8. Bon voyage - 1


Devant moi l'inconnu, derrière moi le remords.

Guide-moi, monde, car je suis seul.

Mon chemin n'a-t-il de sens qu'une fois parcouru ?


Livre de l'Éveil


Elle chercha Lysen du regard mais ne le trouva point. Celui-ci était en pleine discussion avec une humaine d'une vingtaine d'années, atrocement maquillée. Victoria Maklar, nièce du gouverneur de Donoma.

« Excusez-moi, vous êtes Almira, n'est-ce pas ?

— Et vous êtes... »

Un jeune homme relativement mal habillé au regard des gens qui l'entouraient. Les manches de son costume marron bon marché étaient trop longues et ses mains gantées de blanc disparaissaient derrière l'ourlet de velours. Il en extirpa une pour la saluer.

« Edward Kile, scientifique. »

Ses cheveux étaient épargnés par la calvitie de Harper, mais relativement mal coiffés pour compenser. Il portait d'étranges petites boucles d'oreille en forme de spirale. Hormis cela, en l'habillant de soie et en maquillant ses cernes naissantes, il aurait très bien pu passer pour un homme « du monde ».

« Voudrez-vous bien m'accorder quelques minutes de votre temps ?

— Ai-je l'air de fuir ?

— Non, en effet, dit-il, intimidé.

— Quel âge avez-vous, Edward-sen ?

— Vingt-cinq ans, Almira-sen.

— Trois fois plus que moi. Je ne pense pas être capable de vous impressionner. Pourquoi voulez-vous me parler ?

— Par curiosité, Almira-sen. »

Ils se rapprochèrent en marchant des hauts-parleurs qui diffusaient une valse de l'orchestre havène.

« Et par curiosité, Edward-sen, êtes-vous membre de l'Académie ?

— Je suis un... autodidacte.

— Un occultiste ?

— Oh, non, je suis très rationnel.

— Qu'est-ce qui vous a amené ici, Edward-sen ?

— Je suis conseiller scientifique pour Vigilance.

— Intéressant. Malgré votre position « autodidacte » ?

— Ils ne prennent à leur service que les scientifiques qu'ils jugent utiles.

— Et vous êtes venu jusqu'ici uniquement pour me voir ?

— Je vous cherche depuis tout à l'heure.

— Vous n'en avez pas profité pour manger ?

— L'esprit abreuvé de savoir ne requiert pas de nourriture temporelle. »

Il avait sorti quelques carnets de notes et en avait laissé tomber un sur le meuble à côté de lui. Almira le ramassa, intriguée.

« Je... je ne préfère pas que vous regardiez, dit-il, rougissant. Vous trouveriez là-dedans certaines des théories pour lesquelles l'Académie m'a refusé.

— Oui, sourit-elle en le lui rendant, et il se pourrait que j'y adhère.

Il avait trouvé son crayon et se tenait prêt à prendre des notes.

— Almira-sen, est-il vrai que vous n'êtes pas humaine... ni, euh... okrane ?

— C'est de notoriété publique. Je ne suis pas la seule dans ce cas, cependant. Il y a toujours eu un petit nombre d'hybrides. Peu dans les villes, ai-je entendu dire, mais dans les campagnes des Terres Occidentales, c'est courant.

— Vous êtes née dans un petit village à cent kilomètres à l'Est de Haven, n'est-ce pas ?

— Vous êtes bien informé.

— Il y avait d'autres hybrides dans votre village ?

Elle sourit.

— J'avais deux ans, Edward-sen. Je crois qu'il y en avait quelques autres.

— Almira-sen, pourrais-je examiner la marque ?

— Non.

Il enfouit son nez dans son carnet de notes.

— Je suis désolé, cette question ne paraissait pas exagérée avant que je la lise à haute voix.

— Je sais ce qui vous intéresse, Edward-sen. Savoir pourquoi les marques apparaissent sur une hybride, comment se transmet la mémoire d'Almira. Mais quel est le sens de toutes ces questions, Edward-sen ? Que veut savoir Vigilance ? Nous sommes en l'an 136 AFS. Depuis cent trente-six ans, il a eu une dylnia. Une centre, comme disent les okranes. N'arrivez-vous pas un peu tard ?

— Il n'est jamais trop tard pour investiguer. »

Il rangea précipitamment ses affaires, car un brouhaha montait de la grande salle centrale. Un okrane descendait les escaliers, accompagné d'une grande quantité de poursuivants encostumés qui se marchaient sur les pieds. La foule s'écarta avec déférence et imposa un silence religieux.

« Merci d'être si nombreux, chers amis, dit Paulem Partel. Je dérangerai certainement quelques-uns d'entre vous à qui il me faut parler, mais pour le reste, sentez-vous libres.

Almira passa sous une arche de pierre colorée et se mêla au flot des invités, tandis qu'Edward tentait de la poursuivre avec peu de chances de succès.

Paulem Partel apparut.

— Almira, mon enfant ! s'exclama-t-il, coupant net la parole à quelques arrivistes qui s'entre-dévoraient pour le monopole de son attention. »

Il marcha vers elle d'un pas vif, écartant les convives tel Moïse les eaux de la Mer Rouge, et prit Almira dans ses bras, comme il était permis à un père vis-à-vis de sa fille adoptive.

« Ma chère, vous êtes ravissante. Est-ce que vous vous amusez bien ? Je vois d'ici les armées de jeunes almains se précipiter vous demander en mariage.

— De ce côté, tout est resté plutôt calme, s'amusa-t-elle.

La malice dans l'œil de Partel était un calcul. Il était d'une intelligence remarquable ; il savait tout sur ses amis comme sur ses ennemis – en particulier, il savait très bien ce qui se jouait pour Almira.

— Vous êtes Almira, lui dit un homme assez âgé qu'elle reconnut pour être Chyselm Maklar.

Le gouverneur de Donoma portait un uniforme d'apparat pompeux qui le faisait ressembler à un empereur d'opérette. Il lui serra la main avec un faux empressement.

— J'ose espérer que vous vous souvenez de moi.

Trou noir.

— Bien sûr, gouverneur.

— Chyselm-sen, vieux grincheux, souffrez donc de ne pas plus longtemps importuner ma fille.

— J'ai un fils à marier, Paulem-sen.

— Pensez-vous que la pauvre enfant n'a que ça à l'esprit ?

— Quel âge avez-vous, chère Almira-sen ?

— Huit ans, gouverneur.

— Hmm... encore en dessous de la majorité okrane, si je ne me trompe pas. »

Il aurait pu se tromper. Si les okranes représentaient la moitié de la population de Haven, ils n'étaient qu'une minorité dans les Terres Orientales. Quelques milliers à peine à Donoma. La majorité pour les okranes était à dix ans à Haven et dans les Terres Occidentales.

« Arrêtez avec vos calculs, vieux fou, l'interrompit Paulem en riant, imité par les courtisans qui s'étaient agglutinés autour de lui.

— Dites-moi, jeune fille, êtes-vous déjà allée dans les Terres Orientales ? J'espère que ce fieffé gredin ne vous a pas enfermé entre les murs de Haven.

— J'ai déjà beaucoup voyagé, gouverneur. Et je m'apprête à voyager de nouveau.

— Jusqu'où irez-vous ?

— Bien au-delà des Terres Orientales. Cela fait longtemps que je ne me suis pas rendue en dehors de la Zone Surveillée. Je suis curieuse de voir les changements. »

La réponse prit Chyselm Maklar de court. Paulem ne se départit pas de son sourire badin. Un autre conseiller, qui tournait autour de lui depuis un moment, attrapa la conversation au vol.

« Vous dites que vous avez déjà voyagé... surtout dans les Terres Occidentales, donc... pourtant je n'ai jamais eu vent de votre présence à Lonia.

Dont il devait être le responsable.

— Je suis déjà allée à Lonia, dit Almira en souriant.

— Hum... je vois.

— On apprend beaucoup plus de ses voyages incognito.

— Et qu'avez-vous appris jusqu'à présent, Almira-sen ?

— J'ai confirmé beaucoup de choses que je savais déjà.

— Et sur les scients ?

Elle élargit son sourire. Chyselm Maklar marquait son intérêt. Le conseiller, un peu rustre dans sa démarche, avait le mérite de mettre les pieds dans le plat. Oui, les scients ?

— Les scients ne sont pas quelque chose auquel vous pouvez « croire » ou « ne pas croire », sen. Ils sont là, depuis cent trente-six ans. Ils font tout autant partie de Mondor que vous et moi. »

D'un mouvement du coude, Paulem manifesta à Chyselm qu'ils devaient s'entretenir en privé.

« Si vous passez à Donoma, dit Chyselm Maklar, je vous présenterai mon fils Tyell. C'est un charmant jeune homme.

— Ce sera un plaisir. »

Mais elle ne passerait certainement pas à Donoma. Et Tyell Maklar, pour charmant qu'il fût peut-être, ne resta pas plus d'une demi-seconde dans la liste de ses préoccupations.

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