Chapitre 12 : La vérité
Le commissaire Stainleck était réputé pour être une tête de con, surtout dès le matin et envers les journalistes. On disait toujours de lui qu'il était un "connard pressé" mais un "vrai flic avec du flair qui va au bout de ses intuitions et de ses idées". Au final, il était souvent craint mais respecté, tant par ses égaux que par la hiérarchie.
Il disait toujours que les journalistes en faisaient toujours de trop, pour raconter des rumeurs ou choses inutiles ou non vérifiées. Mais s'il ne les supportait pas, il devait cependant avouer que l'échange d'informations pouvait l'aider. Notamment avec la dénommée Charlotte.
Un café à la main, Stainleck se remémorait le rendez-vous avec la jeune journaliste. Il avait passé une mauvaise journée, et n'avait pas cherché à la rassurer, il voulait simplement avoir les informations. Mais maintenant qu'il y repensait, elle ressemblait à sa fille. Timide, mal dans sa peau, harcelée par des camarades, Suzie fixait tout le temps le sol et évitait de regarder les inconnus dans la rue. Il avait l'impression d'avoir été face à un jeune animal effrayé, mais jamais il n'aurait pensé qu'elle serait le bourreau. Il avait même demandé la coopération d'une criminologue, dont il venait d'avoir l'analyse. Elle avait été claire : Charlotte n'était pas une criminelle. C'était un geste désespéré pour rejeter son mal-être, tenter de se faire justice à soi-même. C'était une jeune femme dépressive et phobique sociale. C'était une jeune femme qui avait développé une forte dépendance envers le jeune homme et qui s'était fait brutalement rejetée, qui ne savait plus comment faire pour gérer tout cela.
La veille au soir, il avait appris de nouvelles informations que son équipe avait ramassé. Il ne le disait pas souvent, mais ils avaient tous fait un beau travail. Elles lui permettaient de mieux comprendre la situation de Charlotte, même s'il devait avouer que commettre un pareil acte pour ça, il trouvait que c'était puéril. Avant de constater la ressemblance avec sa fille.
Il avait également pu récupérer la retranscription du premier témoignage de Léo, qu'il avait lu attentivement. À présent, il faisait le décompte dans sa tête. Cinq jours depuis que Léo avait été retrouvé vivant, qu'il était rentré chez lui, qu'il était considéré comme un héros qui avait survécu à l'enfer. Cinq jours que Charlotte avait mis fin à sa vie, seule, dans le désespoir. Cinq jours qui avaient été tout aussi intenses que les précédentes. Mais l'enquête touchait à sa fin, il le savait. Il avait hâte de conclure cette affaire, ils étaient tous fatigués. L'équipe semblait tellement à bout qu'il avait proposé de faire le dernier témoignage à la place de l'un d'entre eux, qui l'avait remercié avec le café. Après tout, il devait juste obtenir son témoignage de ces derniers jours et ce serait plié. Du moins, c'était ce qu'on attendait de lui. Or, Stainleck aimait le travail bien fait et complet.
Il avait volontairement fait attendre Léo, dans la salle d'interrogatoire. Plus les témoins étaient stressés, plus ils étaient susceptibles de commettre des erreurs et des incohérences dans les récits. À peine entré, il posa le gobelet de café sur la table, un dictaphone, suivi d'un dossier soigneusement constitué. Il ne répondit pas au salut du jeune homme et se contenta de le dévisager en s'asseyant. Léo était un jeune homme maigre, métis, aux yeux noisette souligné par des cernes, dans un visage qui ne lui inspirait rien. Un jeune homme qu'il aurait ignoré dans la rue, qui ne marque pas l'esprit. Et pourtant...
Le garçon semblait mal à l'aise suite à ses yeux analyseurs. Il prit le temps de poser ses coudes sur le dossier, de boire une longue gorgée de son café, et de le fixer droit dans les yeux avec un regard impénétrable. Enfin, il alluma le dictaphone.
« Dernier témoignage de Léo Cirufer dans l'affaire numéro 2421. Léo, raconte-moi ce qui s'est passé ces derniers jours.
C'est ce qu'il fit, en omettant aucun détail. Il semblait même amplifier ces derniers, histoire de prouver à quel point Charlotte était un monstre, un déchet, une psychopathe qui voulait l'humilier pour le détruire. À la fin, Stainleck laissa un blanc envahir la pièce. Il avait encore le choix. Éteindre le dictaphone et clore l'enquête définitivement, ou alors... Poursuivre pour achever ce que la jeune journaliste avait commencé et comprendre les actions du garçon devant lui. Son choix était fait à l'instant où il avait décidé de prendre l'entretien en main.
— À ton avis, pourquoi Charlotte t'a kidnappée ?
Il parut déconcerté. Tant mieux, c'était le but recherché. Il prit quelques secondes, le temps que la question lui monte au cerveau, et qu'il fournisse une réponse toute faite.
— Je n'en sais rien, c'est une folle ! Vous avez bien vu !
Il jouait la carte de l'innocence et de la victime qui n'avait rien à se reprocher, celui du garçon qui était indigné. Très bien.
— Très bien. Sauf que le problème, vois-tu, est que je ne supporte pas les mensonges.
— Je ne mens pas, je vous ai tout dit !
— C'est le troisième que tu me sors en l'espace d'à peine trois minutes. Premièrement, tu affirmes que tu ne sais pas pourquoi elle t'a kidnappée, alors que tu sais très bien, et ce, deux fois de suite. Tu ne nous as pas dit que tu nous prenais pour des cons. Et tu insistes, en plus.
Il voyait le jeune homme se ratatiner lentement sur son siège, sous son ton calme et calculateur. Il savoura le léger silence qui suivit avant d'ouvrir lentement le dossier. Il en sortit une feuille, ou plus précisément une capture d'écran, qu'il posa devant Léo, sans le quitter des yeux.
— Ça te dit quelque chose ?
Le jeune homme y jeta un rapide coup d'œil, avant de fixer le mur à côté de lui, en déglutissant. Stainleck était persuadé que s'il ne lui avait pas dit qu'il détestait le mensonge, il aurait encore menti. Bien sûr qu'il savait ce que c'était, puisque c'était lui qui l'avait écrit.
— J'ai l'impression que oui, mais je vais te le lire, histoire d'en être sûr.
Il retourna la feuille pour que l'écriture soit face à lui et la posa à plat, avec une lenteur exaspérante. Le garçon ne répliquait pas, il s'efforçait de garder un air imperturbable. L'homme baissa les yeux sur le document qu'il avait maintes et maintes fois déjà lu et relu. Un document précieux que Robin lui avait fourni puisque ça le concernait aussi.
L.cf
Lui dis pas, hein 🤢
Vraiment
Stp
Co.rob
T'es pas sympa, Charlotte est gentille
L.cf
Oui
Mais physiquement...
Voilà quoi
Me dis pas le contraire
Et me dis pas que parfois elle est pas un peu lourde
Co.rob
C'est pas faux, mais bon
Je ne sais pas, je la connais pas beaucoup
Elle reste ton amie
— Bon d'accord ! J'ai dit tout ça, je l'admets ! Mais il faut être dérangé pour me kidnapper ! Surtout que c'est vrai, elle passait son temps à me faire les yeux doux, c'était à vomir !
Il a attendu plus longtemps que je le pensais, songea le commissaire. L'image de sa fille se superposait sur celle de Charlotte et il s'efforça de respirer pour la chasser de son esprit. Il devait rester concentré sur son enquête en cours.
En soi, il avait eu les aveux. Mais ce n'était pas suffisant pour Stainleck. Il voulait... Davantage. L'affaire n'était pas complète.
L.cf
C'est surtout qu'elle me collait tout le temps
Donc pas trop
Et tant mieux, la laisse pas te coller.
Elle était en kiff sur moi je suis sûr
Co.rob
Je sais pas
L.cf
Ça me dégoûte 🤢
Léo fuyait de plus en plus. Il se prenait la tête entre les mains à présent, les coudes appuyés contre la table, comme s'il avait arrêté de lutter... Ou au contraire, comme s'il luttait contre lui-même, ou contre ces mots qu'il avait rédigés.
Co.rob
Ptn, je croyais que vous étiez amis
L.cf
Ouais, vite fait quoi
Elle passait son temps à me coller
La laisse pas te coller non plus, hein
Lui dis pas
Co.rob
Non je sais
L.cf
Nan mais tu comprends
Vraiment à la longue rooooh
Et elle est tout le temps dans l'abus en plus
L'autre jour elle m'a proposé de sortir avec elle
Comme si j'allais dire oui ptdr
Il n'y avait pas eu d'autres messages. Ils étaient bien suffisants. Léo restait silencieux, comme s'il se demandait comment il en était arrivé là. Stainleck l'examinait en silence. Ressentait-il des remords ?
— Ces messages, tu les as écrit peu avant qu'elle te recontacte pour la dernière fois, pour te demander des nouvelles, en mars. Elle n'en a connu l'existence qu'en juillet. Elle avait un état mental peu stable.
— D'accord, d'accord !
Excédé, Léo se redressa et regarda le commissaire dans les yeux.
— J'ai écrit ces messages, je l'admets ! Ils sont horribles. Mais est-ce que ça méritait vraiment de me kidnapper ? On dirait que vous essayez de me faire passer pour le méchant, alors que je suis resté enfermé dans une cave pendant presque deux semaines, avec une psychopathe qui a menacé de me cramer vivant !
— ... Certes. Mais il y a toujours une victime et un bourreau dans chaque version. Tu veux connaître la mienne ?
Tout comme avec Charlotte, Léo préféra garder le silence, sachant très bien que l'homme en face de lui n'attendra pas sa réponse pour raconter. Et en effet, à peine quelques secondes plus tard, il reprit la parole, sur un volume sonore encore plus élevé, d'où teintait une colère à peine contenue.
— Charlotte était quelqu'un de fragile mentalement. Elle a voulu t'aider quand elle a appris que tu étais dépressif. Sauf que quand tu as découvert que tu changeais de ville, tu as vu là une nouvelle occasion de passer à autre chose. Alors, comme un lâche, tu es parti et tu l'as critiqué pour te justifier envers Robin. Tu espérais sans doute qu'il pense comme toi, non ? Or, ce n'était pas le cas. Il ne la connaissait pas. Charlotte s'est enfoncée dans son anxiété, et elle a essayé de s'en sortir. Mais elle est tombée sur tes publications récentes, et tout ça lui est revenu à la figure. Pourquoi tu avais le droit d'être heureux après ce que tu avais dit à son sujet, hein ? Alors, sachant d'avance comment ça finirait, elle a tout planifié à l'avance, jusqu'à t'assommer par derrière dans une ruelle peu fréquentée, mais que tu prends pour rentrer plus rapidement chez toi. Elle t'avait espionné des semaines avant pour connaître ton emploi du temps par cœur. Elle n'a pas fait ça dans le but de te faire souffrir, mais parce qu'elle était désespérée. Et il manque une pièce de puzzle, en plus de cela. Une pièce que nous avons récolté rapidement grâce à un de ses anciens contacts. Une pièce qui explique son basculement.
De base, Stainleck voulait prendre son temps, voir chaque trait du jeune homme se décomposer peu à peu. Mais plus le temps passait, plus il avait chaud et éprouvait des difficultés à conserver son calme et empêcher sa fille de surgir dans son esprit.
Léo, lui, semblait s'être enfoncé dans son siège. Jusqu'au moment où le commissaire avait prononcé les deux dernières phrases. Il était fichu, il le savait. Aux yeux de l'homme, il n'était qu'un sale gosse qui avait provoqué la mort d'une journaliste. Quelqu'un sans cœur, cruel, égoïste... Un monstre. Mais l'homme en face ignorait ce qu'il avait vécu. L'énorme fatigue, les idées sombres, le vide, l'envie de disparaître, de pleurer, les longues insomnies, l'appétit coupé, voir son poids baisser sur la balance, le stress, la culpabilité d'avoir abandonné quelqu'un qui voulait son bien. Une culpabilité qu'il avait étouffée, ignorée, avalée, digérée. S'il avait continué de rester avec elle, il n'aurait jamais pu évoluer.
Le commissaire but une nouvelle gorgée de son breuvage, le temps de reprendre ses esprits et de se calmer. Ce n'était pas sa fille qui s'était tirée une balle. C'était une inconnue. Il n'avait pas le droit de laisser ses sentiments personnels interférer. Il aurait dû demander à l'un de ses collègues de s'en occuper, comme c'était prévu initialement. Mais il voulait le voir, le soi-disant héros qui avait survécu. Il portait le surnom du célèbre sorcier dans les bouquins que sa femme aimait dévorer. C'était ridicule. Le pire était probablement que le garçon était considéré comme la victime, alors que l'affaire, comme souvent, était bien plus complexe que ça. Dans celle-ci, il ignorait qui était vraiment le bourreau. Léo, pour avoir détruit le peu de confiance qu'avait la journaliste ? Ou Charlotte, qui l'avait kidnappé et frappé ? Dur à dire.
Il reposa lentement son gobelet et sortit une nouvelle feuille de son dossier, qu'il tendit au jeune homme. Celui-ci, résigné d'avance, la prit, s'attendant à retrouver de nouvelles captures où il critiquait son ancienne amie. Au lieu de ça, il mit quelques secondes à la fixer, sans comprendre.
— Tu connaissais Emma ?
Léo observa encore la feuille avant de la reposer devant le commissaire. En toute franchise, il répondit :
— Non.
— Tu as même oublié son nom... Emma, âgée de vingt-deux ans il y a sept ans, est morte d'un accident de voiture, le 14 septembre 2022. Ça ne te dit toujours rien ?
Il gardait un visage incrédule... Avant qu'il ne s'éclaire et prenne un air sombre.
— C'était... Sa sœur, c'est ça ?
— Exact. Elles étaient trois : Mélanie, la plus âgée des trois, Emma, et enfin, Charlotte. Tu sais pourquoi je t'en parle... Dis-le.
Léo baissa la tête et serra les dents. Oui, il le savait très bien. Ce n'était pas pour rien qu'il avait culpabilisé pendant des semaines après.
— Tu veux vraiment que je sorte les preuves ?
— Le lendemain de sa mort... Charlotte m'a envoyé un message.
— Qu'est-ce qu'il contenait ?
— ... Elle était effondrée. Elle m'a demandé... Non, supplié, de lui répondre et d'arrêter de l'ignorer. Elle a dit... Elle a dit qu'elle avait besoin de moi.
— Et que lui as-tu répondu ?
— J— je ne sais plus...
Il expliquait d'une voix vaincue, désespérée et se faisait plus aiguë. Il était au bord des larmes. Le dégoût envers le garçon l'envahissait, en même temps que la colère enflait. Ce gamin allait se mettre à pleurer, alors que celle qui devrait le faire s'était tirée une balle quelques jours plus tôt, à cause de lui. Il avait détruit une adolescente, l'avait réduit à une coquille vide sans âme et au bord du gouffre. Il n'arrivait plus à se contrôler. Charlotte n'était pas une inconnue. Elle aurait pu être sa fille. Ses poings se serrèrent, ses membres se mirent à trembler de rage. Léo continuait de fuir et de refuser de répondre.
— J-je ne sais vraiment p-plus, j-je...
Il ne termina pas sa phrase. En revanche, il ressentait très bien sa joue brûler et le choc déformer ses traits. En face de lui, le commissaire s'était levé d'un bond et l'avait frappé. D'une voix déformé par la fureur, il le mit en garde :
— C'est la dernière fois que tu me mens, tu m'entends ? Sinon je n'hésiterai pas à te faire inculper pour témoignage mensonger !
Sous le choc, le garçon s'était recroquevillé sur lui-même. S'obligeant à se calmer, Stainleck se rassit, mais l'éclat dans ses yeux n'avait pas disparu. Il savait que personne ne le surveillait.
— Je te le demande une dernière fois. Qu'as-tu répondu à Charlotte Bertau quand elle t'a demandé du soutien ?
— Je lui ai dit d'aller se faire foutre ! Que je ne voulais pas l'aider, qu'elle faisait pitié, qu'elle... Qu'elle... Qu'elle était stupide de croire que je voulais lui r— reparler... Qu'elle n-n'était qu'u-une idiote, q-que je n'a-avais jamais rien r-ressenti plus que de la p-pitié envers elle...
Les larmes inondaient ses joues, il criait presque. Mais ce n'était pas de la colère ni de la frustration... Non, c'était du désespoir, l'expression d'une culpabilité refoulée pendant des années, une tristesse sourde qu'il avait refusé de ressentir, un cri du fond du cœur qu'il avait gardé bien profondément, en espérant qu'il disparaisse. Mais il était resté, le rongeant, attendant le moment où il pourrait sortir. Et c'était aujourd'hui.
Stainleck secoua lentement la tête. Il n'arrivait pas à séparer son boulot de sa vie personnelle, et sa colère refusait de diminuer. Charlotte se superposait systématiquement à Suzie. Il regardait le jeune homme en face de lui, en s'obligeant, le plus possible, à faire partir sa petite fille de son esprit. Léo avait écrasé ses mains sur ses yeux, pleurait à gros sanglots et semblait même s'étranger avec. Le commissaire se força à inspirer lentement, termina son café et rangea son dossier correctement, avant d'éteindre le dictaphone et de le prendre avec lui. Il se leva maladroitement, encore engourdi par la claque qu'il lui avait administrée, une grave faute qui pourrait lui coûter cher. Il pourrait s'excuser ou lui adresser une parole de réconfort, mais il n'en avait pas envie. Au lieu de quoi, il se dirigea vers la porte, en lâchant d'un ton vide :
— L'interrogatoire est terminée. Tu peux partir.
...
— Franck ? J'ai fini le dossier, je rentre.
— Ok.
Mais le collègue marqua un temps d'arrêt à la porte du bureau. Stainleck leva lentement les yeux de son ordinateur pour le fixer avec un air sombre.
— Un problème ?
— N-non... Pardon... »
Il partit sans demander son reste, après un dernier signe. Pourtant, il aurait juré voir une larme au coin de son œil... Sans doute un effet de la lumière. Le gros dur de Stainleck ne pleurait jamais.
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