66. Le monde des scients - 2
On avait tout juste déblayé la rue ; deux maîtres d'œuvre allaient et venaient pour constater les dégâts subis par le palais. Ils prenaient des notes en songeant à leurs devis, et se frottaient les mains.
De la fenêtre du bâtiment d'en face, Tyell les regardait sautiller entre les pierres.
Il savait qu'Ijima était mort dans la destruction de Vactis. Son esprit flottait dans le monde des scients en attendant de pouvoir s'accrocher de nouveau dans cet au-delà du réel. Ils n'avaient plus besoin l'un de l'autre. Leur collaboration avait été brève et fructueuse ; désormais, peut-être, elle se muerait en amitié.
Il savait que Malina et Almira étaient bien en vie, mais n'aurait su dire où.
Un policier ouvrit la porte en annonçant des arrivants. Tyell en attendait, en effet. Mais ce fut Victoria la première à débouler dans la pièce.
« Je ne suis plus fiancée, indiqua-t-elle.
— Tu leur a menti, n'est-ce pas ?
— À qui ?
— À tes parents. Ces fiançailles avec un officier de Vigilance, c'était du vent. De l'enfumage. Une idée de Florelia, je suppose ?
— Ma parole, Tyell, on dirait que tu t'es découvert un cerveau.
— Qui sera l'heureux élu ?
— Lysen Partel, évidemment.
— Évidemment. »
Elle s'effaça dans un froissement d'étoffes. Victoria savait feindre l'innocence et jouer double jeu. Excellent, puisqu'elle régnerait peut-être sur Donoma d'ici quelques années.
Le lieutenant de la police la remplaça. Il se racla la gorge :
« Hum, gouverneur...
— Faites-les entrer, ne nous dérangez pas.
En silence, le petit bureau se remplit.
— Qui est qui ? demanda-t-il.
— Lysen. Vous me connaissez.
Le fils Partel avait une assurance sans faille. Il était l'avenir de Haven. Après de longs atermoiements, le conseil avait fait arrêter les généraux de Vigilance encore présents là-bas. Si Gertrand avait gardé son poste, la presse et l'opinion lui rappelaient à chaque instant sa trahison, une trace de l'infamie qui grandissait chaque jour comme une tache d'encre indélébile.
« Saeko, Division 1, de la mission Hermès, affectée au Carlsson sous le commandement de l'amiral Bertram.
Elle avait la peau mate, les cheveux dépigmentés et les yeux étrangement clairs.
— Tristan.
De grandes mains, épaisses, formées au travail humble. Tyell l'avait déjà croisé, ici même, à Donoma.
— Je suis l'un de ceux que les scients choisissent pour travailler dans l'ombre, pourrait-on dire.
— C'est vous qui avez formé Malina.
Il acquiesça.
— Où est-elle ?
— C'est difficile à dire.
Le dernier arrivant avait mis un masque qu'il reconnut aussitôt. Le patriarche de Lowen. Que faisait-il ici ?
— Nous avons désactivé Égide, affirma-t-il de sa voix déformée par le masque de bois.
— Égide ? Le bouclier planétaire ?
— Nous avons ouvert une porte dérobée dans le système, expliqua Saeko. Il n'est plus opérationnel qu'à un pour cent de ses capacités. Le Carlsson, qui orbite autour de cette planète, va certainement réagir. Une fois les informations remontées à la Conférence des Planètes et les décisions redescendues, l'amiral Bertram fera détruire les satellites. Si nécessaire, ils bâtiront une contre-arme.
— Comment saurons-nous si cela a marché ?
— Des scintillements dans la nuit. Les frappes seront visibles du sol.
— Et Almira ? demanda Tyell à Tristan. Où est-elle ?
— Almira entre dans le monde des scients, résuma Tristan. Elle accomplit son dernier voyage. Elle ne nous quittera jamais plus, elle ne mourra plus jamais. Si vous la cherchez, vous la trouverez par l'intermédiaire des scients. »
Lysen lui serra la main.
« Cette collaboration fut un honneur, Tyell-sen. Je suis prêt à parier qu'elle va se poursuivre. Je rentre à Haven, vous vous en doutez.
— Bonne chance.
L'okrane l'étudiait avec attention.
— Je pense demander la main de votre cousine, ajouta-t-il.
— C'est votre droit. Juste une remarque : elle y a pensé avant vous.
— À vrai dire, nous en avons parlé depuis la cérémonie du Jour du Silence, à Haven. Il faudra juste attendre que certaines lois soient abrogées, mais le temps est de notre côté, n'est-ce pas ?
Lâchant sa main, il ajouta :
— Comptez-vous vraiment vous lancer en politique, Tyell-sen ?
— Je ne suis pas fait pour ça. Ma mère, Florelia, saura tenir les rênes bien mieux que je ne le ferais.
— Je comprends. Vous vous êtes déjà battu pour Donoma, cette ville vous doit beaucoup. Si ce n'est être indiscret, que comptez-vous faire ?
— Le monde est vaste et j'ai le sentiment qu'il m'appelle.
— Je connais ce sentiment. Suivez-le, Tyell-sen. C'est mon dernier conseil. »
Lysen sorti, Tyell se tourna vers le Patriarche.
« Où se trouve Malina Vrinda ?
— Dans la Lande. »
Il disparut sans un bruit. Tyell resta un instant, pensif.
***
La vision augmentée renvoyait à Saeko l'image d'un auditorium noir de monde. Au moins mille almains écoutaient son compte-rendu. La plupart de ce public virtuel se trouvant dans le système Sol, ils ne pouvaient pas poser de questions en direct et leurs avatars n'attestaient en rien de leur présence.
En réalité elle était toujours dans le Carlsson, en orbite autour de Mondor.
« Les failles du système Égide se sont rapidement accrues. L'arme conçue par 123 a donc rencontré un plein succès, et ce, uniquement à 70 % de ses capacités. Une fois désactivé le réseau, l'arme a été démantelée dans les dix heures et ses plans détruits. »
Officiellement, aucun aleph ne s'était trouvé sur Mondor durant le dernier siècle.
123, Bertram et Saeko s'étaient longuement concertés, et certaines informations ne pourraient tout simplement pas quitter le système.
Le 123 du Carlsson soupçonnait son double mondore d'avoir suivi C dans sa folie, et son double Égide de s'être sciemment activé. Ol ne pourrait jamais le prouver. Quelle importance ?
« Concernant la situation géopolitique de Mondor, elle a rapidement évolué durant ces six derniers mois. En résumé, l'ancienne Zone Surveillée est maintenant polarisée entre Donoma, dirigée par Florelia Maklar, et Haven, dirigée par Lysen Partel. Les processus politiques sont encore éloignés de la démocratie représentative. La zone de la Lande est administrée depuis Lowen, par l'intermédiaire de la force Sym. Le Grand Patriarche de Lowen en est resté la figure tutélaire, quelle que soit son identité nouvelle. Son anonymat fait partie de son rôle. En réalité le Patriarche est un concept, un totem, comme nous l'avons expliqué.
— Pouvez-vous développer les interactions entre les almains et l'environnement biophysique de la planète ?
— Vous voulez dire, les scients.
C'était une question enregistrée, donc il ne répondrait pas, mais Saeko poursuivit néanmoins.
— Les scients sont très divers sur le plan génétique, mais ils ont un point commun dû à leur ascendance artificielle : les spores. Ces micro-organismes servent comme moyen de communication et de maîtrise de la matière organique, à l'instar de nos nanoscopes. Les spores permettent également aux scients et à certains almains de transférer une partie de leurs cartes neuronales, ce qui donne corps à la notion d' « esprit ». Les piliers de cette sauvegarde sont les arbres scients.
Les chamanes sont les garants de cet équilibre. Ils sont à la fois guérisseurs et maîtres spirituels. Les deux semblent indissociables.
La dylnia, enfin, aujourd'hui Almira Partel, est l'incarnation totémique de l'équilibre entre les scients et les almains. Elle a un rôle spirituel majeur, supérieur même à celui du Grand Patriarche de Lowen. Son statut la rend légitime pour s'impliquer dans les affaires politiques à échelle mondiale. Ou rendait, devrais-je dire. Almira Partel a disparu. À la suite du démantèlement de Vactis, dans lequel elle a joué un rôle prépondérant, elle s'est détachée de ces affaires courantes. Il semblerait que les scients aient absorbé son corps et qu'elle demeure parmi eux sous forme d'entité abstraite. L'avenir nous le dira.
— Saeko-sen, nous avons pleinement conscience du fait que Mondor a bâti sa propre société en dehors de la Conférence des Planètes. À votre avis, quelle implication devrons-nous avoir dans les affaires de ce monde ?
— Mondor doit rester un monde indépendant, dit Saeko. Il est évident que ni les almains, ni les scients n'accepteront une tutelle extérieure. Il est même probable qu'ils discutent longuement de notre implication. Mondor repose sur un équilibre, et notre seule préoccupation devra être de ne pas perturber cet équilibre. Je n'ai rien d'autre à dire.
— Saeko-sen, seriez-vous volontaire pour de nouvelles missions de liaison avec la surface de la planète ?
— Oui.
— Merci. Je crois qu'il n'y a pas d'autre question. »
Elle redevint seule, dans une petite pièce.
« Es-tu sûr de toi ?
— Oui.
Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas ?
— Je le savais. Je te savais hésitant. C'est Mondor qui t'a convaincu, n'est-ce pas ?
— Ce monde représente l'avenir de tous les conscients. Oui, le peu que j'en ai vu, le peu que j'en sais me convainc. Cela a confirmé mon choix.
— Je ne te retiens pas.
— Je sais.
— Malgré tout, je te regretterai.
— Je ne cesserai pas d'être. Nous pourrons continuer de nous voir dans les interfaces virtuelles.
— Tu sais bien que ce sont des mondes distincts.
— Je sais.
— Pars, maintenant. Va. Vole. De nouveaux états de conscience t'attendent. Il faudra de nombreux mois avant que tu ne maîtrises totalement cette forme ; la traduction de ton connectome commence à peine. C'est un beau voyage que celui que tu accomplis.
— Et toi, Saeko, quel est ton voyage ?
— Je m'en retourne bientôt sur Mondor. »
Tanak esquissa un sourire. Sa présence se fit diffuse, puis illusoire. Il quitta la vision augmentée.
L'empreinte avait fonctionné. Il s'était relevé des morts sous forme d'esprit. Mais, après avoir pris connaissance de leur périple sur Mondor, après avoir vu la planète des scients à travers les yeux de Saeko, son coéquipier avait décidé de ne pas regagner un corps physique. Au lieu de cela, il accomplissait le grand saut dans l'inconnu : le réseau Aleph.
De leur vie d'augmains, Tanak et Saeko avaient parfois eu recours à des interfaces virtuelles, dans lesquelles, aidés par le nanoscope, ils parcouraient le réseau Aleph. Celui-ci leur apparaissait comme une architecture intriquée avec ses villes, ses tours, ses parcs. Là, le virtuel et le réel se confondaient. C'était un monde au-delà de tous les mondes, invisible mais corporel, dans lequel circulaient des êtres parfaitement abstraits.
Tanak allait devenir l'un d'entre eux. Mi-almain, mi-aleph, son esprit en partie transcrit en langage symbolique pour faciliter son absorption dans le réseau, il s'apprêtait à mener une vie nouvelle.
Ils s'étaient donc quittés.
Mais elle ne regrettait rien.
L'appel de Mondor revenait, plus fort. Cette planète, maintenant libre, allait rabattre toutes les cartes. Elle allait explorer de nouvelles formes de conscience, donner une nouvelle dimension au cercle de la vie, changer l'univers.
***
Le vent soufflait sur la muraille de Lowen. Malina Vrinda se tenait debout sur le bord, en équilibre sur le givre, tenant tête à dix mètres de vide. Ses cheveux noirs dansaient dans le vent.
Elle attendait.
La neige rougissait ses yeux ouverts. Une fine couche de glace recouvrait le béton, un rien pouvait la faire glisser.
Elle avait suivi un chemin tracé par Tivalhac. En elle, le Patriarche avait vu son successeur. La figure tutélaire pourrait ainsi demeurer des dizaines d'années de plus.
Malina avait voulu tourner le dos à cette existence, mais son chemin l'avait toujours rattrapée. Où qu'elle aille, les pas qu'elle devait suivre apparaissaient devant elle, comme les traces dans la neige d'un monstre invisible qui la précédait.
Elle avait vécu entre deux mondes, en quête d'un sens ; Tivalhac lui avait conféré un rôle.
Cela ne lui suffisait pas.
Elle attendait.
Tyell Maklar interrompit le fil de ses pensées. Il surgit de derrière un bloc de pierre transformé en une arête de givre.
« Nous sommes identiques, affirma-t-il. Un rôle nous a été donné. Ce rôle ne peut se suffire. Tristan en était conscient, mon père en était conscient. Que je sois le gouverneur de Donoma, que tu sois le patriarche de Lowen, c'est un rôle, rien qu'un rôle ; un rôle que quelqu'un pourrait tenir à notre place. Un jeu d'acteurs et de visages.
— Tu es venu.
— Ne me l'avais-tu pas demandé ? »
------------------
Récapitulons : un fantôme et un shipping.
Ceci est presque la fin du bouquin. La suite vise à teaser la trilogie Nolim, notamment le tout dernier tome, encore à demi écrit...
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top