emplit momentanément de chagrin et de colère étouffée, mais elle fronça quand même les sourcils.

— Savoir quoi ?

— Lana Duvois.

Une secousse parcourut ses bras et elle se redressa comme si elle venait de recevoir une décharge électrique. Elle le dévisagea lui, puis Madden, puis à nouveau lui.

— Je ne pensais pas qu'ils vous avaient tout dévoilés.

— Personne ne nous a rien dit. Nous l'avons découvert avec l'enregistrement d'Emma, lors de son dernier échange avec Duvois. On a appris l'implication de la plupart de nos parents, avec un...

Il ferma les yeux. Un témoin. Sa mère. Elle qui avait du vivre enselie sous le silence pendant des années pour... pour quoi au juste ? Parce qu'elle était amoureuse de leur père ? C'était trop idéal pour être vrai.

— Enfin bref, continua-t-il, nous savons. Mais s'il y en a bien un qui n'est pas impliqué, c'est Scott.

Eleanor ouvrit grands les yeux, sincèrement surprise par son affirmation.

— Vraiment ? Vous ne savez pas quel rôle il a eu dans tout ça ?

— Papa n'a rien fait, déclara Madden d'une manière incertaine.

— Ton père, fit Eleanor calmement, est un monstre comme tous les autres.

— Ne commence pas ave..

— C'est lui qui s'est occupé du corps, Madden. C'est lui qui l'a transporté, puis jeté dans la mer. Les autres ont peut-être du sang sur les mains métaphoriquement, mais pas pour lui, ni Rovel. Et Lara...

Sa voix se brisa. Elle prit une grande inspiration puis continua.

— Lara lui faisait confiance. Il était celui avec qui elle se livrait presque quotidiennement. Je vivais peut-être loin, mais j'avais réalisé quel genre d'amitié ils entretenaient. Elle avait besoin d'une oreille intime et il l'écoutait. Il l'avait toujours écoutée.

Elle s'empara du verre et avala une gorgée de vin.

— Puis quand il a vu son corps mutilé sur le sol, il n'a pas hésité. Pas une seule seconde. Il s'est débarrassé d'elle comme un sac à ordure.

— Comment le savez-vous ? s'enquit-il. Vous n'étiez pas sur les lieux.

— Mais Catherine si.

De la glace parcourut ses veines.

— Elle m'a tout révélé l'année dernière, souffla-t-elle. C'est une femme courageuse. Elle a vécu avec ce secret sur le cœur pendant des décennies. Mais je crois qu'elle a fini par exploser. Et c'est moi qui ai reçu les premiers fragments de verre.

— Vous pensez qu'elle révélera tout à la police ?

Un voile recouvrit le regard d'Eleanor.

— Oui. Si ce n'est pas déjà fait.

Rovel finirait en prison. Henri, s'il n'était pas condamné pour participation à un homicide, le serait un jour ou l'autre pour ce qu'il avait fait à Madden. Mais sa mère, dans tout ça, n'était qu'une des victimes. Et pour savoir, on la condamnerait.

Selon la justice, c'était une sanction justifiable. Mais parfois, même la notion du juste pouvait contrarier.

La main de Madden se resserra autour de la sienne. Il allait bien. Il faisait confiance à leurs avocats. Et même si la sentence finale serait la prison, il irait lui rendre visite. Il ne perdrait pas définitivement sa mère.

Soudain, il sentit son téléphone vibrer dans sa poche. De sa main libre, il le récupéra, s'attendant à voir le prénom d'un de ses amis sur l'écran, ou même de son frère ou de sa mère, mais à la place, il lut un numéro 06. Le même que celui qui l'avait appelé avant qu'ils partent.

— J'arrive, marmonna-t-il en quittant la table.

Il sortit sur le balcon le plus proche et décrocha.

— Oui ?

— Bonjour Erwin.

Ses muscles se tendirent. Cette voix, il la reconnaissait. Il l'avait écouté tous les jours de la semaine à Memphis, puis entendue dans l'enregistrement d'Emma. Mr Korel. Ou, plus exactement, Duvois.

— Qu'est-ce que vous voulez ? Comment avez-vous eu mon numéro ?

— J'ai quelque chose d'important à te dire, mais j'ai besoin que tu m'écoutes bien attentivement.

Il n'avait pas envie de l'écouter. Cet homme avait tiré sur Emma, il avait réduit leurs vies en poussière en imposant une tradition stupide à leur école. Il ne méritait pas qu'il gâche une seule minute de son temps à l'entendre.

— Je suis occupé, lâcha-t-il avec l'intention de raccrocher.

— Ce que j'ai à te dire peut t'intéresser, crois-moi.

Il s'efforça de garder le téléphone à l'oreille.

— J'ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi, reprit-il. Ton ami, Alexandre Voseire, possède quelque chose dont j'ai besoin. Une pochette bleue. Je suis certain qu'il l'a avec lui, et ce sera très difficile de le lui reprendre. Mais tu sais te montrer convainquant je crois.

— Parce que vous croyez vraiment que je vais me plier sous vos ordres ?

— Je crois, oui. Parce que si tu ne le fais pas, le monde entier saura que ta petite-amie s'est vendue à des hommes pendant des semaines.

Une bourrasque froide frappa son visage. Il se tint à la rambarde comme si c'était le vent qui le déstabilisait.

— Vous ne pouvez pas faire ça, s'entendit-il dire.

— Je peux faire tout ce que je veux. J'ai les photos. Des preuves suffisantes. Il me suffit de les transmettre à la télévision, et le public le saura avant les autorités.

Madden serait détruite. Scott étant un des fondateurs du Flamboyant, la réputation du complexe s'effondrerait. Louise apprendrait les monstruosités de son père. La France entière saurait. Il se força à prendre une inspiration.

— Une fois que j'ai la pochette, je fais quoi ?

— Tu enverras un message à ce numéro là. Le lieu de rendez-vous sera le Mémorial du 11 septembre. À l'heure et à la date que tu voudras.

— Est-ce que c'est vous qui viendrez ?

Parce que si c'était lui, il partirait avec un couteau. Et il le lui planterait bien profondément dans le cœur. Il éclata d'un petit rire.

— Je suis un peu plus méticuleux que ça quand même.

Erwin serra sa mâchoire. La rage lui donna envie de jeter son téléphone contre le mur. D'arracher la rambarde du béton. Il respira profondément. Si Alexandre collaborait, rien de grave n'arriverait.

— Ce n'est pas ma petite-amie, finit-il par lâcher. C'est ma femme.

Et il raccrocha. Aussitôt, il cliqua dans ses contacts sur le nom d'Alexandre et l'appela. Il fut rapide à prendre l'appel.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— Est-ce que tu as une pochette bleue avec toi ?

Un silence s'allongea sur de longues secondes. Il avait besoin qu'il réponde. Il avait besoin d'entendre "oui, c'est bon je l'ai, je te la donnerai" pour s'assurer qu'aucun drame de plus de leur tombe sur le crâne. Par pitié.

— Pourquoi ?

— J'en ai besoin.

— Mais pourquoi ?

— Alex, prononça-t-il en inspirant par le nez, j'en ai besoin, c'est tout. C'est important.

— Et ce qu'il y a dedans aussi est important. Pourquoi est-ce que tu la veux ?

Il ne savait même pas ce que cette pochette contenait. Peu important en fait, cela ne changeait rien. Personne ne devait voir les photos. Encore moins les médias.

— Pour faire bref, Madden a été impliquée dans une affaire grave par son père, et Duvois détient les preuves. Il menace de les dévoiler aux médias si je ne lui donne pas cette pochette. Alors je...

— Je n'ai pas la pochette avec moi.

Il l'avait. Il mentait juste.

— Alex, je t'en supplie. Madden ne s'en relèvera jamais, et la réputation du Flamboyant sera mise en péril.

Un nouveau silence. Il n'y avait pas à réfléchir. Madden était son amie, non ? Même s'il ne savait pas exactement dans quoi elle était impliquée, il s'inquiétait pour son bien.

— Il y a dans cette pochette tout ce qui conduirait nos familles à la faillite totale, fit-il d'une voix plus basse.

Un nœud se forma dans sa gorge. Il plongea son regard dans le feuillage des arbres, dans les rayons de soleil filtrés par les branches fines.

— Je préfère perdre le Flamboyant plutôt que la femme que j'aime.

— Il ne s'agit pas seulement de toi, Erwin.

— Où est cette putain de pochette ?

Puis le signal sonore se coupa. Il regarda l'écran, déconcerté. Alexandre avait raccroché. Il avait osé. Osé lui tourner le dos comme un traître, osé se désinterresser totalement d'un des leurs pour prioriser sa chère entreprise. Il eut envie de hurler.

Le regard de Madden le brûla quand il rentra dans la salle. Il tenta de ravaler sa colère, faire comme s'il n'avait pas envie d'égorger et d'étriper un homme. Ils en avaient trop bavé pour supporter une seule tragédie de plus. La santé de Madden s'améliorait, et pour la première fois depuis des mois, un futur semblait se dessiner devant eux. Il ne laisserait personne ne le leur arracher.

— Je dois rentrer à la villa, annonça-t-il en arrivant face à la table.

Madden perdit ses couleurs.

— Quoi ?

— Je prends un taxi.

Il attrapa sa veste mais elle se leva brusquement, prête à le retenir.

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Rien, je dois juste régler quelque chose. Vous n'avez pas besoin de moi pour cette discussion de toute manière.

Il jeta un coup d'œil entendu à Eleanor. Celle-ci lui fit comprendre qu'il pouvait partir la conscience tranquille. Mais Madden n'était pas de cette avis. Elle posa une main sur son torse, les yeux presque suppliants.

— Plus de secrets on a dit.

— Ce n'est pas un secret.

Il déposa un baiser sur son front, sa main enveloppant tendrement sa nuque.

— Juste une affaire à régler, termina-t-il en s'écartant.

Il s'en voulut de la laisser seule face à sa mère, mais la tension semblait avoir disparu depuis l'explication d'Eleanor. Madden ne pouvait que la comprendre à présent. Peut-être pas la pardonner, mais au moins savoir pourquoi.

Il arriva à la villa une demi-heure plus tard et débarqua dans le salon à grands pas. Raven, alors assise sur le canapé, sursauta. Le pot de glace qu'elle tenait faillit lui échapper des mains.

— Erwin ? Qu'est-ce que tu...

Il n'eut pas le temps d'entendre la fin de sa question. Il avait déjà atteint la chambre d'Alexandre. Tous les tiroirs de la première commode y passèrent. Et il songeait déjà à la fouille de l'armoire, la table de nuit, le bureau. Il retournerait la chambre à l'envers s'il le fallait. Agenouillé, il tendit son bras pour toucher le fond du tiroir. Plusieurs chemises dépliés étaient au sol. Le bout de ses doigts ne touchèrent que du bois. La pochette ne se trouvait pas là.

— Tu fais quoi ?

Il se redressa par un soubresaut. Alexandre se tenait dans l'encadrement de la porte, les yeux noirs de fureur.

— Où est la pochette ?

— Sors de ma chambre.

Mais Erwin s'approcha, les yeux dans les yeux, le mettant au défi de le faire sortir aussi impunément. Lui qui refusait d'aider Madden. Lui qui se pensait tout permis, à cacher des informations précieuses aux yeux de tout le monde. Alexandre était comme son père. Il tirait les ficelles sans que personne n'en sache rien.

—  Où est elle ? répéta-t-il d'une voix plus grave.

— Je ne l'ai pas ici.

— Où est-elle ! hurla-t-il en empoignant le col de sa chemise.

S'il avait pu, il l'aurait écrasé contre le mur et arraché les mots de sa bouche. Il se senti emporté par la haine, la douleur, la frayeur d'un désastre. Alexandre, à ses yeux, s'était transformé en ennemi.

— Erwin, l'appela-t-il d'une voix un peu moins certaine.

Il agrippait ses poignets pour le forcer à le lâcher, mais ce fut vain.

— Je t'ai. Posé. Une question.

S'il ne répondait pas, il se jurait d'enfoncer son crâne contre le mur.

— Lâche, articula-t-il.

— Putain mais c'est quoi ton problème, hein ? cria-t-il. Parce qu'après avoir vu Emma se faire tuer, tu veux voir Madden humiliée ? Est-ce que tu t'es un jour préoccupé d'autre chose que ta putain de vie ? Est-ce qu'on a de l'importance pour toi ?

Une grimace vint déformer son visage quand son dos frappa le mur. Il prit quelques inspirations puis souffla :

— Oui. Bien sûr que oui.

— Alors où est la putain de pochette !

Il crut entendre sa voix se briser sous son hurlement. Il fut à deux doigts de le secouer comme une poupée de chiffon. Le forcer à parler, quitte à lui faire du mal pour cela. Durant un court instant, il ne fut plus lui-même. Ce fut l'instinct de survie qui parla. La rage pure, non pas contre Alexandre, mais contre Duvois, contre le destin, contre le monde entier. Ce fut tout ce qu'il n'avait pas pu hurlé pendant des mois.

Quelque chose le tira en arrière. Des forces lui emprisonna les deux bras et le forcèrent à reculer. Lucas et William le retenaient tous deux fermement. Alexandre replaçait le col de sa chemise, plus blanc que jamais. Il ne dirait rien, non. Il regarderait tomber Madden sans sciller. Et tout ça avec la conviction de sauver son avenir, un avenir né à partir du sang et du mensonge.

— Eh, calme-toi, prononça le plus calmement possible Lucas.

Il voulut se dégager de leur emprise, mais ils refusaient de le lâcher. Et il n'arrivait pas à décrocher son regard d'Alexandre. Il vit en lui l'annonce de leur drame. La tragédie qui allait se dérouler sans qu'il ne puisse rien faire pour empêcher quoi que ce soit. Mais il ne dit rien. Il se força à se détendre puis s'extirpa des mains de Lucas et William.

— Erwin, l'appela son frère.

Il ne le regarda même pas. Alexandre seul put croiser son regard avant qu'il ne sorte de la chambre. Ce fut un sentiment troublé qui s'agita dans ses pupilles. Il ne l'avait jamais cru capable d'une telle violence. Oh non, parce qu'Erwin avait toujours su se contrôler. Il avait été le contrôle personifié, l'eau stagnante, calme, froide.

Non, personne ne l'avait encore vu craquer jusqu'à aujourd'hui.

Parfois, c'était ceux qui paraissaient contrôler le plus leur vie qui se laissaient engloutir les premiers par la tempête.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top