Chapitre 4 : Le charo

Parfois, Charlotte se demandait si elle ne méritait pas tout cela. L'anxiété. L'insécurité. La peur du regard des autres. Cette sensation de vide. Et si c'était elle qui n'était qu'un monstre depuis le début ? Et si tout ce qu'elle subissait n'était que le fruit de ce qu'elle avait fait dans le passé ?

Pourtant, en y réfléchissant, la jeune femme n'avait rien fait de particulièrement méchant. Elle n'avait jamais critiqué personne, ni levé la main sur qui que ce soit. Elle essayait toujours de comprendre les autres, d'être à leurs côtés. Elle s'était toujours contentée d'être là, invisible et silencieuse. Peut-être que c'était ça, le problème. Elle n'avait jamais rien fait de sa vie. Elle n'avait jamais réagi à rien, à la moindre moquerie, le moindre regard moqueur, la moindre critique. Elle préférait prendre sur elle et encaisser. Personne n'avait à supporter ses sautes d'humeur. Personne n'avait à l'écouter se plaindre.

Aller au journal n'avait jamais été aussi difficile. Pourtant, elle aimait son travail. Elle l'aimait, même si elle savait que ce n'était pas la vocation de sa vie. C'était la première fois qu'elle s'y rendait contre son gré. L'odeur de café, envahissant le bureau, comme chaque matin, lui donna des nausées plutôt que de l'encourager à commencer sa nouvelle journée.

« Tiens, Charlotte !

Son chef lui fit signe pour qu'elle le rejoigne. Lui et les collègues. Tous se tournèrent vers elle, et le stress grimpa d'un cran. Les yeux la regardaient, l'analysaient, la dévisageaient... Elle se gratta le bras et s'approcha.

— O— oui ?

— Il n'y a toujours aucune nouvelle de Léo ?

Ce n'était plus "le garçon disparu". Le chef avait utilisé son nom, en plus de poser une question rhétorique. Signe qu'il s'intéressait à l'affaire. La jeune femme déglutit.

— J— je ne crois pas...

— Pour le journal qui sort la semaine prochaine, tu pourras faire un petit dossier ? Réalise le plus d'interviews possible de ses proches, histoire d'en savoir plus. Et contacte le commissaire.

Elle hocha la tête, incapable de prononcer une syllabe de plus. Les têtes alternaient entre le chef et elle, comme un match de ping-pong. Elle était raide comme un piquet, et crispée. Elle voulait disparaître. Et le chef voulait l'inclure dans l'équipe davantage. Elle prétexta un article à terminer et s'éclipsa, la tête basse, sous le regard un peu déçu du chef.

...

Elle avait espéré qu'il ne veuille pas la voir, ou pas avant la semaine prochaine. Ou qu'il annule au dernier moment. Mais non. Le meilleur ami de Léo avait répondu à son appel ce matin, et lui avait proposé de venir directement chez lui l'après-midi.

Elle avait nourri le prisonnier ce midi. Le garçon l'avait suppliée de le libérer, mais elle n'avait pas eu le temps d'y réfléchir. Elle était en retard pour son rendez-vous. Elle constata, en regardant son portable après s'être arrêtée, que c'était de six minutes exactement. Elle détestait ça, et l'idée de rencontrer un proche de Léo lui tordait l'estomac. Elle sortit de la voiture, son carnet à la main et l'appareil photo autour du cou.

Elle s'approcha du portail assez détérioré, qui grinça quand elle l'ouvrit avec hésitation. Le jeune homme l'attendait devant la porte d'entrée, les mains dans les poches. Pour le rejoindre, elle dut traverser un petit jardin où quelques fleurs poussaient, mais surtout des herbes hautes qui n'avaient pas été tondues depuis longtemps. Elles arrivaient à la mi-cuisse de Charlotte, qui grimaça quand elle vit un ortie frôler son jean.

Le jeune homme avait des cheveux noirs, plaqués en arrière, recouverts par une casquette à l'envers. Il portait un simple t-shirt et une veste, avec un bas de jogging. Il ne sortit pas les mains de ses poches et se contenta de dévisager la journaliste en la voyant approcher. Mal à l'aise, elle avait l'impression d'être un bout de viande face à un fauve.

« Hum, b— bonjour. Je suis C— Charlotte...

— Ouais, c'est vous qui m'aviez appelé ce matin. Dorian Laklys. Suivez-moi.

Il s'engouffra dans la demeure, une petite maison qui semblait confortable, à défaut d'être entretenue. Ils traversèrent l'entrée, à laquelle Charlotte ne prêta pas attention, et pénétrèrent dans une salle à manger assez grande. Dorian s'installa derrière une table en bois, sans même proposer à son invitée de faire de même. Elle s'assit en face, mal à l'aise. Il faisait chaud à l'intérieur, et une légère odeur de bois coupé et de feu envahissait l'air ; pour cause, une cheminée était disposée derrière lui.

— Ah, j'ai oublié. Vous voulez quelque chose à boire ?

— E-euh... N-non merci...

— Tant mieux !

Il posa un bras négligemment sur sa chaise et attendit qu'elle commence l'entretien. Elle baissa les yeux sur son carnet qu'elle ouvrit, sentant les yeux du garçon la brûler.

— Euh, donc... D-depuis combien de temps connaissez-vous Léo ?

— Quatre ans. Depuis les études sup, quoi.

— E-et donc, v-vous êtes meilleurs amis ?

— Ouais, mais vous l'saviez déjà.

— Comment Léo est, habituellement ? J-je veux dire... Son c-caractère...

— Chiant. Il veut toujours respecter les règles. Il est assez discret. De moins en moins, d'ailleurs. Mais il peut se montrer bavard. Ah, et c'est un vrai charo.

— P-pardon ?

— Vous savez pas c'que c'est ? On dirait p'têtre pas comme ça, mais le pt'it Léo aime courir après les filles. Surtout si elles ont des formes, si vous voyez c'que j'veux dire.

Le stylo de Charlotte était resté en suspens sur le papier. Elle se secoua mentalement et écrivit à toute vitesse, ignorant la stupeur et le dégoût qui prenaient possession de son corps.

— Sinon, il adore le ciné. Logique, sinon il se s'rait pas lancé dedans. J'lui ai appris quelques trucs. Il est plutôt doué. Enfin, pas autant que moi, évidemment !

Il éclata de rire. Un rire assez gras, qui se finit en toux. Charlotte attendit qu'il se calme avant de poser la prochaine question.

— Avait-il des ennemis, ou du moins des personnes avec qui il ne s'entendait pas ?

— Pourquoi c'te question ? Vous pensez qu'il aurait été tué ?

— P-pas nécessairement... M-Mais je pense que ce n'est pas u-une piste à éloigner...

— C'est flic que vous auriez dû faire ! Vous aurez p'têtre moins l'air pétocharde.

Vaguement vexée, elle fit comme si de rien n'était et répéta sa question. Cette fois, il la dévisagea avec quelques secondes avant de répondre, et elle comprit qu'il réfléchissait.

— Il n'est pas du genre à avoir des ennemis. Il était plutôt du genre invisible avant, mais maintenant il est plus du genre comme moi, il avoue ouvertement sa condition de charo. Les seules personnes qu'il aurait pu blesser sont les filles puisqu'il aime leur courir après, mais il a eu aucune relation. Enfin il a Marine maintenant, mais ça l'empêche pas de quand même regarder d'autres meufs. Cela dit, à ma connaissance, elle s'en est jamais aperçue.

— I-il est en couple ?

— Ouais, je sais, ça paraît surprenant après la description que j'ai faite. Mais quand il l'a rencontré, il semblait à fond sur elle. Normal en même temps, vu ses... Hum. Vous avez compris.

Le dégoût envahit Charlotte envers ce personnage grossier et son meilleur ami, enfermé chez elle. Il n'avait pas vraiment évolué, en fin de compte. Ils étaient immondes. La satisfaction de le voir souffrir augmenta encore d'un cran. C'était un monstre, et il n'avait pas changé. Il le méritait.

— E-et donc, vous avez le contact de Marine ? Je pense que je pourrais l'interviewer pour l'article.

— Ouaip. Par contre, j'vous préviens. Elle est du genre jalouse.

Il lui donna son numéro de téléphone, et elle lui posa une dernière question pour avoir son avis sur cette affaire.

— J'pense que les médias et les flics en font de trop, comme d'hab quoi. Ça m'étonnerait pas d'apprendre que Léo était en fait chez sa copine depuis l'début. Mais comme sa daronne est pas au courant de la relation, elle a appelé les flics. Vraiment, je m'fais pas de soucis pour lui.

En retrouvant la voiture vingt minutes plus tard, après la photo, Charlotte se sentait plus forte que jamais. Elle se faisait justice soi-même, parce que ce genre d'injustice ne pouvait être punie par la police... Ni par rien ni personne, en réalité. Souvent, on dit que le karma agit, que la personne récolte ce qu'elle sème... Mais où était la justice pour elle ? Elle était où, pour tous ceux qui essayaient d'avancer et qui n'y arrivaient pas ? Elle était où pour les personnes brisées qui ne pouvaient rien faire à part espérer une chose irréalisable ? Elle avait la réponse : ils se faisaient broyer par cette société. La justice n'existait pas réellement, puisqu'elle était totalement subjective, à l'image des hommes. Puisqu'on pouvait condamner un voleur plus durement qu'un violeur.

Et ça, elle le savait. C'était pourquoi elle avait agi, enfin. Léo allait payer, ce n'était que le début.

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