Chapitre 6 : La formation de garde
Conduits par Grenin, nous redescendions dans la grande pièce au rez-de-chaussée. Malgré le nombre de personnes présentes à une heure de repas, l'atmosphère n'était pas très dense. Des gens parlaient, mais peu. La plupart des réfugiés se contentaient d'ingurgiter leur portion de nourriture, l'air résigné, échangeant des banalités avec leurs voisins.
Un groupe faisait bande à part, sans surprise, je retrouvais des têtes connues : Jack, Tabb, Valérie, Raymond. Trois autres personnes que j'ai aperçues ce matin venaient compléter ce cercle fermé. Ils distribuaient la nourriture autour d'une grande marmite.
Ne pouvant retenir ma curiosité, je posais une question à Grenin : "Toutes les personnes là-bas, c'est l'ensemble des gardiens ?"
Ma demande ne l'ayant perturbé d'aucune façon, il répondit : "Oui, avec moi, toutes les forces de défense sont là. Pourquoi ?"
"J'imaginais que vous étiez plus nombreux, j'ai pas pris le temps de compter le nombre exact de réfugiés."
"Quand je dis que ce qu'on fait, c'est pas de la rigolade ... Il y a un mois, on était deux de plus. La moindre erreur ne pardonne pas ici."
Changeant son ton de voix pour une intonation faussement policée, il déclara : "Exceptionnellement, je vais vous faire l'insigne honneur, aujourd'hui, de vous accorder une place à notre table. J'espère que vous apprécierez le service."
Aucun de nous deux ne voulait répondre pour éviter de nous faire encore rabaisser, comme les gamins qu'on était. On prit place sur le sol, Brock partit chercher ses couverts tout en rapportant le nécessaire pour moi. La cuillère et la fourchette étaient en bois, et il ne prit pas la peine de me donner un couteau puisque j'en avais déjà un. La gamelle en plastique bleu donnait l'impression d'être faite pour un bébé, et je n'ai pu lire qu'un nom à moitié effacé dessus.
Par acquit de conscience, je questionnais mon camarade : "T'es sûr qu'elle est pas déjà à quelqu'un ?"
En observant la trace d'encre stabilotée que je pointais du doigt, il me répondit avec une pointe de tristesse : "Plus maintenant."
Il ne m'a pas fallu longtemps pour comprendre où il voulait en venir. Et j'essayais de passer mon repas sans penser à ce qu'impliquait toutes les paroles que j'ai entendues jusqu'ici. Menu du jour : cassoulet, et pour les plus méritants, un lapin et deux rats rôtissaient sur un petit feu, qui servait par la même occasion à chauffer la pièce. J'ai pas pu m'empêcher de remarquer qu'un des deux rats n'avaient plus de tête. Un petit rappel de la matinée.
Depuis le début de ma vie, j'ai eu le temps de m'habituer à la misère, pas à la violence. Mais si je voulais survivre dans ce monde, je ne devais pas tarder à apprivoiser ce concept. Dans le cas contraire, je pouvais être le prochain à voir son nom effacé d'un bol.
Pris soudain d'un questionnement nouveau, j'en parlais à mon voisin, mangeant sans trop d'entrain : "Brock, si tous les gardes sont là, on n'augmente pas les risques d'être surpris par une attaque ?"
Prenant le temps de finir sa bouchée, il m'a dit : "Ça a pas vraiment d'importance. Des pièges bruyants préviennent en général des assauts, ce qui laisse aux gardes le temps d'intervenir. Et même si des créatures arrivaient jusqu'ici, toutes les personnes à protéger sont réunies au même endroit. Tout le monde sait quoi faire. Je te montrerais plus tard, mais en cas de grosse urgence, une trappe donne sous le bâtiment. Elle est aussi grande que la pièce où on se trouve. T'as pas à t'en faire pour ça."
Je me suis mis dans la tête qu'un nouveau départ s'imposait. Alors pour l'amorcer, je voulais manger cet animal tué sous mes yeux. Parce que si je ne le faisais pas à cet instant, je n'aurais peut-être pas le courage de le faire par la suite.
En me levant et m'avançant vers la créature cuite, j'ai senti une poigne forte enserrer ma jambe. C'était Grenin, ayant cerné mon intention : "Tu vas où mon canard ? La barbaque c'est pas gratuit."
Après lui avoir expliqué comme je le pouvais mon schéma de pensée, il s'est trouvé plus compréhensif : "Tu me plais de plus en plus petit. Je te laisse une patte, et tu donneras l'autre à ton pote."
Et cette décision m'allait très bien. J'ai fait comme il a dit, et j'ai mordu dans la chair de l'animal que j'ai vu courir quelques heures plus tôt. Moi qui m'attendais à ce qu'elle ait un goût rappelant les égouts ou le grenier, bref un endroit sale où ils ont l'habitude de trainer, je fus très surpris. Ça avait un goût de viande, mais juste de viande.
Le reste de la semaine fut éprouvante, Grenin nous fit passer différents tests, aussi durs les uns que les autres. On a pas échappé au maniement des armes, que ce soient des flingues ou des machettes. On est passé par toutes les phases d'entretien des locaux et du matériel. Il nous a aussi fait travailler nos compétences de survie.
Des gardes spéciaux se sont occupés d'autres parties de notre entrainement. Tabb nous a endurci physiquement avec des exercices de sport et des parcours à n'en plus finir.
Jack lui, s'occupa de nous apprendre à construire des pièges, à la fois pour le gibier et pour la défense du refuge.
Raymond, le cuisinier du camp, nous donna quelques cours sur son domaine de prédilection.
On finissait toujours nos tâches, mais de justesse, ce qui nous fit douter de notre capacité à tenir sur la durée. Mais au moins, cette expérience nous a permis de nous rapprocher et de renforcer notre cohésion. Et bien que je refusasse de l'appeler comme ça au début, Brock devint un ami. Mon deuxième ami, depuis Lise, qui m'a trahie. Mais cette fois, j'étais prêt à croire en cette amitié. Les épreuves qu'on a traversées ensemble étaient trop fortes pour qu'on puisse penser se séparer un jour.
Dans le camp, la seule qui nous ménageait un peu était Valérie. Bien qu'elle soit une combattante, c'était aussi la seule parmi les réfugiés à posséder des compétences de médecine basiques. Ainsi, elle nous apprit le nécessaire à ce sujet. Mais nos discussions étaient souvent de courtes durées, sa grossesse lui prenait de plus en plus d'énergie. Et d'un avis commun, cet évènement à bien assagit son caractère, qu'on m'a décrit comme sanguin. Ce dont j'ai peine à croire. Valérie était de loin la personne la plus douce et positive du camp. Dans un sens, elle me rappelait un peu ma mère.
Son enfant à venir devenait une source d'espoir et d'inquiétude au fil du temps. Dans un monde aussi violent, la venue d'un être doux et pur sonnait comme un rayon de soleil. Mais le soleil peut toujours être obscurcis par les nuages. Et les nuages manquaient jamais. Tabb, le père, en était bien conscient. Ce qui justifiait son attention envers elle, depuis le premier jour où je les aient vus.
La venue du bébé suscitait beaucoup de questions. Pourra-t-il vivre heureux ici ? Est-ce que lui et sa mère survivront à l'accouchement, et après ? Si on perd la mère, on ne perdra pas du même coup notre médecin ? Et d'ailleurs qui s'occupera d'elle quand le bébé arrivera ?
Des questions que Valérie balayait d'un simple : "Tout se passera bien."
Mais je sentais bien qu'elle disait ça pour la forme. Ça la préoccupait plus que personne d'autre. Et j'étais loin d'être le seul à l'avoir remarqué.
Lors de notre semaine d'essai, trois attaques ont eu lieux. Mais les gardes n'ont même pas eu besoin d'intervenir, les pièges mis en place ont suffi pour repousser les créatures, et en tuer certaines, qui sont venues agrémenter le menu de la cantine.
L'apprentissage des codes de ce monde constitua également une grande part de notre formation. On nous a appris les bases de la politique des différents pays et peuples constituant les continents qui composent Munniä, comme on aime l'appeler. Il existe des royaumes régit par différentes races. À cette époque, je ne connaissais que les trois nations les plus influentes. Le royaume de Mu ; une immense forteresse volante sous un régime dictatorial, la nation originelle des Münns, les humanoïdes aux tentacules-cheveux que j'ai déjà croisés. On nous informa aussi des différents corps d'armée qui constituaient la plus grande menace pour nous.
Les gardes royaux quittaient rarement le royaume de ce qu'on disait. Ce n'était donc pas d'eux dont il fallait se méfier. C'est leur inquisition qui organisait les assauts sur les autres races et par ricochet sur nous. Elle possède deux groupes de commandement distinct : l'inquisition terrestre et l'inquisition céleste. La puissance de leurs troupes est crainte de beaucoup en Munniä.
La mafia de Brathoviä n'est pas mieux, c'est une organisation de grande envergure détenant le pouvoir sur le désert le plus étendu de ce monde, le Babaussäd, ainsi qu'une gigantesque zone forestière, au nord-est, sur le continent de Khoussiniäh. Ce pouvoir fait la fierté de leur peuple, les Omo-kushïs, des sortes d'hommes chats. Ils sont sans doute une des races les plus hostiles aux êtres humains.
Et enfin l'alliance nocturne, un peu moins puissante et organisée que les deux autres. On en entend moins parler, car elle agit dans l'ombre, comme un bruit de fond. Alors que ses concurrents s'affirment le plus possible aux yeux du monde. Mais de ce qu'on dit, cette alliance vise à contrecarrer ses deux grosses puissances en tissant des liens avec les peuples plus minoritaires.
J'ai aussi appris que les créatures de ce monde diffèrent beaucoup de celles de la terre. Elles ont souvent des capacités uniques et terribles. Les plus inoffensives sont regroupées comme faisant partie des Zwinfïrs. Alors que tous les animaux présentant un danger constant sont des Zwävs. Cette appellation m'a bien fait rire la première fois que je l'ai entendue, car elle me rappelait le mot : zouave. Mais j'ai beaucoup moins rit quand j'ai appris que les Kraxs sur lesquels je suis tombé appartiennent à cette catégorie-là. Et le plus inquiétant c'est que ces charmantes bestioles ne font pas partie des monstres les plus rares, ni des plus redoutés.
Ce monde est aussi parcouru de brumes de différentes couleurs. Les plus courantes sont les brumes grises. C'est dans l'une d'elle que je suis apparu. Elles sont connues pour servir de repère à de nombreux Zwävs, ce n'est donc pas étonnant que j'y ai croisé des Kraxs. Et on racontait que les brumes rouges renferment des créatures plus terribles encore. Mais il était impossible de se fier aux rumeurs, peu de personnes sont assez folles pour sauter à pied joint dans un endroit dont on ne revient jamais.
Ces brumes grises séparent les états, de sorte que les échanges de culture sont très rares. En vérité, seuls les individus les plus puissants des différents peuples sont capables de se déplacer où et quand ils le veulent par voie terrestre. Et bien que ces peuples n'aient pas encore réussi à construire d'avion, des moyens de voyager par les airs existaient, même si on ne les connaissait pas.
À la plus grande surprise de Grenin, on a tous les deux réussi à passer l'ensemble des tests de manière satisfaisante. Alors, il a accepté de nous compter dans l'effectif de garde. Ce qui faisait de Brock et moi les plus jeunes à acquérir ce poste parmi les réfugiés depuis la formation de cette communauté.
Les gardes sous le commandement de Grenin étaient clairement en sous-effectif, une situation encore plus délicate avec la grossesse de Valérie qui l'empêchait d'être sur le terrain. Comme nous n'étions que des enfants, et qu'on débutait, on ne nous donnait pas de missions dangereuses. En revanche, on écopait de toutes les tâches ingrates pour que les adultes se centrent plus sur la sécurité des habitants, la dissimulation du refuge et l'approvisionnement en nourriture. Et même si sur le moment on s'emmerdait, avec le recul, c'était mieux comme ça.
Cela étant, notre "promotion" n'a eu aucun impact sur la mentalité des autres réfugiés. Toujours sans aucun esprit d'initiative, vivant comme des robots, accomplissant les mêmes tâches, jours après jours.
Brock a eu l'occasion de me montrer la planque. Il s'agissait d'un immense sous-sol, pouvant abriter l'ensemble des personnes du refuge sans problème et même davantage. L'endroit était accessible par deux trappes à l'opposée l'une de l'autre, dissimulées derrière un tapis. En dessous, le sol poussiéreux rendait le fait de marcher et respirer sans quinte de toux très difficile. Aucune lumière, à moins d'être à proximité de l'ouverture d'une trappe. Si on ne compte pas l'inconfort, ça en faisait une cachette sure pour les non-combattants, remettant leur vie dans les mains des gardes.
Lors des mois qui ont suivi, Grenin dirigea les troupes dans des assauts envers des tanières de monstres et des groupes hostiles de Münns. Des attaques nocturnes de créatures se faisaient entendre environ deux fois par semaine, même s'il est arrivé d'en avoir tous les jours de la semaine. À l'époque, les explosions de pièges et les cris inhumains m'empêchaient de dormir tout le reste de la nuit. Je refusais l'idée même que mon corps serve de pâture à ces rats monstrueux ou d'autres bêtes pires encore. Mais plongé dans le noir quand tout le monde tremble, pleure et retiens ses cris de frayeur pour ne pas donner d'indice sur notre position, on se sent bien petit. Et je savais très bien que mes chances de m'en sortir si je me retrouvais tout seul, étaient nulles. C'est cette impuissance qui me terrorisait.
Depuis mon arrivée nous avons été obligés d'utiliser la planque qu'une seule fois. Une attaque d'une bande de traqueurs, les monstres les plus répandus à Munniä. Je ne savais pas à quoi ils ressemblaient à mes débuts et je n'avais aucune envie de le découvrir. Au matin, les gardes ont recensé vingt-trois cadavres. Il y en avait probablement plus, si on compte les bouillies de chair éparpillées à cause des pièges. Malgré nos protestations ; Valérie, Brock et moi on nous a interdit de participer à la défense, et nous nous sommes cachés sous terre avec les autres. Si on ne l'avait pas fait, on serait sans doute mort.
Jack s'en est sorti avec une griffure légère dans le bas du dos, et même Tabb, l'homme le plus robuste du groupe après Grenin, s'est fait blesser. Une grosse entaille au niveau de l'avant-bras, que Valérie s'est empressée de désinfecter et de recoudre. J'aurais bien observé pour apprendre sur le tas, mais la vue de la plaie me révulsait trop. Brock n'essaya même pas de la regarder.
Je devais me faire à cette vie dans un monde encore plus injuste et impitoyable que le précédent. Et je réussissais plus de jours en jours. J'en venais à m'impatienter de ma première mission en extérieur. Je voulais rendre coup pour coup à cet endroit qui m'en faisais baver. J'en avais assez de rester cloitrer dans ce hangar, enfermé entre quatre murs.
Cette sensation d'être prisonniers s'intensifiait avec l'extérieur. Une mer d'arbres entourait notre domaine, très utile pour nous cacher, mais elle ressemblait à une forêt de contes de fée. Immense et inquiétante, de sorte qu'on ne puisse plus jamais s'y retrouver sans semer des cailloux derrière soi. Les jours sans nuages on pouvait distinguer une immense masse rocheuse au-dessus de la cime des arbres. Je supposais qu'il s'agissait d'une chaine de montagne, mais mon cerveau n'arrivait pas à s'en convaincre. Il y avait quelque chose de plus, que je ne définissais pas, qui dégageait une aura oppressante.
Ce chapitre est dédicacé à mon ami PL, connu sur Wattpad sous le nom de pl45000. Qui s'est dévoué récemment à une cause très belle qui l'amène à se rendre en Thaïlande en tant que missionnaire. C'est un ami fidèle, souriant et volontaire. On s'est toujours soutenu l'un l'autre, c'est une belle amitié partie pour durer toute notre vie. Et au nom de tout ce qui nous rattache l'un à l'autre, je te fais ce petit hommage ici.
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