9. Bon voyage - 2
La nuit de fête mourut vers trois heures du matin. Paulem avait disparu depuis longtemps lorsque les derniers convives, dépités de n'avoir pu rencontrer le président du Conseil de Haven, ni même reconnu sa fille dans l'assistance, vagabondèrent entre les tables vides jusqu'à la sortie du palais.
Sous l'œil torve de lampadaires économes et de vigilants en faction à l'allure similaire, les groupes se dispersèrent jusqu'aux hôtels. Almira et Lysen marchèrent à pied jusqu'à la demeure des Partel.
De retour dans le manoir dont le parc avait bercé son enfance, Almira retrouva sa chambre, prépara ses bagages, mais renonça à aller se coucher. À la veille de son départ, les couloirs vides et sombres se chargeaient de souvenirs.
Suivant un courant d'air frais, elle erra jusqu'à une porte entrouverte qui donnait sur un balcon. Comme elle quelques heures plus tôt, Lysen s'y était accoudé à la balustrade.
« Encore des souvenirs, dit-il d'un air énigmatique en la voyant arriver. Tu es un être de souvenirs. Ils se soulèvent à ton passage et flottent sur ton chemin.
— Et Adriel est le premier d'entre eux.
— Tu ne sais toujours pas qui...
— Je ne sais toujours pas qui m'a assassinée.
La phrase était étrange. Car Almira était bien vivante, mais quelqu'un l'avait tuée, dix ans plus tôt, sur cette base de Vigilance.
— Est-ce que tu finiras par le savoir ?
— Non, je ne l'ai pas vu. Je ne peux pas me souvenir de quelque chose dont je n'ai pas été témoin.
— Il doit bien y avoir un détail, sans quoi tu n'en rêverais pas encore et encore.
— J'ai encore ce rêve parce qu'il est important. Ce n'est pas que la réponse y est, c'est qu'il faut que je la cherche. »
Lysen avait été pour elle un frère sympathique. Il avait accepté son besoin d'introspection et de solitude. Tandis qu'Almira grattait jour après jour la surface de ses songes, il prenait à bras le corps les problèmes du monde. La politique, l'avenir de Haven, de Mondor toute entière, tourbillonnaient sans fin dans ses pensées. Des montagnes de doutes et de réflexions à affronter seul, sur les pas de son père. Et malgré cela, il avait été une présence constante et rassurante, rôle que Paulem ne pouvait pas jouer.
« Tu m'as dit que tu te méfiais de Bagdanov, reprit-elle.
— Oui. »
Maintenant qu'ils étaient dans la demeure des Partel, entourée de ses jardins privés et de ses hauts murs, elle pouvait laisser tomber le « vous » formel. Ils étaient encore, tous les deux, ces deux adolescents qui avaient passé une partie de leur enfance ensemble.
« Officiellement, c'est Adriel qui m'a tuée.
— Ça ne m'étonne pas qu'ils aient couvert l'affaire. Si Vigilance venait à se rendre responsable de ta mort, leur position en aurait été considérablement affaiblie. Beaucoup croyaient encore en toi. Beaucoup croient toujours.
— Le général Bagdanov était là. Il doit le savoir.
— Peut-être n'a-t-il rien vu.
— Tôt ou tard, il faudra que je l'apprenne.
Lysen attendit un peu et reprit :
— J'ai vu leurs regards ce soir. Leur peur s'effrite, Almira. Ils n'ont plus peur de la mort tombant des étoiles. Ce souvenir a jauni comme une vielle photo. Au contraire, Vigilance les rassure. Les barbelés, les murs et les drones les rassurent. Ils pensent pouvoir se défendre contre le reste du monde. La seule chose dont ils ont encore peur, peut-être, c'est le draken. Mais tu n'es pas un draken. Tu n'es pour eux qu'une jeune ingénue. »
Vigilance, depuis cinquante ans, n'avait cessé de gagner du pouvoir. La fondation de la Zone Surveillée avait marqué un tournant ; Terres Occidentales et Terres Orientales avaient accepté de devenir tributaires de l'organisation. Jusqu'à ce que Chyselm Maklar s'en retire, une décision que d'aucuns voyaient comme une erreur.
À Haven, au contraire, Vigilance patrouillait dans les rues. Contre contribution substantielle de la cité à son budget, l'organisation avait remplacé la majorité de la police.
Almira s'adossa au mur de pierre, que du lierre effritait.
« Je dois aller à l'Est, dans la Lande. Peu d'almains de la Zone Surveillée savent à quoi ressemblent ces terres. Je m'en souviens encore. C'est là que je trouverai mes réponses. C'est là que je retrouverai la mémoire.
— Almira, crois-tu en la magie ?
— La magie n'est que le nom que les simples d'esprit donnent à ce qu'ils ne comprennent pas. Et il y a tant de choses que les almains ne comprennent pas. »
Une lumière apparut derrière eux, d'abord une lampe, puis Paulem partel lui-même, en bras de chemise. Sa présence tenait de l'exception. Paulem était certes un okrane nocturne, mais d'ordinaire, il s'enfermait dans son bureau pour travailler.
« Bonsoir, chers enfants.
— Bonsoir, père, dit Lysen.
— Pas de formalités, Lysen. Je sors de deux heures d'entretien avec Chyselm Maklar.
— Rien qui nous concerne ?
— Rien que vous ne sachiez déjà. Les mouvements politiques, Vigilance, nos opposants respectifs.
Lysen passa la porte-fenêtre largement ouverte et disparut dans le couloir.
— Pourquoi m'avez-vous adoptée ? lança Almira.
C'était peut-être la dernière occasion de poser cette question importante, qui mûrissait depuis des années. Paulem lui répondit avec un doux sourire.
— Je crois en toi, dit-il. Et tu es même la seule chose en laquelle je crois.
Il inspira l'air frais.
— Almira, que penserais-tu si je te disais que je t'ai connue dans ta vie précédente, et que j'étais en désaccord avec toi ? Qu'à l'époque je soutenais Vigilance ?
— Ce n'est que ma vie précédente. Ça ne compte pas.
— Mais j'aurais pu vouloir t'élever afin de t'avoir de mon côté. Comme l'on dompte une bête sauvage en l'arrachant à ses parents. La comparaison est audacieuse, n'est-ce pas ? Pourtant c'est ce que tu es. Tu es une créature sauvage et indomptable. Tu es plus ancienne que nous tous et plus puissante, certainement. Ceux qui ont oublié de te craindre sont ceux qui ont oublié la Chute des Étoiles. Ils ont tout oublié.
En te voyant, des années plus tôt, je pensais au draken. Je pensais à Adriel. J'avais certainement tort de penser cela, mais...
— Je sais que je leur ressemble. C'est pour cela qu'Adriel et moi avons pu parler, quoi que nous ayons dit sur cette base de Vigilance, juste avant ma dernière mort.
— La destruction de Kraïev a été une crise très grave. Vigilance a été secouée par son incapacité à empêcher l'attaque du draken. Plusieurs membres ont été mis à pied. C'est ainsi que Bagdanov est devenu général en chef. Puis on a appris que tu étais la seule survivante.
Au départ, ta disparition m'a bénéficié politiquement. Tu ne venais plus remettre en question les décisions du Conseil et les coûts exorbitants du maintien des forces de Vigilance à Haven et sur nos terres. Mais deux ans m'ont suffi pour comprendre que ta voix était nécessaire. Même si l'on oublie les scients, et peu importe le nombre de tes partisans, tu as toujours été sage. Tu regardes le ciel, Almira. Nous avons toujours eu besoin de toi pour nous souvenir que Mondor n'est qu'une petite colonie almaine enfermée dans une coquille de verre.
Alors, j'ai joué des coudes pour avoir tous les dossiers et obtenir l'adoption, au nez et à la barbe de Vigilance. Je me suis justifié avec la métaphore de la bête sauvage, domptée par le contact avec l'humanité. Mais la vérité est que je croyais déjà en toi.
Je n'ai que rarement été là pour toi et Lysen, mais j'ai toujours pris grand soin à ce qu'on ne te baigne pas dans le culte de tes vies antérieures. Et après tout, quelles preuves représentaient bien les marques ? Des taches de naissance, des cicatrices, rien de plus. Puis tu as commencé à avoir tes rêves et j'ai compris, à ce moment, que tu redevenais celle que j'avais connu.
Tu pars demain, n'est-ce pas ?
— Dans quelques heures.
— Cela fait plusieurs années que je cherche des documents, des rapports de l'attaque de cette base par Adriel, ou celle de Kraïev. Mais je n'ai rien trouvé de probant. Vigilance, ou le Conseil de Haven, ont tout bouclé, voire brûlé. Tu es sans doute la seule à pouvoir retrouver la vérité.
— Je commence à entrouvrir les yeux.
Lysen apparut aux côtés de son père. Il portait un arc en fibre de carbone, coloré en teintes de gris foncé et de brun.
— J'oubliais, dit Paulem. Ton arc d'entraînement était de piètre qualité, en voici un meilleur.
Elle le prit en main et le soupesa. Il ne devait pas peser un kilogramme.
— Merci, Paulem-sen. J'espère avoir l'occasion de vous revoir, tous les deux, mais je ne sais pas quand et si je rentrerai à Haven.
— Je sais. Ceci est ton destin, Almira, tu n'auras pas besoin de moi. La vie que tu as menée ici n'était qu'une parenthèse. En réalité, tu n'as qu'une seule vie. Après dix ans de hiatus, elle doit reprendre.
Il posa une main sur son épaule.
— Bon voyage. »
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