CHAPITRE NEUF

Rédacteur : Avato

Indifférente aux récents événements qui ont perturbé Gribourg, Jeanne, pâle comme la mort, utilisait son propre sang afin de redonner à ses lèvres la couleur pourpre qu'elle abhorre pourtant. Mais, Melvin est épris de cette couleur, tout comme des fraîches cicatrices à peines refermées sur ses avant-bras, que Jeanne prend un malin plaisir à rouvrir lorsqu'elles menacent de se refermer complètement. Non pas que cela ait une quelconque importance pour elle, mais Jeanne aime se faire désirer.

Un bref regard par la fenêtre lui permit de prendre conscience de l'état actuel du village : tous les membres les plus influents étaient regroupés, chacun selon sa place habituelle, en un cercle, qui s'amenuisait à vue d'œil. Elle avait remarqué que quiconque manquait la réunion quotidienne ne réapparaissait jamais, ou alors sous forme de membres éparpillés en forêt. Au vu de l'agitation des membres du cercle, il ne faisait aucun doute qu'un autre de leurs éminents membres avait succombé. Jeanne dénombra 2 personnes manquantes, Joachim A. ainsi qu'Eloïse G, mais après avoir saisi quelques bribes de conversation parmi cette confuse cacophonie de lamentations et hurlements, Jeanne se rendit compte que seule la disparition de Joachim avait été remarquée. Après tout, c'était tout le temps comme ça, la mort d'un villageois de moindre importance est totalement passée sous silence à cause de la perte d'un membre important de la communauté.
Jeanne l'avait remarqué, et c'était bien la seule, pour elle c'est une évidence, c'est un schéma immuable, la découverte d'un corps signifie qu'une autre personne de moindre importance a disparu pour de bon.
Elle se leva, et ouvrit la fenêtre.

Marc E. les bras levés, debout devant le reste du village, tentait de convaincre à l'aide d'arguments tous plus fallacieux les uns que les autres qu'Eli C. est le coupable. Seule Jeanne conservait une once de lucidité en cette période de crise pour Gribourg, elle percevait toutes les incohérences du discours de Marc, mais elle savait que les névrosés entassés les uns sur les autres goberaient chaque mot de Marc comme la manne.
Marc est tout ce que déteste Jeanne, c'est un homme fort, d'1m60, aux rouflaquettes rousses laissées à l'abandon, et poussant dans tous les sens, accentuant d'autant plus la rondeur de son visage, enfoncé dans un triple menton. Il est égoïste, bruyant, sans gêne. Mais c'est un sophiste, c'est pour cela qu'il en est là aujourd'hui, et que les villageois sont déjà en train de se séparer et vont chercher fourches et pieds de biche, dans le but d'aller rendre visite à Eli C.

Eli est le suspect idéal, renfermé, froid, distant, il ne parle à personne et ne sort de chez lui qu'à la nuit tombée. Depuis les meurtres, on ne l'a encore jamais aperçu, mais mener une expédition pour cette seule raison est de la folie.
Gribourg s'était métamorphosé ces derniers temps, la chasse à l'homme aveuglait tous ses habitants, qui se précipitaient pour assassiner le moindre suspect, et dans ces moments là, Jeanne se demande qui est le véritable monstre.
Jusqu'ici, elle était restée cloîtrée chez elle, attendant les venues régulières de Melvin pour des relations charnelles qui perdaient en saveur petit à petit, mais elle devait agir. Eli C. fut la seule personne avec qui elle parla lorsqu'elle était à l'isolement, dans les cellules humides et infestées de souris tellement grosses qu'il n'était pas rare qu'elle se réveille avec les muscles engourdis, rongés jusqu'au sang par ces nuisibles. L'isolement est la pire expérience possible, à Saint Laurent, remise entre les mains de scientifiques qui n'hésitaient pas à en venir aux mains entre eux pour pouvoir tester en priorité sur les internés leurs dernières trouvailles. L'isolement était une souffrance perpétuelle, sans fin. La famine, la fatigue, la torture, le manque de relations sociales, tant d'épreuves que Jeanne n'a pu relever qu'à l'aide d'Eli. Il fut son seul rempart contre la démence, lorsqu'épuisée, nue, sur le carrelage froid de sa cellule, essayant tant bien que mal d'oublier la douleur causée par les dernières expérimentations sur son corps qu'ont réalisées les scientifiques, elle entendait les cris des autres détenus torturés, suppliant qu'on les achève. La voix d'Eli l'apaisait, lui donnait une chose à laquelle s'accrocher dans ce monde violent et de souffrance qui était le leur. Ils n'étaient que 3 à subir ce sort, la 3ème personne fut aussi celle sur qui la plupart des expériences furent menées, dont les cris d'agonie rythmaient les journées d'Eli et Jeanne, les poursuivant, sans relâche, jusque dans leurs rêves, dans lesquels ils s'infiltraient, les transformant au cours de la nuit en cauchemars sanglants.

Et si... Jeanne eut une idée, un détail refit surface dans sa mémoire, une pensée folle traversa son esprit. Elle devait absolument arriver chez Eli avant Marc et son escouade prête à en découdre et armée jusqu'aux dents. Elle enfila ses bottes, et sortit de chez elle en trombe, sans même prendre la peine de refermer la fenêtre.
La nuit était tombée, Jeanne ne voyait pas à deux mètres, mais elle connaît cet endroit par cœur, elle arrive sans aucune peine à s'y repérer même dans l'obscurité la plus totale. Elle est obligée de passer par la forêt, même si elle frissonne rien qu'à cette idée. S'approchant de la lisière de la forêt, elle peut deviner la maison d'Eli, à quelques centaines de mètres en ligne droite de sa position. Elle fait un pas, une profonde peur l'envahit : et si elle tombe sur le tueur ? Foutaises, c'est impossible, tente-t-elle de se rassurer, en vain. Plus elle se rapproche, plus son esprit fébrile est rongé par le doute, l'envie de fuir est trop forte. Sur le point de renoncer, de fuir, et d'abandonner Eli à son triste sort, Jeanne ferme les yeux et se remémore les mots d'Eli « N'abandonne pas, un jour nous sortirons d'ici. ». Cette simple phrase, à laquelle elle s'est accrochée des années durant, lui donne le courage de continuer, et de pénétrer dans la sombre forêt qui lui fait face.
Jeanne prend une grande inspiration, pour se calmer, c'est décidé, elle va porter secours à Eli. C'est en hurlant à la mort, qu'elle se met à courir en direction de la maison de son ami, pour relâcher la pression. Il n'y a que très peu d'obstacles sur son chemin, les plantes ayant peu à peu disparu, à cause des lubies pyromanes de certains villageois, mais cela n'empêche pas Jeanne de rester en état d'alerte maximal, son cri strident ayant déclenché moultes réactions chez la faune animale peuplant la forêt, elle a l'impression que tous se dirigent vers elle, alors qu'en réalité les animaux et Jeanne se fuient mutuellement.

La présence d'une racine, sur laquelle elle s'affale, vient perturber la course endiablée de Jeanne. Face contre terre, Jeanne voit déjà sa détermination faiblir. Maintenant qu'elle est à l'arrêt, elle perd déjà ses repères. Elle ne sait plus ou elle est, ni quelle est la direction qu'elle doit suivre. Un œil vers la lune lui indique qu'il va pleuvoir, encore pire. Jeanne est sur le point de totalement se laisser dominer par la peur, sa vision commence déjà à se brouiller, tant mieux, ça lui arrive souvent depuis qu'elle ne prends plus de médicaments, parfois il lui arrive d'avoir des moments d'absence, elle reprend conscience plusieurs heures plus tard, sans avoir aucune idée de ce qu'elle a fait entre temps, mais en sachant qu'elle a agi, comme le prouvent de nombreuses marques qu'elle a retrouvées sur son corps après ces périodes. Tout devient noir...

Jeanne reprend conscience, elle a froid, très froid. Lorsqu'elle ouvre les yeux, elle se rend compte qu'elle est au sol, à genoux, et son bras lui fait horriblement mal. En regardant autour d'elle, elle reconnaît le village, sa maison, les bancs, elle est à la place centrale du village, là ou se réunit le cercle. Une goutte d'eau plus épaisse que les autres vient s'écraser sur son nez. Elle lève les yeux aux ciels. La pluie ainsi que l'obscurité brouillent sa vision, mais elle croit percevoir une forme. Un bref rayon de lumière éclaire l'objet de toute son attention. Ses yeux se posent alors sur une chose dont la vision lui glace le sang. Elle ne sent plus sa douleur au bras, celle-ci a été remplacée par une autre bien plus profonde. Cela lui a fait l'effet d'un coup de couteau dans le ventre. Jeanne sent son cœur chavirer. Une autre goutte épaisse se brise sur son visage. La tête d'Eli, coupée, sanguinolente, est pendue au point culminant de Gribourg.
Un cri inhumain, de pur désespoir, brise la nuit.

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