11. William
Son pouce se suspendit au-dessus du prénom affiché sur son téléphone. Chloé. Aurait-il assez la force de l'appeler ? Lui demander pardon, lui assurer qu'il allait mieux ? Pourquoi faire, au final ? Il lui demanderait pardon aujourd'hui, puis le lendemain, il agirait comme un con une nouvelle fois. C'était toujours la même chose avec lui. Lui promettre qu'il allait se remettre entièrement... il aurait aimé que ce ne soit pas un mensonge. Il essayait. Vraiment.
Observer son prénom affiché sur l'écran, l'imaginant cuisiner ou regarder la télévision et se rendre compte que son petit frère l'appelait, imaginer ses yeux s'ouvrir de surprise, son sourire illusoire, l'impression que le monde serait meilleur après cet appel... non, il ne pouvait pas lui faire ça.
Il avait été un poids dans sa vie. Peut-être que le seul moyen d'arrêter d'en être un, c'était de disparaître.
Son téléphone atterrit à plusieurs centimètres, tombant lourdement sur le matelas. Il enfouit son visage dans ses mains. Il était un désastre. Chaque jour, c'était une nouvelle lutte contre lui-même, un nouveau sentiment de haine qui le dévastait. Si seulement il pouvait calmer la tempête avec quelques doses. Ou rien que de l'alcool.
Des bribes de souvenirs le frappèrent aussitôt. Le froid qui l'avait enveloppé. La peur qui l'avait saisi, l'erreur qui se répétait inlassablement dans sa tête. Tu n'aurais pas du faire ça. Tu n'aurais pas du faire ça. Tu n'aurais pas du faire ça.
Bien sûr qu'il avait essayé de se tuer ce jour-là.
Et peut-être que s'il avait réussi, il ne se trouverait pas là, à se lamanter sur son sort comme un chien battu.
Dans un élan de rage, il attrapa la lampe de chevet et la jeta contre le mur. Le fracas emplit ses oreilles, parut le briser de l'intérieur. Qu'il saigne. Que le sang coule entre ses doigts, qu'il se sente fondre, agoniser sur le sol. Ce serait peut-être un soulagement. Les morceaux s'écrasèrent sur le sol. Des bouts brillants se répandirent jusque de l'autre côté de la chambre. La chute. La mort. Emma était tombée de la même manière. Trop cassée pour se relever. Les yeux grands ouverts. À jamais réveillée.
La porte s'ouvrit d'un coup sec. Lucas fixa les morceaux brisés avant de le dévisager.
— Si tu pouvais éviter de casser des trucs qui ne sont pas à toi, ça nous arrangerait.
— Va te faire foutre.
Il s'assit lourdement sur le lit. Ça avait été un geste puéril. Il devait se contrôler. Maîtriser ses pulsions. Mais l'adrénaline pulsait toujours dans ses veines et il voulait casser autre chose.
— Prends ta veste, ordonna Lucas. On sort.
— Pourquoi faire ? maugréa-t-il en relevant la tête.
— Prendre l'air.
William aurait préféré rester dans sa chambre à regarder une série ou dessiner, mais Lucas semblait sûr de lui. Il demanda à un taxi de les emmener à New York. Il ne s'était jamais rendu dans une ville aussi grande. Il ne savait pas quelle sensation il aurait en se retrouvant sous les immenses gratte-ciels, sous tant de lumières, de publicité, de monde, de vie. Il passa le trajet à se dire que suivre Lucas avait été une erreur. Il n'avait aucune envie de faire ça maintenant.
— Désolé pour la lampe.
— C'est pas à moi qu'il faudra dire ça, se contenta de répondre Lucas.
Il se massa le front, observant à la dérobée le paysage qui défilait de l'autre côté de la fenêtre.
— J'ai entendu Erwin parler d'un spécialiste du sommeil pour Madden, dit-il sans trop savoir s'il posait une question ou pas. Qu'est-ce qu'elle a ?
Lucas regardait droit devant lui, la mâchoire contractée.
— Des choses, souffla-t-il. Elle te le dira elle-même si elle s'en sent capable.
— C'est grave ?
Parfois, il avait l'impression d'être le seul à souffrir. Puis il regardait autour de lui et se rendait compte que tout le monde portait le même poids sur les épaules. La douleur avait tendance à rendre les gens égocentriques.
— Oui.
Il n'avait pas d'autres questions. Il voulait s'inquiéter pour elle, mais d'un autre côté, il savait qu'Erwin serait toujours à ses côtés pour l'aider. C'était un soulagement.
— Désolé de ne pas m'impliquer autant dans vos vies. J'ai toujours l'impression que je suis le dernier à savoir les choses.
— Tu peux arrêter d'être tout le temps désolé ?
Il appuya l'arrière de son crâne contre l'appui-tête.
— Je ne le dirai jamais assez.
Lucas soupira, sûrement par pur désespoir. Mais il ne savait pas. Il ne savait rien de ce qui s'était passé cette nuit-là. Comment il aurait pu la retenir. Comment il aurait pu la convaincre de rester à l'abris entre les murs de la maison, au lieu de s'avanturer dans un lieu qu'elle savait être le dernier qu'elle allait fréquenter. Il aurait pu empêcher tant de choses, et il ne l'avait pas fait.
Il aurait pu rendre Alexandre heureux, et il ne l'avait pas fait non plus.
— New York va te faire oublier tout ça. Tu vas voir.
Il n'en était pas très convaincu, mais de toute manière, il n'avait pas d'autre choix que de se laisser porter par l'expérience.
Lucas avait raison. La ville lui ôta toute ses sombre arrière-pensées. Il avait l'air si petit, à lever la tête si haut pour tenter d'apercevoir le bout des gratte-ciels. C'était comme sentir la grandeur l'écraser, mais respirer à nouveau. Un monde nouveau qui s'ouvrait, plein de bruit, de lumière, de vie. Les personnes marchaient vite dans la rue, les téléphones à l'oreille, des paquets de nourriture dans la main. Ils couraient, ils parlaient, certains pleuraient, d'autres souriaient. Des couples se tenaient par la main, des enfants sautillaient, les adultes laissaient la place aux personnes âgés, des chiens remuaient la queue en marchant aux côtés de leurs maîtres. Il y avait tant à regarder. Tant de vies à imaginer. Il imagina chacun avec ses problèmes, chacun avec ses tragédies, ses ruptures, ses drames. Et pourtant, ils étaient tous là, à vivre dans cette immense ville, sans avoir aucune idée de l'existence de celui qui se tenait à côté.
Ses problèmes eurent une allure insignifiante. Il s'attarda sur les énormes panneaux de publicités, les taxis jaunes, les tee-shirts "I love NY" que les touristes portaient. Toutes ces variétés, ces nationalités mélangés. Des asiatiques, des arabes, des européens. Tous ces sourires. Il se sentit un peu perdu dans cette tornade d'émotions. Lucas posa un bras sur ses épaules et le guida jusqu'à une rue proche. Un grand édifice vitré leur fit face. Écrit en lettres noirs sur la façade : "The Museum of Modern Art".
— Je ne suis pas fan de l'art moderne, fit-il en grimaçant.
— Tu n'en as jamais vu.
— À la télé.
Lucas leva les yeux au ciel et commença à marcher.
— Tu pourras dire que t'aimes pas qu'une fois que tu seras entré à l'intérieur.
Et William se surprit à aimer. Il ne comprenait pas tout. Souvent, il s'arrêtait devant une sculture en se disant "et ça ?", se demandant comment si l'artiste lui-même comprenait ce qu'il faisait. Mais il comprit rapidement que ce n'était pas la forme qui comptait. Le plus reconnu n'était pas celui qui dessinait le mieux. C'était l'émotion. Tout était dans la force des formes. Dans leur disposition, leurs couleurs. Certains tableaux étaient si grands qu'il sentait son coeur bomber avec force dans sa cage thoracique en les contemplant. D'autres ne lui faisaient rien ressentir. Mais il ne s'en formalisait pas. L'art était comme les gens. Certains marquaient à vie, d'autres ne laissaient aucune marque dans l'esprit. Il fallait laisser faire.
Alors qu'il tournait autour d'une sculpte cubiste, il entraperçut Lucas de l'autre côté qui le fixait. Entre deux barres de fer forgé, ils s'observèrent. Ce fut un étrange moment, noyé dans la blancheur de la salle. Un instant qui se suspendait dans le temps, hors du temps, quelque chose de décalé. Il songea que c'était peut-être le moment pour avouer avoir voulu se tuer. Que c'était bel et bien son intention, et qu'il promettait ne plus jamais refuser leur aide. Mais le silence était complet dans la salle, et il ne voulait pas le briser pour des mots aussi sombres.
Il déambula dans les couloirs, jeta parfois de brefs coups d'œil à certaines oeuvres d'art dont le concept lui échappait. Il préférait les toiles. La peinture aux teintes vives, son aspect pur. À un certain moment, il se perdit. Il y avait beaucoup d'escaliers, de panneaux indiquant telle exposition ou tel nom d'artiste. Cela le mena dans une salle extraordinaire. Là, accroché sur le mur immaculé, une œuvre d'art.
Des traits de couleurs qui se frappaient entre eux. Du blanc, du gris, du marron, du vert. Quelque chose de triste mais d'expressif à la fois, un tourbillon d'émotion, comme si l'auteur avait voulu dessiner quelque chose puis avait fini par asperger le cadre de peinture par rage, colère, peine, ennui. William y ressentit toute sa violence. Et d'une certaine manière, cela le réconforta. Il se sentit représenté par cette peinture. Jusqu'ici, il n'avait lu aucune pancarte parce que les noms ne lui disaient rien, mais il fit l'exception pour celle-ci. Jackson Pollock. Le titre était "One : Number 31, 1950". Il n'indiquait rien de spécial, mais au fond, il n'avait pas besoin d'explication. Sa propre interprétation était suffisante.
Il resta vingt minutes devant la toile. Il se noya dans ces traits jetés au hasard, ce noir profond, puis ce gris, cette couleur ocre en fond. Comment un simple cadre pouvait lui faire ressentir autant de choses ? Pendant des années, il s'était dit que l'art ne servait à rien, et il pensait toujours que l'art ne servait à rien. Pas comme une voiture ou une maison, utile pour la vie quotidienne. Mais c'était ce qui faisait justement sa beauté. C'était un concept qu'on aprenait à aimer. Certains en devenaient obsédés. D'autres se contentaient de regarder. Chacun lui donnait une valeur différente, le jugeait différemment. L'art réunissait les opinons, les cultures, les expériences, les émotions. Et rien que pour cela, il l'estimait énormément.
— Alors ? Mieux qu'à la télé ?
William se tourna brièvement pour reconnaître Lucas. Il l'avait perdu de vue pendant un moment, mais il fut content de le retrouver face à cette œuvre.
— Je ne savais pas que tu t'y connaissais en art moderne, dit-il en retournant à sa contemplation.
— Je n'y connais rien. J'aime, c'est tout.
Et il le comprenait à présent.
— Il y a quand même de belles merdes, se moqua-t-il en songeant à quelques "œuvres d'art" qui n'étaient rien de plus que des excréments dans des boîtes de conserve, ou des toilettes suspendus aux parois.
— Je te l'accorde, avoua Lucas avec un sourire discret.
Il sortit son téléphone pour faire une photo à la peinture, puis à l'information sur l'artiste et le titre du cadre.
Ils décidèrent d'arrêter leur visite à cet endroit, même s'ils n'avaient pas parcouru toutes les galeries. Ils étaient à côté, ils pourraient revenir quand ils voulaient. Pour le moment, William avait la tête pleine de structures en férailles et de couleurs vives imprégnant d'immenses toiles. Un peu plus et il exploserait.
— Erwin vient de m'envoyer un message, l'informa Lucas avec le téléphone encore en main. Lui et Madden sont à dix minutes d'ici, ils peuvent nous rejoindre pour un café.
Ils les avaient entendu partir de la villa, mais il n'avait pas demandé où.
— Parfait, se contenta-t-il de dire.
Quand ils furent dans la rue, les énormes écrans de publicité l'aveuglèrent. Il venait de passer trois heures dans des salles entièrement blanches et silencieuses. Mais New York était un monstre de la vie, constamment plongée dans le bruit et les folies. Pas un seul instant pour respirer. Tout allait vite. Une petite dose de cette énergie lui convenait, mais passer son existence entière dans la bouche d'un géant urbain pareil lui donnait la nausée rien que d'y penser.
— Le Starbucks là-bas, désigna Lucas du doigt.
Rien de plus cliché que de prendre un Starbucks aux États-Unis. À l'intérieur, ils s'assirent autour d'une table située près des fenêtres. Cela lui rappela leur place habituel à Memphis. Il n'aurait jamais cru que l'école puisse un jour lui manquer. Il revit ses élèves, ses amphithéâtres, ses murs de brique rouges, et il voulut y retourner. Mais sans Emma, serait-ce la même chose ?
— We are waiting for our friends, dit Lucas face au serveur qui attendait la demande.
Celui-ci hocha la tête et repartit.
— D'où viennent Erwin et Madden ?
Lucas se frotta le menton, hésitant à délivrer la vérité.
— Quoi, c'est secret ? s'agaça-t-il. On a plus le droit de savoir ce qui se passe dans ce groupe ? Ou bien je n'en fais plus partie, dans ce cas il...
— Ne dis pas de conneries, le coupa Lucas en lui renvoyant un regard noir. C'est Madden qui s'obstine à tout cacher, je ne dis rien pour respecter sa vie privée, c'est tout. Rassure-toi, ni Alex ni Raven ne sont au courant de ses problèmes.
— Je demande juste d'où ils viennent, soupira-t-il.
— De chez le neurologue.
Pour ses troubles du sommeil. Il n'y avait rien de surprenant, Erwin en avait déjà parlé. Il avait eu du mal à sortir cette information de la bouche de Lucas, alors il n'insista pas pour savoir la raison. Un silence lourd se posa sur la table. Lucas se mit à jouer avec le bout de plastique qui ressortait de sa manche en cuir.
— Comment ça va avec ton tatouage ? s'enquit William.
— Bien. Je pensais que ça allait me faire mal pendant plusieurs jours, mais la cicatrisation est assez rapide.
Il pensait s'en faire un lui aussi. Quelque chose qui lui rappelerait Emma. Un dessin incrusté dans sa peau qui la représenterait et lui rappellerait tout le bonheur qu'elle lui avait un jour apporté.
— Ça coûte cher ?
— Disons que ce n'est pas donné.
Il se mit à le dévisager.
— Je peux te le payer si tu veux t'en faire un, lui proposa-t-il après plusieurs secondes sans parler.
— Non. Je ne veux pas abuser de votre argent.
— Abuser de notre argent ? Tu ne nous demandes jamais rien et tu vivrais dans la misère si on ne te proposait pas d'acheter des choses pour toi.
— Justement, vous avez trop acheté pour moi.
— C'est quoi cette crise que tu nous fais ?
Mais il n'eut pas le temps de répondre que la porte s'ouvrit sur Erwin et Madden. Celle-ci avait les yeux rouges et gonflés. Il n'y vit pas les larmes, mais il sut qu'elles avaient coulé. Erwin lui tenait la main et il ne la lâcha pas, pas même alors qu'ils s'installaient face à eux. Lucas venait de changer de place pour leur permettre de rester côte à côte.
Quand Madden remarqua son regard inquiet, elle lui adressa un faible sourire. Cette fille, même la veille de sa mort, continuerait de vouloir apaiser les gens avant de s'apaiser elle-même.
— Je vais bien, souffla-t-elle quand elle remarqua que tous les regards divergeaient dans sa direction.
Le serveur revint. Chacun demanda un café, même Madden. Mais au moment où le jeune homme s'apprêtait à les laisser, Erwin ajouta :
— Decaffeinated please.
Un décafféiné. Madden ferma brièvement les yeux, respirant difficilement.
— For who? demanda le serveur, perdu entre les différentes demandes.
— Her.
Pour elle. Madden n'ouvrit la bouche que quand il fut parti.
— Ce n'est pas un peu de café normal qui va me tuer.
— Je n'ai pas envie de recommencer une dispute pour ça, l'avertit-il.
Ils s'étaient disputés ? Lucas parut aussi surpris que lui. Madden retira sa main de celle d'Erwin en la posant sur la table. Ce-dernier la dévisagea comme si elle venait de lui planter un couteau dans le cœur. Madden s'empara du menu plastifié histoire de s'occuper l'esprit.
— Comment ça s'est passé ? s'enquit Lucas même s'il avait une partie de la réponse face à lui.
— Il nous a conseillé d'aller voir un psy, annonça Erwin d'un air sombre.
— Chose que je ne ferai jamais, déclara Madden.
Elle avait pris un air si décidé qu'il devina le motif de leur dispute. Erwin voulait certainement qu'elle y aille, mais pas elle.
— Ça t'aiderait, l'appuya Lucas.
Madden lui lança un regard plus noir que la peinture de la table.
— Tu veux vraiment qu'un psy contacte la police après m'avoir écoutée ? Il ne manquait plus que ça, non ? Avouer tout à quelqu'un et attendre que le monde entier connaisse mon pauvre sort.
— La police ? s'étonna William. C'est quoi ces conneries ?
Ils se turent tous. Évidemment. Les secrets gâchaient leur vie, depuis Leila jusqu'au meurtre des fondateurs du Flamboyant, mais ils continuaient de s'y enfoncer, encore et encore. C'était comme si le silence pouvait tout arranger. Mais s'il avait bien appris quelque chose, c'était que le silence ne faisait qu'éloigner les gens qu'on aimait. Et après un certain temps, on finissait par les perdre.
— Ok j'ai compris, lâcha-t-il avec agacement.
Il sortit un paquet de Malbourne de sa poche, se leva et sortit du bâtiment en poussant la porte de manière véhémente. Quand il arriva face aux vitres du café, il aperçut le regard imprégné de regrets de Madden. Elle ne détourna pas les yeux. Droite comme un piquet, elle semblait paralysée par ses propres erreurs.
Ils lui tourna le dos et s'assit sur le banc le plus proche. Le bout de sa cigarette s'incendia ; il aspira la fumée, leva la tête vers le ciel. Les gratte-ciels paraissaient toucher les nuages. De par leur hauteur, il n'arrivait même pas à voir leur bout. ll se sentait si petit. Insignifiant. Et après tout, qu'était-il pour ce monde, à part un grin de poussière ?
— Je peux m'assoeir ?
Madden resserra les pans de sa veste autour d'elle, debout à côté de l'extrémité du banc. Il lui fit signe de prendre place. Sa cigarette continuait de se consumer, en proie à la flamme qui la dévorait de l'intérieur. Il la porta à ses lèvres.
— Ma mère a fait en sorte de ruiner mon père, avoua-t-elle d'une voix mal assurée. Elle a utilisé son argent pour l'investir dans la Bourse. Quand mon père s'en est rendu compte, c'était trop tard. Nos fonds avaient été vidés. Il n'a pas voulu l'annoncer à Voseire, parce qu'il avait peur pour notre parcelle du Flamboyant. Pas seulement pour lui, mais aussi l'héritage. Nous. Moi.
Il tourna la tête pour contempler ses traits. Elle ravalait difficilement ses larmes.
— Alors il a vendu ce qu'il avait à disposition. Mon corps.
Ce fut comme recevoir une énorme gifle. Elle se détourna.
— Tous les soirs, reprit-elle d'une voix tremblante, je devais me rendre chez un homme. Lui donner ce qu'il voulait. Et je coûtais cher, dit-elle avec un rire amer. Je t'assure, j'ai eu envie de me tuer par moment. Non seulement pour le cauchemar de ces nuits, mais aussi pour trahir Erwin. Je n'arrivais... je n'arrivais même pas à le regarder dans les yeux...
Elle étouffa un sanglot contre sa main. Immédiatement après, elle s'empressa de sécher ses larmes.
— Duvois m'a photographiée. Et avant même que je puisse me livrer à Erwin, il avait reçu les clichés. Je ne sais pas comment... comment il a réussi à me pardonner, comment il n'a pas été dégoûté par ce que j'avais fait, ce que j'étais. Je ne sais pas. Mais peut-être que s'il m'avait repoussé, j'aurais fini comme Leila. Au fond d'une rivière.
— Hey, souffla-t-il en lui prenant la main.
Elle s'accrocha à son bras comme à un rocher. Ses doigts s'enroulèrent autour de ses muscles, enfonçant ses oncles dans sa peau. Avec son pouce, il caressa doucement le dos de sa main. À plusieurs reprises, il l'avait surprise au bord des larmes. Toujours avec son café, des cernes sous les yeux et les lèvres tremblantes. Mais il ne s'était jamais douté qu'une monstruosité pareille s'était produite. Encore moins sous le contrôle de son propre père.
Il se souvint alors des mots de Liam quand il s'était mis à dévoiler sa vente de drogues aux familles fondatrices. "Ce n'est pas l'amour qui motive leur action, ni leur instinct de protection envers leurs proches ou les valeurs familiales. C'est l'argent. Seulement l'argent. Et je t'assure qu'ils seraient prêts à noyer leurs enfants pour recevoir la fortune de toute une vie."
Il ne l'avait pas cru sur le moment.
Il aurait dû.
— Je ne te l'ai pas dit parce que j'en ai honte, murmura-t-elle contre son épaule. Je ne voulais pas que tu te sentes écarté.
— C'est rien, c'est bon.
Il ne regarderait jamais Henri Scott de la même manière. Lui qui l'avait considéré comme un père aimant, presque protecteur... il ne s'était jamais autant trompé sur la nature d'une personne.
— Il faut qu'il paie pour cela.
Tout en prononçant ces mots, il aspira sa dernière gorgée de fumée.
— Ma mère est la principale cause de tout ça, renifla-t-elle. Si elle n'avait pas eu en tête de ruiner mon père, jamais il n'en serait arrivé à prendre cette décision.
— Mais s'il t'aimait vraiment, il ne t'aurait pas vendue de cette manière.
— Il m'aime.
C'était évident qu'elle n'y croyait pas elle-même.
— Je veux juste écarter Louise de lui le plus possible, avoua-t-elle.
Une chose bien difficile à faire, sachant que Louise était particulièrement proche d'Henri. La seule solution serait de lui dévoiler la vérité. Mais Madden avait déjà eu du mal à prononcer ces mots face à lui, il n'imaginait pas devant sa sœur.
Elle se redressa et croisa ses bras.
— J'ai froid. On rentre ?
Il fit tomber la cigarette au sol et l'écrasa sous sa semelle. Une fois debout, il passa un bras derrière sa nuque et l'attira contre lui. Madden avait toujours su imposer les distances entre les gens et elle, même envers ses plus proches amis. Mais quand on se retrouvait noyé dans un océan rageux, on s'accrochait à tout ce qu'on trouvait. Et c'est ce qu'elle fit. Ses mains agrippèrent le tissu de sa veste. Elle enfouit son nez dans son épaule. Il ne l'avait jamais senti aussi vulnérable. Comme s'il suffisait d'un mauvais geste pour la briser en milles morceaux. Délicatement, il posa sa main à l'arrière de son crâne. Il n'était peut-être par Erwin. Il ne connaissait pas les détails de ses nuits cauchemardesques, il n'était pas non plus au courant de tous ses troubles dû à ses traumatismes. Mais il était là pour essuyer ses larmes. Il avait été un ami fantôme depuis le début, concentré sur ses propres problèmes, sa propre existence foutue d'avance. Ses amis avaient toujours été là quand il avait eu besoin d'aide ; c'était son tour à présent. Ils étaient tous piégés dans le même sac. Il n'était plus question d'argent, de luxe, de famille. C'était eux. Le groupe. Leurs amitiés. Leur vie.
Si un d'eux tombait, ils s'effondraient tous.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top