65. Le monde des scients - 1
À l'entrée du village, un vieillard se reposait au soleil, pieds en éventail, casquette tirée sur le visage, enfoncé dans une chaise longue en toile de jute. Quelques pas rapides secouèrent la poussière ; un petit okrane apparut devant Saeko, entre deux et trois ans.
« Journal ?
— Oui, merci » dit-elle en lui donnant une pièce.
Elle approchait maintenant de Donoma. Les dernières informations en provenance de la ville lui seraient utiles.
Le vieil homme surgit de son sommeil comme Léviathan des eaux, bien plus alerte que son attitude placide ne l'avait laissé transpercer.
« Vactis. J'ai fait un bout de chemin.
— Vous savez que Vactis a été détruite.
— Ce n'est pas de mon fait. C'est arrivé après que je suis partie.
— C'est dans le journal, en tout cas. »
Il remit sa casquette et sembla reprendre sa sieste.
Saeko s'assit sur un banc, pas très loin, et lut. Les mondores parlaient panterrien et n'avaient pas touché à l'alphabet latin ; tout au plus quelques détails d'orthographe et de syntaxe.
« Ah, bien le bonjour. »
Un homme de haute stature, avec un peu de ventre, s'imposa devant elle. Il portait des vêtements de cuir usés.
« C'est bien vous qui venez de Vactis ? »
Saeko regarda l'homme qui prenait un bain de soleil, puis l'autre.
Le nanoscope lui indiqua qu'il s'agissait d'un hybride de première génération, selon toute vraisemblance.
« Vous lisez Aujourd'hui Donoma ? C'est un vrai torchon. Aucun intérêt.
— À qui ai-je l'honneur ? demanda l'okrane.
— Tristan.
Il s'assit à côté d'elle, faisant un peu ployer le banc.
— Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Enfin, surtout moi. Je suis ici pour vous, en fait. Cela s'expliquera beaucoup plus facilement quand nous serons à Donoma. Où je vous accompagne.
— Pour quelle raison ?
— Vous êtes d'outre-espace, de l'Exadiel ou autre. Je ne suis pas de Vigilance. Nous sommes faits pour nous entendre, vous ne trouvez pas ? »
Saeko remarqua les tatouages sur ses mains. Aux informations glanées sur leur chemin, ils faisaient de lui un chamane, une sorte de gourou spirituel pourvu de sérieuses capacités de manipulation biologique – analogues aux techniques de chirurgie nanoscopique.
« Mon nom est Saeko. Je suis de la Division 1. Ma mission consiste à mettre fin au bouclier Égide. Ou bien vous pouvez m'aider dans l'accomplissement de cette tâche, ou bien nous n'avons rien à nous dire. »
Eût-il été un agent de Vigilance, l'homme ne se serait pas embarrassé d'une conversation au soleil. Et si Vactis était bel et bien détruite, l'organisation avait d'autres chats à fouetter que poursuivre Saeko. En revanche, elle n'excluait pas l'intervention d'une tierce partie rivale de Vactis.
« Je suis ici pour vous aider » dit l'almain.
Il fit mine de poser sa main sur la sienne. Saeko réagit vivement, d'autant que le nanoscope l'informait du dépôt d'acariens suspects qui flottaient dans l'air alentour. Des spores de Mondor. Un équivalent biologique des technologies nanomech utilisées par la Division 1.
« Je sais ce dont vous êtes capable. Ne me touchez pas, sans quoi je me verrai obligée de riposter.
— Je comprends. Vous avez des machines dans le corps, Saeko-sen, dont vous n'hésiterez pas à vous servir. Quand bien même nous avons, vous et moi, la même philosophie, la même morale. Nul être ne devrait souffrir. »
Le nanoscope traquait dans son sang certains des organites, qui avaient réussi à passer la barrière de sa peau.
« Les scients vous ont vue traverser le bouclier Égide. Tivalhac attendait ce moment depuis longtemps.
— Tivalhac ?
— Un ancien scient.
— Je sais que ceux que vous nommez les scients, les êtres vivants génétiquement modifiés, conscients et qui communiquent par le biais des spores, ont de nombreux représentants de par la biosphère. Je sais qu'ils jouent un rôle prépondérant dans tous les équilibres biologiques locaux. Mais je ne crois pas qu'ils puissent quoi que ce soit contre l'Égide. Ce bouclier s'est maintenu depuis cent trente ans et toutes les recherches de la Division n'ont permis d'arriver qu'à envoyer une minuscule tête d'épingle sur la surface de Mondor.
— Vous ne savez pas qui est Tivalhac.
Son assurance pouvait être interprétée de diverses manières. Saeko y voyait un piège.
— La question, Saeko-sen, est pour vous. Avez-vous pris votre décision ?
— Quelle décision ?
— Êtes-vous certaine qu'il faut abattre le bouclier ?
— Oui, j'en suis certaine.
— Cela ne menace-t-il pas Mondor ?
— Il n'y a pas de menace derrière Égide.
— Ne faites-vous pas cela pour retrouver les êtres chers, qui attendent par-delà cette prison ?
Tanak.
— Si je n'étais pas capable de prendre des décisions en faisant abstraction de mes sentiments, je serais une bien piètre décisionnaire.
— Nous sommes tous de bien piètres almains ; il n'existe rien de mieux sous le soleil. Me suivez-vous ?
— Non.
— Tivalhac m'a donné un code d'identification inintelligible, qui vous parlera peut-être. Il m'a aussi donné un nom. Un nombre, devrais-je dire. Mais dans certains mondes, les nombres sont des noms, n'est-ce pas ?
— Dites.
— 123. »
***
Les saules s'écartèrent pour les accueillir, comme les retrouvailles d'un ami cher. Ils formèrent une clairière.
Le Patriarche Tivalhac était arrivé un peu plus tôt, avec deux Syms, qui l'avaient laissé là. Il s''était assis, la toge ample qui le couvrait s'étalant autour de lui.
Malina était arrivée ensuite, guidée par les arbres.
« Il ne nous est pas toujours donné de rencontrer nos esprit-guides, dit-elle.
— Je te dois des explications, Malina, dit le Patriarche.
— Je savais que mon chemin me menait ici. Que veux-tu dire de plus ? »
Tristan et Saeko arrivèrent une heure plus tard.
Malina et le chamane se firent un signe de salut lowène. Paume levée et doigts croisés.
Puis Almira atterrit au milieu de la clairière. Ses ailes balayèrent un peu de poussière, elle les replia.
« Est-ce ta nouvelle forme ? demanda Tristan.
— Plus pour très longtemps, dit-elle en marchant au milieu d'eux. Je n'ai plus besoin de forme.
Puis se tournant vers Tivalhac :
— Nous sommes tous réunis. Il est temps pour toi de retirer ton masque. »
Le Patriarche acquiesça. Il baissa la tête, décrocha les lanières de cuir, et lorsqu'il affronta de nouveau leur regard, il ne fut plus Tivalhac, mais un visage diaphane. Des bandes blanches couraient sur ses joues, colmatant vainement des cicatrices qui ne s'étaient jamais refermées.
« Vous êtes un aleph, diagnostiqua Saeko. Mieux. Vous êtes une copie de 123.
— Nous étions trois copies, dit-ol en hochant la tête. L'une est devant vous. L'autre est dans l'espace, sur le vaisseau qui vous a amenée ici. La troisième entre nous deux. Celle-ci a oublié ce qu'est la conscience ; elle a oublié ce qu'est la vie. C'est un monstre, en vérité. Elle se préoccupe de deux choses : les contre-mesures chargées de détruire les objets entrants, et l'appel qui n'est jamais venu.
— Égide, dit Saeko. Vous avez introduit une porte dérobée dans le système Égide.
— Une double clé. L'une pour l'un des 123, l'autre pour l'autre.
— Pourquoi ? Vous êtes allés contre les spécifications que vous avez vous-mêmes contribué à construire.
— Nous avions honte.
La plupart des moteurs faciaux de son visage ne fonctionnaient plus. Sa bouche ne se déplaçait plus que de très peu, en désaccord avec le ton de sa voix. Le silicone de son visage avait vieilli.
— Comment avez-vous survécu, toutes ces années ?
— Cela n'a pas été sans sacrifices. Je ne restais que rarement actif, afin de sauvegarder mes batteries internes. Et je m'apprête à mourir. Mon cerveau se corrompt. Les erreurs de calculs augmentent de façon exponentielle.
— Il faut vous transférer. Une fois Égide abattu, nous vous emmènerons sur le Carlsson.
— Je ne le veux pas. Je suis une copie de 123 qui ne devrait pas exister. Je ne souhaite pas retourner au monde extérieur. Je souhaite m'éteindre ici, entouré des scients.
— Comment vous êtes-vous connecté au champ des spores ?
— J'ai vécu longtemps. Au final, ce sont les spores qui m'ont trouvé. Ils m'ont reconnu et suivi. Choisi, peut-être.
— Comment devons-nous transmettre cet appel au bouclier Égide ?
— Une simple liaison radio.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait, depuis longtemps ?
— J'hésitais. Nous étions coupés du monde. Les étoiles nous apparaissaient floues, mensongères. De même pour l'espace, rien ne pouvait transiter ; aurions-nous construit une pyramide pour témoigner de notre existence, le système l'aurait ôtée de l'image. Je crois que la paranoïa d'Égide s'est installée en moi. J'ai eu peur du monde extérieur. J'ai voulu attendre, attendre qu'un message nous parvienne et nous certifie que tout danger était écarté.
— Je vous l'assure.
— En ce cas, je vous offre la clé d'Égide. Le 123 qui se trouve en orbite se doute que vous allez passer cet appel. Il fera sa part du travail. »
Saeko posa une main sur le crâne de l'aleph, entre deux poignées de cheveux synthétiques. Les nanomachines sortirent d'entre ses doigts et formèrent comme de petites épingles sur la surface lisse. Elles entraient dans le cerveau.
« Vous êtes sûr que vous ne voulez pas être sauvegardé ?
— C'est déjà le cas. Je fais partie du monde des scients. Sur cette planète, rien ne peut mourir. »
Une pluie de lumière tombait des saules, des spores aussi nombreux que le pollen en été. Almira se pencha sur Tivalhac et prononça quelques mots. À l'instant où Saeko retira sa main, l'aleph tomba au sol, redevenu une machine inerte.
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