Chapitre 6 : Larmes d'impuissance

Les jours de repos, Charlotte les passait d'habitude à laver la maison ou regarder des séries. Mais elle n'avait plus grand chose dans le frigo, et son tube de dentifrice était presque vide. Avec un soupir vaincu, elle se dirigea vers sa voiture.

Une demi-heure plus tard, la jeune femme parcourait les rayons, l'air fatigué et blasé, poussant un caddie. Elle avait eu la flemme de faire une liste, aussi elle était obligée de consulter chaque rayon pour se rappeler de ce qu'il lui manquait. Manque de pot, il y avait du monde. Trois choix s'offraient à elle ; soit elle attendait que les personnes partent, soit elle y allait quand même, soit elle partait dans d'autres rayons en attendant, au risque d'oublier des choses. Elle souffla et prit son courage à deux mains pour s'engouffrer dans le rayon. Sérieusement, les retraités étaient obligés de faire leurs courses pendant la semaine ?

Elle attrapa, avec plus ou moins de maladresse, les yaourts qu'elle visaient.

« Charlotte ? C'est vraiment toi ?

Elle manqua de renverser le produit. Oh non... Elle craignait de la voir, après plusieurs mois. Elle se retourna face à sa sœur et se força à sourire.

— Salut, Mélanie.

— Incroyable ! Je me disais bien que je finirais par te croiser de nouveau ! Qu'est-ce que tu deviens ?

Charlotte se dirigea vers son caddie pour y déposer ses précieux yaourts, espérant que sa sœur comprendrait le message, mais elle la suivit.

— Je suis journaliste.

— Vraiment ? Tu ne me l'avais pas dit !

— Ah, je croyais. Et toi ?

— Toujours à l'animalerie ! On a eu une portée de hamsters, tu verrais, ils sont trop mignons ! Au fait, tu ne connais pas la nouvelle ?

Déjà lassée de la conversation, elle se contenta de secouer la tête et s'appuyant sur le caddie, s'efforçant de paraître intéressée.

— Justement, la voilà !

Une femme assez grande et imposante, avec des cheveux châtains bouclés, s'approcha d'elles. Elle semblait avenante, mais son visage se figea en apercevant la jeune femme avec qui sa chérie était. Mélanie lui sauta dessus.

— Cha, avec Nina, on va se marier !

"Cha" se sentit brusquement glacée, comme si on lui avait jeté un seau d'eau à la figure. Elle avait l'impression d'être trahie par sa sœur, le monde entier, la vie.

Tout le monde autour d'elle réussissait. Tout le monde avançait. Tout le monde était heureux. Sans elle. Elle, qui luttait tous les jours. Elle, qui serrait les dents. Elle... qui avait envie de disparaître.

Encore une fois, elle se força à se sourire.

— C'est chouette, je suis contente pour vous.

Nina savait que c'était faux. Elle avait toujours eu du mal avec la jeune femme, ne sachant jamais comment se comporter avec. Elle ne l'avait jamais sentie vraiment sincère. Seule Mélanie était dupe. Justement, le regard de cette dernière s'était posé sur un shampoing pour hommes, dans le caddie de Charlotte.

— Je n'y crois pas, tu es en couple ?

— Hein ? Ah, euh, non, répondit-elle en comprenant la raison de sa question.

— Tu deviens transgenre ? plaisanta gentiment Nina, décidant de faire un effort.

— Euh non, j'ai juste été distraite et je me suis trompée de rayon.

Cette fois, Mélanie sentit quelque chose de bizarre. Surtout qu'il y avait également des vêtements qui semblaient plus grands qu'elle et qui ne correspondaient pas à ses goûts.

— Tu es sûr que ça va ? Tu es pâle. Et puis... Les parents te réclament. Tu devrais leur rendre visite. Ou alors, je leur dis de venir chez toi !

— Non ! Enfin, je veux dire... Je suis rarement chez moi, et c'est souvent le bazar... Je préfère que vous appeliez avant.

— Ah, bon...

— Je dois y aller.

Elle avait encore des courses à faire, mais elle voyait l'une des caisses presque vide. Elle poussa son caddie le plus vite possible, mais elle eut le temps d'entendre :

— Appelle-les quand même de temps en temps ! Et moi aussi ! Je t'enverrai une invitation pour notre mariage ! »

...

Léo se disait que Charlotte était définitivement devenue cinglée. Elle lui avait mis un bandeau sur les yeux, l'avait fait se lever et marcher quelques pas avant de le faire tourner plusieurs fois sur lui-même. Ses jambes avaient craqué, et il avait manqué de se casser la figure plus d'une fois. Ça faisait trop longtemps qu'il ne s'était plus tenu debout, et des vertiges et l'envie de vomir l'avaient pris. Il se sentait faible et peu assuré.

Puis elle l'avait fait marcher et tourner plusieurs fois. Il économisait sa salive, il savait qu'elle ne répondrait pas à ses questions. Surtout après ce qui s'était passé. Elle lui fit traverser plusieurs pièces, il le sentait à la différence de température et d'odeur.

Enfin, elle le fit s'arrêter d'un coup, et il manqua de tomber. Il l'entendit s'éloigner de quelques pas et faire tourner une clé dans la serrure. C'était quoi ça, encore ? Elle allait diffuser un gaz qui le tuerait ? Ou alors... Non, elle n'allait pas... Mais ses craintes se firent confirmées, quand elle prit la parole.

— Déshabille-toi.

Il resta muet de stupeur. Tout son corps s'était figé, et il se sentit trembler. Non. Non...

— Je ne partirai pas d'ici tant que ça ne sera pas fait.

Il sentit des larmes d'impuissance déborder de ses yeux. Un monstre. Une putain de monstre. Mais il restera digne, jusqu'au bout. Alors, il obéit, lentement. Quand elle sentit son bras saisir le sien, sans douceur, il crut qu'il allait éclater en pleurs de désespoir. Au lieu de ça, il se sentit tirer en avant, toujours dans le noir.

— Lève la jambe, tu as un rebord.

Un rebord ? Il obéit, se sentant toujours aussi tremblant. La surface sur laquelle il posa son pied puis le deuxième était froid et drôlement lisse. Il ne comprenait pas. Elle le lâcha et il entendit un rideau glisser.

— Tu peux enlever ton bandeau, je veux que tu me le passes. Dès lors, tu auras dix minutes en tout. Quand ce sera fini, tu me dis, je te remets le bandeau.

De quoi parlait-elle ? Il l'entendit s'asseoir, et il enleva lentement ce qui lui couvrait les yeux. Il lui fallut plusieurs minutes pour s'habituer à la lumière qui pénétrait dans ses yeux. Elle était douloureuse, il était tellement habitué à la pénombre que chaque rayon le transperçait. Il fut obligé de se tenir pour ne pas perdre l'équilibre. Après de longues minutes, il put enfin garder les yeux ouverts, quoique avec beaucoup de clignements.

Une douche. Elle voulait qu'il prenne une douche. Le soulagement l'envahit aussitôt, et un rire nerveux le secoua. Il avait pensé sérieusement à... ? Charlotte en était incapable. Il avait juste tellement peur qu'il n'avait pas réfléchi. Un shampoing et un savon étaient posés à côté. Il déglutit, il n'osait pas regarder l'état de son corps. Il se contenta d'allumer l'eau et fut surpris par sa sensation sur sa peau. C'était délicieux. Il mit du temps à frotter le shampoing dans ses cheveux et à se rincer. Il avait l'impression que l'odeur et la saleté lui collaient, que ça le démangeait de partout.

Une fois ses cheveux propres, du moins il le supposait, il devait passer à la suite. Mais il savait que le plus dur restait à faire.

Il laissa couler le savon dans sa paume, probablement trop. Il regarda devant lui, il n'était pas encore prêt. Il cherchait une issue, il y avait une fenêtre mais à l'autre bout de la pièce. Il la voyait, à travers un faible écart entre le mur et le rideau. Il ne pouvait s'enfuir de cet enfer, pour l'instant. Il ferma les yeux une seconde, puis inspira profondément avant de baisser, lentement, la tête.

Il avait toujours été maigre, trop maigre. Mais il avait réussi à récupérer un peu de muscle depuis. Il ne s'attendait pas à avoir la peau sur les os, mais voir celle-ci aussi près de son corps, voir ses muscles presque fondus par le manque de nourriture et de sport, ça lui donna un coup au moral, déjà chancelante de base.

Ses yeux, redevenus presque secs, se remplirent aussitôt de larmes. Son corps... Son corps ! Elle avait réussi. Elle l'avait détruit, réduit à un moins que rien, à rien du tout. C'était trop. Ignorant la jeune femme, il se mit à pleurer, un vrai désespoir, un abysse, un soleil qui avait disparu. Elle lui avait tout pris. C'était un cauchemar, le pire des cauchemars. Il n'était même plus humain. Il n'était même plus un animal. Il n'était plus rien.

C'était ce qu'elle voulait.

Mais il ignorait que Charlotte aussi luttait contre les larmes. Car ce cri de désespoir, cette tristesse, cet abysse, c'était ce qu'elle ressentait depuis des mois. Et lui faire subir ça la faisait horriblement souffrir. Elle avait essayé, ces derniers jours, de garder une contenance, de se convaincre qu'elle faisait le bon choix, qu'elle avait ses raisons, qu'il le méritait... Mais l'entendre craquer à ce point, ce désespoir contenu dans ses sanglots, c'en était trop pour elle aussi.

Il était sans doute un monstre, mais elle aussi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top