CHAPITRE ZERO

Rédacteur : M. Ian Midas


Un immense « Cocorico ! » s'éleva depuis la grange de Capucine G. Cependant, aucun coq ne vivait plus sur les terres brûlées de Gribourg. Malgré ce petit détail, chaque nuit, Jacques V. cocoriquait, à des heures plus incongrues les unes que les autres. Or, ce jour-là, Jacques cria à l'aube, et avec une force, une puissance telle que n'importe quelle castafiore s'en serait déchiré la gorge. Cela ne pouvait avoir qu'une seule signification.

Philibert B., le maire de Gribourg, se réveilla en sursaut, enfila sa banderole tricolore par dessus son pyjama, avant de réveiller sa femme :

« Thibalt ! Sonne la Lerte ! »

En effet, les habitants s'étaient constitué une nouvelle nomenclature liturgique, dont la Lerte se présentait comme la plus importante des célébrations. Thibalt W. sortit en trombe du lit conjugal. Les quelques autres que le chant de Jacques avait alarmés ouvraient déjà leurs volets, réveillaient leurs voisins, si bien qu'au moment où les cloches de l'église tintèrent avec fracas, une assemblée de caleçonnés et pyjamacés s'était formée sur la grande place. Le maire, conformément à ses attributions, guida le cortège ensommeillé le long de l'unique rue de Gribourg. Le village, en effet, comptait une trentaine de bâtisses qui s'étalaient autour d'une simple route, et achoppait sur une impasse, contre les froids murs de l'église. Partant de la grand-place où ronflaient la mairie, le bar et quelques habitations de notables (dont celle du shérif), les gribourgeois suivirent le layon principal jusqu'à se trouver à l'orée de la commune, siège de la grange de Capucine. Jacques en sortit en haletant.

« Tu l'as vue ? s'inquiéta le maire Philibert.

- Vue de mes yeux vue, confirma l'imitateur de coq, tentant de se faire entendre par dessus le piaillement des cloches.

- Dans ce cas, citoyens... »

Il ne finit pas sa phrase, ce qui n'empêcha pas la foule de comprendre l'ordre. Tous se positionnèrent sur le bas-côté de la chaussée. On attendit ainsi, face au mur de brume qui voilait tout l'extérieur de la ville. Bientôt, l'anthropophobe Alban T. lui-même se joignit à la foule, mandé depuis son marais. La cloche cessa son branle-bas, et, aussitôt, on entendit. C'était comme les petits roulis et grincements d'une chariote un peu mitée. Ça avançait sûrement, mais lentement. Plusieurs minutes filèrent sans qu'on ouït rien d'autre que le sifflement du vent et les miaulements des roues. Puis, quand le cœur de tous fut suffisamment assailli d'appréhensions diverses, elle émergea du brouillard.

Au début, ce n'était qu'une petite forme noirâtre, bossue et édentée. Après aussi. Chacun put contempler son habit religieux sombre enrobé d'un scapulaire d'un noir un peu plus blanc. Aucun cheveu ne dépassait de son voile rigide. Elle leva ses mains au ciel, pour bien en dévoiler le contenu : des chaînes d'argent dont les maillons s'étiraient jusque dans la brume. Puis, elle rit, très fort, renifla, et fit un autre pas. La madre Dolores était de retour.

Chaque enjambée lui arrachait un couinement d'effort, car son fardeau n'était pas léger ! Bientôt, on distingua ce qu'elle tirait du néant : une camionnette aux phares brisés, chargée à ras-bord de tout ce avec quoi il est possible de remplir un tel véhicule. Quand l'arrière de la voiture sortit de la purée de pois, le tour fut vite compris : les deux Joaquim poussaient eux aussi cette charge de leurs bras musculeux. Les habitants, quant-à-eux, s'étaient agenouillés à la vue de la nonne, et suivaient désormais le cortège avec béatitude, n'osant même se relever.

Lorsque tout cela fut arrivé au bout du village, sur la place publique, on ouvrit le coffre de la camionnette.

« Mes fils, mes filles... »

Ce furent les premiers mots de la madre. Sa voix étonnait toujours, même ceux qui la connaissaient depuis des années. Son timbre était fractionné comme celui qui a trop fumé, doux comme celui d'une femme enceinte et rustre comme d'un homme du peuple.

« ... cela faisait trop longtemps que nous ne nous étions vus. »

Tous acquiesçaient, les larmes aux yeux.

« Mais je ne reviens pas les mains vides ! J'ai apporté des cadeaux pour chacun de vous : victuailles, médicaments, vêtements, joujoux... tout ce que vous désirez se trouve ici ! »

Elle triomphait, tandis qu'Édouard J. et ses auxiliaires déchargeaient les caisses de conserves. Le partage de la nourriture se ferait plus tard. Ainsi, tous les habitants purent rentrer dans l'église, trouvant séance à même le sol. Leur guide s'assit sur l'autel.

« En revanche, une bonne nouvelle ne vient pas sans une mauvaise, poursuivit la madre Dolores. Je ne reste ici que pour une nuit, le temps de m'entretenir avec vous de l'évolution de la situation de chacun et de tous. Je veille à votre bien-être, tel a toujours été mon unique devoir. Cela signifie que je ne pourrai – hélas ! - être présente lors du onzième anniversaire de la Libération. Des affaires d'une importance capitale me retiennent en d'autres lieux, sans quoi je ne serais pas en mesure de continuer à vous chérir. Mais je reviendrai vous rendre visite peu après, dès qu'il me sera possible. »

Des sanglots éclatèrent un peu partout.

« Pour l'heure, réjouissez-vous. Ce tonneau contient un grand nombre de feux d'artifices, qui feront votre plaisir, j'en suis certaine. Paul, je te le confie, et continue chaque jour de prier pour ta jambe. »

L'unijambiste, comblé d'honneur, vint prendre le tonneau dont il avait la garde.

« N'oubliez pas que Dieu est avec vous : vous êtes ses joyaux. Il vous a créé ainsi, et les médiocre vous ont tant jalousé qu'ils vous ont enfermés dans cet hôpital impie. Mais vous avez un don, vous voyez, croyez, entendez et voulez différemment que les autres. C'est un cadeau, mes amis, qu'il faut assumer comme un privilège. »

Madre Dolores passait dans les rangs, déposant parfois sa main terreuse et bosselée sur la tête d'un chanceux.

« Nous sommes tous de la même famille, du même sang. Et Dieu a créé les faibles pour que nous les honorions de notre main. J'ai enfanté cet Éden, ce Gribourg, afin de vous permettre d'être en accord parfait avec ce qu'Il vous a donné. Ensemble, nous avons démontré que l'harmonie suprême se trouve dans le chaos total, que quand tout le monde est fou, personne ne l'est, et que les conventions peuvent bien aller se faire foutre ! »

Elle éclata d'un rire gras suivi par tous les autres.

« Mais faites bien attention, mes enfants. La famille, c'est sacré ; on ne s'attaque jamais à son propre sang. Je suis dans les petits papiers de Dieu, et si l'un d'entre vous déroge à la règle et s'en prend à l'un de ses frères ou sœurs... je le saurai. Et ma colère, et la colère de mes enfants, et la colère de Dieu s'abattra sur lui avec une telle violence que les échos de ses hurlements se trouveront gravés dans toutes les pierres de l'Enfer. Cet homme-là, le jour où il existerait, ne serait plus ni mon fils, ni celui de personne. Ce serait un monstre né de l'aberration. »

Ces derniers mots furent prononcés avec tant de brutalité que le foulard de la madre s'envola, et dévoila un visage bourru, verdi, gonflé comme le cadavre d'un noyé. Les tripes des habitants se nouèrent avec effroi devant leur mère bienfaitrice.

« Vive Gribourg, cracha-t-elle finalement. Vive nous.

- Vive nous ! »

L'aube projetait ses rayons au travers de la porte ouverte de l'église, entourait madre Dolores d'un halo de lumière quasi surnaturel. Le maire s'approcha de la nonne, attendit ses ordres, puis fit signe à quelques uns de le suivre. Les deux Joaquim s'occupèrent de porter trois malles enchaînées jusqu'au fond de l'église, où un escalier menait à la petite crypte de Gribourg. S'y réunirent les trois notables (maire, barman et shérif), Melvin Q. ainsi que Fernand H., sans compter leur mère commune et ses deux bedeaux.

« Commençons par les formalités, minauda la religieuse entre deux soupirs. À ce que j'ai cru comprendre, le vieux Régis est mort il y a peu, c'est bien ça ?

- Oui, le cœur a lâché, son enterrement a été des plus dignes, confirma Philibert.

- Je consacrerai sa tombe tout à l'heure. Le nombre d'habitants est donc passé à ?

- Quatre-vingt-trois, dont douze séniles et grabataires, et vingt-quatre présentant des déficiences intellectuelles. Le reste est lucide.

- Ce sont toujours les plus vieux qui partent en premier, philosopha Joaquim D.

- Le vocabulaire est inadapté, corrigea madre Dolores à l'attention du maire. Vous êtes tous lucides à votre façon, et c'est justement cette clarté particulière qui fait votre force. N'est-ce pas merveilleux de constater que ces élus qui ont inconsciemment été considérés comme « attardés » aient vécu dans un état de plénitude pendant si longtemps ? Il suffisait de les confronter à la Nature, pour laquelle ils sont mille fois plus dignes de vivre que ces misérables rampants que coordonnent les gouvernements.

- Ah ça, foutre de biliaux, jura Loïc F. avec contentement, c'est vrai. »

La nonne sembla perdue dans ses pensées, puis elle se reprit :

« Mais ne faisons pas attendre ces deux enfants plus longtemps ! »

Fernand pétillait d'impatience, tandis que Melvin semblait blasé, comme à son habitude. Joaquim D. et A. ouvrirent les malles, d'où ils tirèrent trois corps nus, à peine vivants. En effet, la madre pouvait aisément satisfaire les pulsions de la plupart des habitants de Gribourg, mais celles des deux jeunes hommes qui lui faisaient face restaient les plus problématiques. En effet, l'un ressentait parfois un intense besoin de tuer, mais aussi de façonner les corps à sa manière. L'autre, pyromane d'un type particulier, était naturellement poussé à admirer la combustion de toute matière organique. Les humains étant pour les deux l'objet de satisfaction suprême. Personne ne savait où madre Dolores trouvait ses victimes. À vrai dire, personne ne se posait la question. Le lot d'aujourd'hui comportait deux hommes et une femme, tous bien en chair. Pour l'instant, les futures victimes dormaient paisiblement. Cela ne durerait pas.

« Je prends la fille et te laisse les deux autres, proposa Melvin.

- Marché conclu, accorda Fernand. Comme ça, le deuxième me servira après l'anniversaire. »

La nonne regardait ses protégés avec ravissement.

« J'ai toujours su que vous étiez particuliers, tous les deux, leur confia-t-elle. Le destin est malicieux de vous avoir un jour confinés dans un asile du nom de Saint-Laurent les Abat-jours... savez-vous ce qui est arrivé à ce Laurent ? »

Bien sûr qu'ils le savaient, la mère racontait cette histoire à chaque fois.

« Il a été brûlé vif, sur un gril. Très lentement. Par ceux qui n'acceptaient pas que sa seule richesse soit sa foi. Mes enfants, ce temps où l'on rejetait la nature véritable des créations de Dieu est révolu... à vous de rendre justice à tous ces pécheurs qui ont mésinterprété la parole divine. Le gril est juste là.

- C'est noté, ricana Fernand H. »

Des étoiles de désir dansaient dans les yeux du pyromane. Dolores se tourna vers le shérif Loïc.

« Amène-moi à Eli.

- Bien, mère. »


___


Jeanne D. rejoignit Melvin Q. sur une branche de leur arbre mort. La matinée était bien entamée, et les deux adolescents ne s'étaient pas revus depuis la cérémonie de Lerte. Les joues creuses de la jouvencelle se plièrent d'effort ; ses bras la soulevaient avec peine. Elle sourit à son amant, avant de se laisser tomber dans ses bras.

« Alors ? Qu'est-ce qui s'est passé dans la crypte ?

- La routine, grogna le psychopathe, légèrement dérangé dans sa sieste. »

L'anorexique promena ses doigts faméliques sur le pull de Melvin, avant de présenter son index bien en évidence contre le nez de son petit ami : elle avait récolté une goutte de sang.

« Ce genre de routine-là ? »

L'adolescent baissa les yeux. Il n'aimait pas qu'on lui parle de son travail.

« Comment tu as trouvé la vieille, aujourd'hui ? barbouilla-t-il.

- Plus je la regarde, plus je trouve qu'on dirait un homme.

- Pas faux. À vrai dire peu importe, j'ai du mal à croire qu'elle nous vienne en aide par pur altruisme, sans vouloir récupérer aucune plus-value en retour.

- C'est là la véritable charité.

- Et quelque chose me dérange avec son discours, mâchonna Melvin Q. Si j'ai bien compris, nous sommes supérieurs au commun des mortels car nous pouvons penser au-delà de leurs limites, et que nous osons assumer une nature qui surplombe leurs compétences d'êtres médiocres. Dans ce cas-ci, en quoi quelqu'un qui oserait s'en prendre à nous serait-il différent ? Il serait une créature d'un niveau encore supérieur, qui fait des prédateurs ses proies. Ainsi, celui qui tuerait un gribourgeois ne deviendrait pas un monstre... mais un vaisseau des volontés divines, suzerain par nature ; tous les seigneurs des hommes le craindraient, et il serait leur Roi.

- Cela t'inspire quelques idées ?

- Jamais je ne toucherais à un de tes cheveux.

- Et à ceux des autres ? »

Jeanne affichait un grand sourire malicieux.

« Pas si sûr. »

Et ils s'embrassèrent vigoureusement, tortillant leurs bassins dans une danse mécanique, où l'on avait du mal à deviner l'esthétique. Au terme de ce long baiser, l'anorexique leva la tête, trancha d'un revers de la main le filet de salive qui la reliait encore à Melvin. Puis elle s'enquit :

« Tu as quelque chose de prévu pour le onzième anniversaire de la Libération ?

- Non. La cérémonie est d'un chiant ! Je propose... qu'on fasse rien.

- Rien ? Avec joie. »

Ils savaient très bien tout les deux de quel genre de rien il était question.


___


Madre Dolores claqua la porte de la grande chambre d'Eli. Les fenêtres étaient barricadées, aussi ne pouvait-on voir qu'à l'aide des faibles rayons que générait une lanterne plafonnière.

« J'ai entendu les cloches sonner. »

Eli s'approcha de la nonne, jusqu'à se trouver à demi-éclairé par le luminaire. La blancheur de sa peau effraierait n'importe qui, tout autant que la rougeur fantastique de ses yeux. Mais Dolores était habituée à l'apparence de ce jeune homme depuis bien longtemps. Elle l'étreignit tendrement avant de l'allonger sur son lit.

« Eh bien maintenant, tu en connais la raison. Va, je t'ai apporté de cette pommade. Tu sais, celle qui te soulage si bien.

- Tu ne devrais pas venir me voir en privé, ainsi. Les autres habitants ont également besoin de te voir, et je sens leur jalousie... les ragots vont bon vent. Cette animosité générale risque de me coûter cher, et je ferais mieux de me faire oublier pour un temps.

- Ne t'inquiète pas pour cela, je laisse les deux Joaquim ici jusqu'à mon retour. Je peux bien m'en passer quelques semaines. Ils veilleront sur toi. D'ailleurs, ils sont déjà en train de monter la garde devant la porte.

- C'est Marc qui me fait peur, je crois qu'il se doute de quelque chose, et s'il arrive malheur à Joaquim D. et A.... je ne donne pas cher de ma peau.

- Ne dis pas de pareilles sottises. Tous ont peur de moi, je les ai totalement neutralisés.

- Non, pas vraiment. Je t'ai entendue déclamer : dès qu'un meurtre sera produit, le criminel ne sera plus l'un d'entre nous mais un monstre à éliminer. À partir de ce moment-là, tout le monde pourra être témoin, chacun aura une chance d'être le monstre, et nous mériterons tous la mort selon le bon vouloir des aléas.

- Je ne vois pas pourquoi cette harmonie si difficilement trouvée devrait basculer un jour.

- Et si quelqu'un retournait à l'hospice Saint-Laurent les Abat-jours ? Tu y as pensé ?

- Aucun des villageois n'aurait l'audace que requière un pareil blasphème : cet hôpital est leur cauchemar, leur épouvantail, le gardien de toutes leurs peurs.

- Les miennes se cachent en d'autres endroits. »

Tout au long de cette conversation, madre Dolores avait étalé de sa pommade sur le dos d'Eli, où les cicatrices d'opérations barbares continuaient de le torturer.

« Dis-moi... tu reviendras, n'est-ce pas ?

- Si Dieu le veut, murmura-t-elle. Si Dieu le veut. »

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