Chapitre 10 : Espoir

Charlotte prenait des notes frénétiquement, mais son esprit était ailleurs. Zack Wilton, l'homme en face d'elle, était pourtant intéressant ; souffrant d'un trouble dissociatif de l'identité, il avait monté une association pour venir en aide aux personnes atteintes de maladie mentale. Il avait trois autres personnalités, dont une femme acerbe, un jeune timide et un autre homme fan de catch. Zack, lui, était relativement calme et aimable. Alors qu'elle ne cessait de penser au rendez-vous de cet après-midi avec le commissaire, son ventre se tordant douloureusement à cette simple idée, l'homme la regardait avec un sourire bienveillant.

« Vous êtes distraite.

— O-Oui, p-pardon... Vous disiez ?

Elle força son esprit à revenir dans cette maison, où il faisait vraiment chaud. Mais elle savait qu'il partira aussitôt après, et elle se mordit les lèvres. Elle n'y arriverait pas. Peut-être qu'il était vraiment temps de prendre des jours de repos. Ses cernes ne cessaient de croître, et tout le monde lui disait à quel point elle semblait épuisée. Certains semblaient même croire qu'elle était anorexique, tant elle maigrissait. Il fallait dire qu'elle ne mangeait pas beaucoup, son estomac se nouant dès qu'elle voyait de la nourriture.

— Vous souffrez d'anxiété sociale.

Loin de partir, l'affirmation tranquille de Zack Wilton permit à son esprit de la garder dans la réalité. Elle cligna des yeux et se gratta nerveusement le bras.

— C-comment vous l-le savez ?

Inutile de le nier, elle le savait. L'homme continuait de lui sourire tranquillement.

— Plusieurs choses. Vous évitez de regarder les personnes dans les yeux, sans doute par manque de confiance en vous. Vous gardez toujours la tête basse quand vous marchez. Vous avez plein de gestes parasites, comme vous gratter le bras. Vous faîtes toujours en sorte d'avoir les mains occupées, comme quand vous avez joué avec votre stylo tout à l'heure. Vous avez des cernes, témoins direct des insomnies que vous devez avoir.

— C'est p-peut-être simplement de la t-timidité...

— Si c'était le cas, je ne pense pas que vous auriez des insomnies. Vous vous rongez les ongles et vous bégayez. Si c'était de la timidité, vous auriez fini par vous rassurer et vous me regarderiez dans les yeux. Vous auriez été moins gêné. Là, depuis le début, vous vous dites que je vous juge, que je dois vous prendre pour une enfant, que vous êtes faible et stupide. Ce n'est pas le cas, rassurez-vous. Et là, vous devenez méfiante parce que vous vous demandez si je suis sincère ou si j'essaie de vous manipuler. Votre vie c'est ça : vous passez votre temps à angoisser pour un futur qui n'arrive pas, et un passé que vous regrettez. Vous le savez, mais vous n'arrivez pas à le contrôler. La nuit, c'est probablement le pire, parce que le lendemain est proche et que vous n'êtes pas occupés. Chaque interaction sociale vous semble insurmontable, et je vois bien que vous ne vous en sortez pas ; vous êtes épuisée. Puis-je vous poser une question ?

Incapable de prononcer un mot, de peur d'éclater en larmes, elle se contenta de hocher la tête.

— Pourquoi faites-vous ce travail ? Vous vous faîtes du mal parce que vous n'avez pas encore les armes pour y faire face, et dans un bureau, à l'abri des autres, vous aurez, je pense, un meilleur salaire et du stress en moins.

Sa voix était apaisante, tendre, comme s'il parlait à sa propre fille. Ça aurait presque pu être possible, d'ailleurs. Dans son ton, il n'y avait pas la moindre lueur de jugement ou de moquerie, simplement une curiosité bienveillante. Elle ne savait plus ce qu'était la bienveillance, et cet homme semblait en être l'incarnation. Voir autant de chaleur dans ses yeux lui donnait juste envie d'éclater, de se libérer, de tout lui avouer. Mais elle serra les dents et résista, au point qu'elle sentit une douleur se répandre dans sa mâchoire.

— Parce que j-je croyais que j'arriverai à p-passer outre... À m-m'y habituer... À p-passer à a-autre chose...

Sa voix se brisa sur ces derniers mots. Oui, à ce moment-là, elle avait encore de l'espoir. L'espoir que tout irait mieux. L'espoir d'oublier le reste. Mais le passé rattrape tout, il détruit tout le bonheur que nous pouvions construire, nous faisant passer pour une petite chose fragile. L'espoir avait disparu. Il avait été remplacé par l'amertume, l'envie de se venger, de faire payer. Oui, c'était devenu de la colère refoulée.

— Vous savez, c'est pour les personnes comme vous que j'ai créé cette association. Je cherche encore une maison, pour vraiment séparer vie professionnelle et personnelle, parce que je compte bien en faire un travail. J'ai l'argent, mais l'immobilier n'arrête pas d'augmenter... Mais je finirai par trouver, et je serai ravi si vous faisiez partie de cette association. Vous êtes la bienvenue, et vous le serez toujours.

Les larmes montèrent naturellement à ses yeux et glissèrent silencieusement le long de ses joues. Comment pouvait-on être aussi gentil ? Personne ne comprenait, d'habitude. Personne ne savait à quel point l'anxiété pouvait bousiller une vie. Cet homme pourrait vraiment la changer, vraiment. Elle pourrait passer son temps libre à travailler pour son association. Elle pourrait être heureuse. Elle pourrait... Revoir l'espoir. Parce que c'était ce que cet homme était. Un espoir.

Seulement, le méritait-elle ? Elle avait enlevé quelqu'un, l'avait fait souffrir, l'avait presque dépouillé de son humanité... Pour espérer retrouver la sienne. Elle n'était qu'une égoïste, un déchet, un monstre. Les journalistes, les personnes avaient raison. Elle n'était qu'un monstre qui méritait la peine de mort.

— Arrêtez d'être aussi dur envers vous-même. Je le vois bien, à votre tête... C'est comme si vous vous frappiez vous-même. Vous faîtes de votre mieux, tous les jours... Vous êtes humaine, après tout. Un jour, vous y arriverez. J'en suis convaincu.

Il lui sourit de nouveau, de son sourire tendre. Mais derrière un ange ne se cache-t-il pas un démon ? Un monstre ? Tout comme elle ? Ses pensées se bousculaient, pendant que la fracture en elle s'ouvrait davantage, pour la plonger dans un abysse encore plus sombre que celui où elle était déjà. Un abysse encore plus infranchissable, où les critiques, les doutes, le monstre à l'intérieur se nourrissaient d'elle, de son peu d'humanité qui restait, du peu de lumière et d'optimiste qui auraient pu substituer. Et pourtant, alors que le vide ne cessait de grandir, elle se mit à pleurer pour de bon. Pour ce qu'elle avait fait. Pour ses pensées destructrices. Pour Léo. Pour ses peurs, son envie de se faire du mal, de disparaître, pour son envie de justice et de vengeance, pour son désespoir constant, pour ses anciens rêves qui n'étaient qu'un lointain souvenir depuis bien longtemps. Parce que l'anxiété avait tout emporté. L'anxiété gagnait toujours, car comment se battre quand son propre ennemi, c'était soi-même ?

Zack lui tendit un mouchoir. Elle ne l'avait même pas vu se lever jusqu'à la boîte, et elle le remercia d'une petite voix avant de se moucher.

— Vous êtes la bienvenue, et je suis content de vous avoir rencontré. Vous devez vous interroger... Si je sais tout ce que j'ai dit... C'est parce que Alex en souffre également. L'un de mes colocataires, comme j'aime les appeler, ajouta-t-il en voyant la tête de Charlotte qui reflétait une question muette.

Non. Elle ne méritait pas l'espoir que cet homme lui offrait. La jeune femme prit le temps de calmer ses sanglots et de redevenir maîtresse d'elle-même — lui prenant au moins une minute entière — avant de répondre.

— Sauf que vous ne me connaissez pas. Ni vous, ni Alex. Je ne suis pas la personne que vous croyez. Je mérite ce qui m'arrive, parce que je suis un monstre. Parce que j'ai détruit la vie de quelqu'un, par vengeance. Parce que je pensais incarner la justice, alors que je ne suis qu'une anxieuse terrifiée par tout, et que je ne vaux pas mieux que lui. Je ne suis personne pour faire la justice, mais... Je pensais qu'il le méritait. Mais à présent, je... Je ne peux plus. Un monstre est un monstre, M. Wilton. Un monstre ne peut pas changer. Je l'ai cru naïvement pendant longtemps... C'est trop tard. Merci pour votre interview, c'était vraiment intéressant. J'espère sincèrement que votre association fera venir beaucoup de personnes, parce que vous êtes quelqu'un de bien. Et ça devient tellement... rare... Merci, juste... Merci d'exister.

Elle se leva et tendit, pour la première fois, volontairement la main. Zack la regarda avec une mine triste avant de la serrer doucement. Elle leva les yeux et les plongea dans les siens, pour qu'il puisse y voir toute la reconnaissance et la sincérité dont elle faisait preuve. Ils étaient encore humides, mais tellement humains.

— Il n'est jamais trop tard, sachez-le. Je reste présent, quoi qu'il arrive. J'espère juste que vous trouverez la paix que vous méritez. Parce que vous êtes une bonne personne, je le vois. Vous le verrez aussi, un jour.

— J'en doute... Mais merci. »

Une fois avoir regagné la voiture, Charlotte dut lutter de toutes ses forces pour ne pas exploser en sanglots. Cet homme était tellement bienveillant... Elle aurait tellement aimé le rencontrer plus tôt ou dans une autre vie. Mais il avait tort sur un point. Pour elle, c'était trop tard.

...

Elle n'avait avalé qu'un morceau de pain. Elle avait de violentes nausées, aussi même la bouchée eut du mal à passer. Quand elle avait nourri Léo ce midi, il était resté docile, comme depuis deux jours maintenant. Imperturbable, il avait abandonné l'idée d'être sauvé. Ou peut-être espérait-il qu'elle le libère. Mais dans ses yeux, elle ne voyait plus rien. Ni peur, ni espoir, rien. Juste du vide.

Ça ne l'avait même pas touché, à peine effrayé. Elle n'était plus rien.

En se rendant au rendez-vous, c'était à peine si elle sentait l'anxiété tant elle était devenue une habitude, et tant elle se sentait détachée d'elle-même. Le commissaire lui avait donné rendez-vous directement dans un parc, pas très loin de chez elle. Le but était probablement de préserver son anonymat. Elle ne savait pas vraiment.

Elle avait pu étudier l'interview de la mère de Léo. L'une des choses que l'on pouvait affirmer, c'était qu'elle n'était pas au courant de grand chose. Dans ses relations, elle ne connaissait Dorian que de nom, et elle ignorait qu'il avait une copine et qu'il allait en boîte. Ce qu'elle expliquait par le fait que Léo était assez réservé et n'aimait pas parler de lui. Quelle ironie. Il ne se gênait pas pour se confier à Charlotte pendant des semaines, quand ils étaient en terminale.

Le commissaire était déjà assis sur un banc, sur son portable. Elle le reconnut grâce à une photo qu'elle avait pu retrouver dans les archives. Il avait les cheveux grisonnants, un long manteau noir, une chemise jaune. Il était assez maigre, et il ne leva les yeux que lorsque Charlotte s'assit à côté de lui. Dès lors, il rangea son portable et la regarda. Ses yeux lui coupèrent le souffle, ils semblaient l'analyser aux rayons X. Il n'avait apparemment aucune envie d'être ici. Cependant, elle distingua surtout de la lassitude et son teint presque grisâtre.

« Donc, grommela-t-il. Faisons vite, j'ai encore du travail qui m'attend. Quelles sont les infos qui peuvent m'être utiles ?

Sans un mot, elle lui tendit les photocopies, tout en précisant les points importants. L'homme parcourut rapidement les articles du regard.

— C-Ce ne sont pas les a-articles, mais bien les b-brouillons. Ils ont juste été r-réorganisés pour que ça soit l-lisible...

— Il n'y a pas grand chose qui va me servir là-dedans... Mouais, encore les relations... Très bien, alors j'imagine que c'est à moi de faire la part des choses... Qu'est-ce que vous voulez savoir ?

— T-tout ce que v-vous avez le d-droit de d-dire...

Elle ouvrit son carnet avec des doigts tremblants. Il ne mettait pas à l'aise, et ça empirait ses bégaiements. Et il continuait de la dévisager avec les sourcils froncés, comme s'il la jugeait. Plusieurs secondes s'écoulèrent, et il finit par soupirer.

— Je ne peux pas dire beaucoup de détails. Juste que l'enquête avance tant bien que de mal. On commence à se concentrer sur son passé, pour le présent ça n'a pas donné grand chose. Il a quelques relations, mais ce n'est pas le genre à se faire des ennemis facilement. En revanche, on a découvert... Non, je ne peux pas le dire.

Qu'il était dépressif ? Qu'il avait eu un chien et avait dû le revendre à cause de sa grand-mère ? Qu'il avait déménagé ? Ça démangeait Charlotte de lui demander, pour savoir combien de temps il lui restait. Au moins, il ne l'avait pas encore emmené pour l'interroger. Elle déglutit. S'il se concentrait sur son passé, c'était qu'elle sera très vite démasquée. À moins qu'il ne plonge plus loin encore. Dans ce cas, elle aura encore au moins plusieurs jours.

— Vous a-avez trouvé q-quelque chose d-dans son passé ?

— Peut-être un contact, lâcha-t-il. Un jeune homme qui était ami avec lui pendant plusieurs années. Actuellement, nous cherchons son adresse pour aller l'interroger.

Elle sentit des palpitations cardiaques. Son cœur s'arrêta quelques secondes avant de repartir. Le sang sembla la quitter. L'effet d'un seau glacial jeté en pleine figure. Bon sang... Si c'était bien la personne qu'elle croyait... C'était fichu. Il ne lui resterait qu'une journée, et encore. Surtout que sa relation avec le jeune homme s'était plutôt mal finie. Quel intérêt aurait-il à mentir ? À part s'il avait compris que c'était elle... Non, elle n'avait pas le droit d'avoir de l'espoir.

— Q-quel est s-son nom ?

— Je ne peux pas le révéler.

— J-je comprends...

— ... Mais après tout, si je ne donne que son prénom, je pense que ça ne posera pas problème. D'autant plus que votre journal est l'un des seuls à ne pas cracher sur nous... Il s'appelle Robin.

Non... C'était foutu. Sauf si elle tentait de le retrouver avant eux ? Non, elle ne pouvait pas faire ça. Il était hors de question qu'elle n'implique une autre personne dans cette histoire. Elle devait en assumer la responsabilité.

Seule, comme toujours.

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