Chapitre 9 : Une personne différente

Elle avait encore lu les commentaires sous les réseaux sociaux. Elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle voulait voir si quelqu'un essayerait de la comprendre ou la démonterait. La deuxième proposition était la plus fréquente.

Au point où elle faillit arriver en retard ce matin là. Elle avait avalé un café avant de venir, aussi l'odeur qui régnait dans les locaux lui donnait mal au cœur. Ils étaient toujours réunis dans la cuisine, comme chaque matin. Elle leur adressa un rapide salut, mais le chef n'était visiblement pas de cet avis et la rappela. Montée de stress, mains moites, estomac noué, nausées. Quand les yeux se tournèrent vers elle, c'était encore pire. Ils semblaient l'analyser, comme s'ils savaient. Mais la plupart étaient cordiaux ou neutres. Personne ne pouvait la soupçonner. Personne ne connaissait Léo. Personne ne la connaissait, elle. Tout allait bien se passer.

Le chef lui souriait, d'un air conciliant. D'un air détendu et désinvolte, il commença à lui parler, pendant qu'elle se retenait d'avoir des hauts-de-cœur avec l'odeur forte et amère de la boisson.

— Tu as fait du bon boulot, je te félicite ! J'ai lu tes articles, ils sont toujours bien écrits, je suis content de toi.

— Ah, euh... C'est normal, c'est mon travail...

Comme elle aimerait disparaître dans le sol et ne jamais réapparaître. Comme elle aimerait faire demi-tour... Si seulement elle osait... Si seulement elle avait eu confiance en elle... Elle aurait démissionné et trouvé un autre métier qui lui correspondait plus. Elle se payerait une psychologue, partirait dans une autre ville. Recommencer tout à zéro. Nouveaux voisins, nouveaux contacts, nouveau travail, nouveau départ, seconde chance. Mais ces rêves, ces espoirs, ces envies... Tout cela arrivait peut-être dans une autre vie, qui n'était pas la sienne. Elle était anxieuse, elle avait déjà fait tant de mal... Elle ne pouvait se permettre de faire ça. C'était bien trop tard.

Le peu de collègues qui discutaient entre eux s'étaient tus et les regardaient échanger. Charlotte sentait ses joues prendre une teinte de tomate trop mûre, pendant qu'elle était dévisagée, jugée sans doute. Ils devaient la trouver ridicule. Elle baissa la tête, mais il reprit la parole, d'un air distrait :

— Toute cette histoire... Tu penses que c'est un kidnapping ?

Il s'adressait bien à elle. Comment lui expliquer qu'elle n'avait aucun avis sur rien ? Et encore moins sur cette affaire, puisqu'elle connaissait la vérité ? Comment lui expliquer que Léo n'était pas innocent, bien au contraire ? Que ce type lui avait brisé l'âme et gâché toute sa vie ? Qu'il ne méritait pas ce bonheur ? Son esprit, déjà ailleurs, essayait de s'échapper ailleurs, loin de ce bureau, loin de ce corps, de cette vie. Loin, bien loin, ailleurs. Un ailleurs meilleur peut— être, sûrement même. Mais elle se força à rester dans le présent et répondit, tout en fixant le sol.

— Je ne s-sais pas en penser. En tout cas, s'i-il s'agit d'un kidnapping, ce n'est p-probablement pas innocent...

— Comment ça ?

Un de ses collègues semblait horrifié par ses propos, ça s'entendait dans sa voix. Comme elle aimerait se confier, leur livrer le fond de sa pensée. Mais bien sûr, elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait que jouer un rôle. Parce que c'était ce qu'elle était, un putain de pion.

— Une personne ne k-kidnappe jamais quelqu'un s-sans la connaître... Et peut-être que le kidnappeur a une bonne raison de l-l'avoir fait...

Ouch. Elle était partie trop loin. Elle le sentait face aux yeux qui la dévisageaient avec stupéfaction. Si elle continuait, on allait la soupçonner pour de bon.

— Alors... Tu défends le kidnappeur, là ? Un gars se fait possiblement enlevé, et tu dis que c'est de sa faute ? Tu es au courant de quelque chose ?

— N-non... Seulement... Tous ces commentaires sous les réseaux... Il j-jugent le kidnappeur sans le c-connaître, et demandent une peine de m-mort pour... Mais on ne sait pas c-ce qu'a fait Léo non plus... J-Je ne dis pas que c'était une bonne chose de f-faire ça, juste... Peut-être que le kidnappeur souffre a-aussi...

— Ah ça, oui ! Il doit être sacrément dérangé !

Le chef était resté silencieux, se contentant de suivre la conversation. La seule chose qu'il remarquait et comprenait, c'était que Charlotte était ce genre de personne qui ne s'exprimait que très peu, mais qui avait pourtant un avis affirmé sur les choses. Il regrettait juste qu'elle ne parle pas plus. Mais il comprenait mieux pourquoi à présent. S'il laissait couler encore, la jeune femme finirait par fuir, et ce n'était pas le but. Il reprit donc la parole, interrompant l'une de ses collègues, qui était convaincue que le jeune homme était mort depuis le début.

— Dans tous les cas, nous ne sommes pas flics, notre boulot est de récolter les infos fiables, pas de constituer l'enquête. Notre effectif est trop réduit pour ça. Je propose qu'on se remette au travail.

D'habitude, ils restaient encore un quart d'heure à discuter, et le chef ne les invitait jamais à se remettre au travail, sachant très bien qu'ils le feront d'eux-mêmes. C'est ce qui les incitèrent à obtempérer, non sans se poser des questions. Charlotte fut l'une des premières à quitter le groupe pour s'installer à son bureau, espérant avoir la paix et pouvoir se calmer avant de se mettre au travail. Mais il devait encore lui parler et s'approcha lentement, sa tasse toujours dans la main.

— Je voulais te parler hier soir, mais tu es aussi rapide que le vent.

Son ton était plus amusé qu'accusateur, mais elle ne put s'empêcher de stresser davantage.

— D-désolée...

— Ne t'en fais pas. Comme je l'ai dit, tu fais du bon boulot, donc t'inquiète pas pour ça. Non, j'avais demandé à Lisa si elle pouvait s'occuper d'appeler le commissaire, mais elle a encore pleins d'affaires, et comme tu t'étais déjà occupée des interviews de ses amis... Je me disais que tu pourrais le faire ?

— Oh, euh, oui, enfin, pas de problème...

— En fait, il faudrait que vous vous donniez rendez-vous directement. Le but n'est pas seulement d'obtenir des infos, mais de faire un échange.

— U-un échange ?

— Le commissaire veut récupérer les infos qu'on a pu obtenir via les interviews et qu'on n'a pas divulgué, et en échange il a accepté de nous en transmettre quelques-unes. Il faudra donc que tu prennes des notes.

— C-c'est légal ?

— Pas vraiment, mais ça se fait souvent dans le milieu. Le commissaire Stainleck est un habitué, il est assez... Taciturne, on va dire. Tu verras bien.

— P-pourquoi notre journal ?

— Hmm ?

— C-C'est juste que... il y a d'autres j-journaux dans le coin... Alors pourquoi accepte-t-il de l-le faire pour nous ?

— Qui t'a dit qu'on était le seul journal avec qui il a accepté de coopérer ? Je pense qu'il l'a déjà demandé à d'autres. Là n'est pas le sujet, il faudrait que tu ailles récupérer l'article que Lisa a fait sur la mère de Léo aussi. C'est une affaire assez importante, et une assez grosse responsabilité, mais je pense que je peux te faire confiance pour ça. Tu as toujours été sérieuse.

— D'accord... Je vais le faire...

— Super, merci. Et... Je vois bien à tes cernes que tes nuits doivent être courtes. Si tu as besoin de prendre une journée ou deux, fais-moi signe.

Enfin, il quitta son bureau après un dernier regard appuyé et elle put reprendre son souffle.

...

Sept ans plus tôt...

Quand Léo revint en cours, on avait l'impression de faire face à une personne différente. Ses cheveux, d'habitude coiffés avec une simple frange au-dessus des yeux, se composaient désormais de mèches de chaque côté de son front, laissant ce dernier dégagé. Il gardait encore les yeux baissés, mais il souriait. Du moins, ce fut comme ça que Charlotte le vit ce matin-là. Épuisée après une énième insomnie, elle oublia aussitôt sa mauvaise humeur en le voyant rire avec un de leur ami commun. Elle s'approcha du duo, joyeuse, alors qu'ils riaient.

— Salut !

L'ami lui répondit, mais Léo reprit aussitôt la parole, comme si elle n'était pas apparue. Elle fronça les sourcils, contrariée. Lui en voulait-elle ? Pour quelle raison ? Avait-elle fait quelque chose de mal ? Peut-être que son inquiétude avait été trop excessive, l'autre jour ? À cette perspective, elle sentit son ventre se nouer. Il continuait de parler, sans même faire attention à la jeune femme. Peut-être que le problème venait d'elle. Peut-être était-elle trop collante. Ou alors elle lui avait dit quelque chose qui ne fallait pas.

Elle finit par les laisser tous les deux, un peu perdue. Enfin, la prof arriva quelques minutes après, toujours sans un mot entre les deux.

Pendant l'inter-cours, Charlotte l'aperçut dans ses pensées et se contenta de s'adosser un peu loin, jusqu'à que Léo commence à lui parler, comme s'il ne l'avait pas ignoré ce matin. Aussitôt, elle se sentit soulagée, et la boule dans son ventre disparut. Il ne lui en voulait pas. Peut-être était-il juste trop impliqué dans sa conversation tout à l'heure.

Quelques semaines passèrent, les vacances de noël s'approchaient. Léo mangeait beaucoup plus, il rigolait et parlait même au groupe le midi. Il semblait vraiment mieux, et elle était vraiment heureuse de le voir ainsi. Elle savait que c'était probablement dû à son hospitalisation et non à elle, mais en fin de compte, elle s'en fichait. Il remontait la pente, c'était ce qu'elle souhaitait. Qu'il soit heureux, et qu'elle soit là. Régulièrement, il lui racontait les bêtises que faisait son chien, la faisant rire. Il avait enfin pu le récupérer chez l'éleveur. L'animal était souvent excité, mais au lieu d'amuser le jeune homme, ça l'énervait. Même si elle n'osait pas lui dire, elle trouvait qu'il n'était pas patient avec Sako. Il était encore jeune, c'était normal qu'il soit excité ou fasse des bêtises. Il fallait le dresser, mais elle oublia vite ce détail, se concentrant sur la présence de son ami.

Mais toute bonne chose a une fin. Et la fin, à laquelle elle ne s'attendait pas, commença juste après noël, un samedi. Alors qu'elle lavait sa chambre et qu'elle jetait un coup d'œil à son portable, elle aperçut un message de son ami, en réponse à un ancien qu'elle avait envoyé. Mais si un sourire éclairait son visage, il disparut très vite, et ses mains devinrent tremblantes. Toute sa joie d'avoir de ses nouvelles disparut, ne laissant qu'un mélange de vide et de tristesse sourde. Elle avait l'impression de se réveiller d'un rêve, d'avoir reçu un seau d'eau glacée à la figure. Son estomac se serra brusquement et lui fit mal.

Le bonheur avait disparu. Elle avait perdu le contrôle, encore. Parce que ce coup là, elle ne pourrait rien y faire. L'anxiété reprenait sa place qui lui était due, dans ses pensées, dans son estomac.

Hahahaha, j'avais déjà vu la vidéo.

Mais il faut que je te dise, je ne suis pas sûr d'être là pour finir le court-métrage pour l'audio.

Je viens de l'apprendre, mais je déménage bientôt.

Si elle avait été plus fatiguée que d'habitude, elle se serait mise à pleurer, mais ça faisait bien longtemps qu'elle ne pleurait plus sur les relations, seulement quand elle explosait. Au lieu de ça, le vide l'envahissait, suivi d'un état de torpeur qui ressemblait à de la déprime. Elle relut le message plusieurs fois, incapable d'envoyer la moindre réponse. Léo ne semblait pas en attendre, puisque les prochains l'achevèrent.

Ma mère a trouvé un nouveau travail.

Mais en vrai je suis content, j'ai grandi là-bas !

Je sens que c'est ce dont j'ai besoin pour aller mieux !

Ça y est, elle les sentait. Les larmes lui montaient aux yeux et elle se haït. Oui, elle se haïssait de toutes ses forces. C'était l'occasion pour le jeune homme d'aller mieux, alors c'était égoïste d'être triste qu'il parte. Il souffrait de dépression, et c'était elle qui pleurait ? Elle était stupide. Stupide d'y avoir cru. Elle s'attendait à quoi, sérieusement ? À ce que Léo lui dise qu'il restera à ses côtés pour toujours ? Ridicule...

De toute façon, elle n'y pourrait rien. Elle sécha ses larmes, essaya d'ignorer cette appréhension et ce vide pour respirer profondément. Elle devait se calmer. Ce n'était pas encore fini.

Elle sourira pendant tout le temps qu'il lui reste au lycée. Elle cachera ses angoisses et sa tristesse. Parce que lui-même est heureux de partir, donc elle devait l'être aussi.

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