64. Au bout du cercle - 2


Des étagères aux cloisons de verre. Des morceaux de coquilles d'œuf, patiemment étiquetés. Des vasques de formol où flottaient des choses déformées. Et des milliers de livres. C'était un grand couloir, une grande bibliothèque qui jouxtait les laboratoires d'Ed Kile. Ici, depuis la fondation de Vigilance, depuis la Chute des Étoiles, le démon avait fait son nid, installé son antre.

Il n'y avait plus de courant, tout au plus quelques lumières rouges indiquant des portes de sortie.

Puis la lumière fut. Un générateur de secours, prévu pour assurer l'autonomie du sous-sol bétonné.

Edward se tenait tout au bout de la grande salle, sur la mezzanine qui la surplombait, à côté d'un tableau électrique. Il lui fit un signe de la main. Almira brisa une chaise qui se trouvait sur son chemin et lança un barreau dans sa direction comme un javelot, qui se brisa seulement contre le plancher métallique.

Il haussa les épaules.

Aurélia était accrochée à une des lampes globuleuses suspendues au plafond. Elle descendit avec un semblant de grâce, sa chute amortie en ouvrant nonchalamment les ailes.

« Almira ! lança Ed. Est-ce que vous m'entendez bien ?

Pour grande, la salle n'en était pas moins fermée. Les sons y portaient comme dans un théâtre.

— Parfait ? J'avais préparé tout un discours. »

Almira n'avait que faire de ses paroles infectes. Elle se jeta sur Aurélia, toutes griffes dehors. La harpie para son coup et la renvoya en arrière, rouler sur une table ; elle se rattrapa en plantant ses griffes dans le bois.

« Attendez un peu, tempéra Ed. Nous ne sommes pas pressés. Même si le phare prend feu et s'effondre, le sous-sol ne devrait pas être affecté.

Ah, Almira. Que dire. Je vous admire, tout simplement. Nous nous connaissons depuis plus longtemps que vous ne vous en souvenez sans doute. Depuis votre première existence. Celle qui a démarré sur Terre, à une autre époque. Alors que l'ère des scients n'en était qu'à ses balbutiements. »

Almira et Aurélia se jaugeaient comme deux fauves. Elles étaient semblables, ailées, couvertes de cette protection de carbone uniformément noire. Même leur nom se voulait similaire.

« Immédiatement après que l'Homme lui donna le jour, immédiatement extraite de son substrat numérique, ma conscience n'eut de cesse que de chercher. Pousser plus loin les limites de la science. J'ai jeté mon dévolu sur le vivant. Les okranes, mon enfant, m'ont fasciné. Saviez-vous que ce fieffé Diel a inspiré lui-même leur créateur, un dénommé Emmerich Gehrt, et que dans leur génome se cachaient déjà les spores ? Bien sûr, au hasard des expériences de Marc Gérald et consorts, les okranes n'ont pas révélé leur potentiel caché. Il fallait attendre qu'un génie prenne le relais. J'ai fortuitement découvert que la combinaison avec le génome humain était parfaite. J'ai inventé les hybrides, certes, j'ai favorisé la diffusion de rétrovirus discrets qui augmentaient la facilité des hybridations humaines-okranes. Mais le tout premier concepteur des scients est Diel. Diel ! Il faut croire qu'iel avait une certaine idée de l'univers en tête. Un univers conscient, connecté par les spores. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'un seul Être. Iel, sans doute.

Ensuite, j'ai construit Mondor. Sans moi, les scients ne se seraient jamais exprimés comme ils ont pu le faire. J'ai poursuivi des buts égoïstes, certes, mais j'ai aussi été l'acteur du plan de Diel. Ironie de l'histoire, n'est-ce pas ? J'ai toujours tourné le dos à notre grand bienfaiteur, pour me retrouver à son service. »

Portée par un coup d'ailes, Aurélia poussa la dylnia en arrière, l'envoyant contre des étagères. Des bocaux éclatèrent ; les éclats de verre étaient incapables d'égratigner sa peau, mais les griffes de l'âme damnée avaient déposé des pétales rouges sur sa poitrine. Encore une fois, à cause du champ de perturbation toujours actif, les spores lui manquaient.

« Pourquoi elle ? » s'exclama Almira.

Les yeux d'Aurélia avaient grandi, devenus presque insectoïdes. Sa transformation ne lui laisserait plus rien d'almain. Ed ne s'embarrassait pas de ces détails.

« C'est une expérience, dit Ed. La dernière qui restait sur ma liste. Car je voulais savoir.

Tôt ou tard, j'allais retomber sur vous, ma chère, et je préparais ma propre arme en conséquence. Je me doutais que les drakens déferleraient sur Vactis. Heureusement, je n'avais que faire de Vactis ! Adriel a fait de vous la reine des drakens. Reine parmi les scients. Prophète parmi les almains. Cela complète votre rôle.

— Que voulez-vous ?

— J'aime la science, Almira. Je veux comprendre l'univers. Autour de vous, ce sont des milliers et des milliers de pages, de notes, de documents, de comptes-rendus, et tout ceci dessine la compréhension du monde accessible aux almains. Je ne pense pas que la spiritualité nous mène nulle part. Après tout, les peuples sont toujours superstitieux ; les mondores croient toujours que leurs chamanes perpétuent des miracles, mais tout cela n'est que biologie, science, encore et toujours.

Almira lança une chaise sur Aurélia, juste pour l'éloigner d'elle.

— La connaissance qui vous manquait, c'est que l'univers vous juge, dit-elle. Vous vous êtes caché à vous-même que vous deveniez un monstre. Un monstre cosmique détruisant plus de choses qu'il n'en construisait. Vous avez fermé les yeux sur l'ordre qui régnait dans l'univers, car cet ordre vous désignait. Vous avez rompu tous les équilibres et fait peser le monde vers le chaos, par pur égoïsme.

— J'ai une sainte horreur de tous les ordres cosmiques prétendus. Pourquoi la dylnia aurait-elle droit de vie et de mort, et pas moi ? Qu'est-ce que je n'ai pas compris ?

— Vous n'avez rien compris.

— Peu importe. »

Aurélia referma la main sur un des globes qui pendaient du plafond et tira. Des fragments de plâtre tombèrent près d'Almira. La harpie fit tournoyer la chaîne un temps, comme un fouet, frappant la dylnia au passage. Les maillons imprimèrent des marques sur sa peau artificielle.

« J'ai vu des choses, Almira, que je n'ai pas encore expliquées. Que fait un scientifique dans ce cas ? Il conduit une expérience. C'est ce qui se passe en ce moment. »

Aurélia arracha une attache métallique d'armoire et la tordit en pieu. Almira ne put l'éviter lorsqu'il transperça son aile droite et la cloua contre des étagères de livres.

« Ce n'est pas que l'univers me juge. Ce n'est pas qu'il existe un dieu, quel qu'il soit. Les esprits des scients ne sont que des images de connectomes, tout comme l'est l'esprit de C, qui a transité de corps en corps au fil des siècles. En revanche, je veux, je dois savoir s'il se trame derrière la réalité quelque chose dont la science n'aurait eu jusqu'à présent jamais d'aperçu... je veux savoir ! Ces ponts d'Arcs qui relient entre eux les systèmes planétaires nous disent depuis des siècles qu'une science supérieure a existé, qu'une connaissance de l'univers nous manque encore. Cette connaissance, je la veux, et je pressens qu'elle œuvre dans le vivant. Une puissance cachée, que je veux révéler, pour laquelle j'ai détruit un monde et bâti un autre. Et je recommencerai encore s'il le faut ! »

Aurélia jeta sur elle une bonbonne d'oxygène vide. Elle dut bondir pour l'éviter. Son aile se déchira au passage, jetant une vague de douleur dans son épaule. Que le corps était faible sans les spores !

« Vous poursuivez des chimères. Il n'y a que l'univers. Toujours l'univers.

— Faux, Almira. Il y a une réalité, celle qui obéit aux lois de la science. Mais c'est une information, une simulation. Derrière elle se trouve une matrice. Ce que je veux savoir, c'est si cette matrice vous obéit. Si vous, entre tous les êtres, en avez percé le mystère. Si les drakens vous ont donné le secret.

Il croisa les bras.

— Parmi tous les résultats de mon expérience, c'est celui qui m'intéresse le plus.

— Je ne sais pas quelle magie vous recherchez, répéta Almira. Vous refermerez votre main sur du vent.

— Il n'y a pas plus de magie qu'il n'y a de chaos, d'ordre, de vie ou de mort. Ce ne sont que des constructions mentales pour aborder sereinement un univers trop complexe pour les cerveaux almains.

— Vous vous mentez, dit-elle.

— C'est-à-dire ? »

Aurélia fondit vers elle. Plus vive, Almira planta ses griffes, là dans un bras, là dans un flanc. La harpie s'écarta en feulant. Un sang verdâtre dégoulinait de ses blessures. Elle arracha les griffes de platine restées plantées ; sa peau se reformait déjà. Ses spores à elle, adaptés par C, ne souffraient pas de son champ de perturbation.

Almira bondit en avant et la fit rouler au sol. Elle n'avait plus de griffes, mais elle planta ses doigts dans ses yeux, perçant l'écaille transparente qui les recouvrait. Elle brûla l'intérieur des orbites comme Adriel l'aurait fait. Aurélia la catapulta en direction du plafond d'un coup de pied ; sonnée, Almira retomba en arrière et une pièce de métal acérée traversa son épaule.

Malgré la protection dont était entouré son corps, la force inalmaine des coups avait fragilisé son armure. Déjà victorieuse, Aurélia marchait vers elle, reconstituant progressivement ses yeux. La rétine et la cornée croissaient et le liquide remplissait de nouveau les globes.

« C'est-à-dire ? répéta Ed.

— L'univers est accessible aux cerveaux almains. Nous pouvons en percer le mystère. Nous le faisons tous. C'est ce que l'on nomme la vie. Et le savoir que vous avez recherché durant tant d'années, celui qui vous manquait et que vous avez manqué, c'était celui que nous avons tous.

— Arrêtez avec vos délires métaphysiques. Je veux voir, Almira. Levez-vous et tuez le démon que j'ai créé pour vous. Ne faites pas comme Adriel ! Ne périssez pas aussi stupidement que lui !

— J'ai connu le monde de mille manières et j'en ai vu surgir mille formes, murmura-t-elle. Mes oreilles ont entendu le son de la lumière, mes papilles ont goûté la douceur des couleurs, mes yeux ont vu les plus beaux sentiments.

Mon esprit a façonné l'univers. Je lui ai donné texture, forme, couleur, chair, vie, âme. Ce que je suis est devenu l'univers et l'univers est devenu moi. »

Elle essaya de se lever, mais cela ne fit qu'augmenter sa douleur. Aurélia était face à elle ; l'arme faite pour vaincre la dylnia-draken, le pouvoir des spores retourné contre elle en une puissance aveugle et féroce. Le pouvoir sans restriction. La mort, injuste et cruelle.

« Aux confins de la création, sous le voile de la réalité, au-delà du temps, tu as gardé pour moi le plus grand mystère et je viens le saisir. J'ai conquis l'existence sur mon chemin, et j'en ai compris chaque instant. Il n'est une parcelle de réalité qui ne m'ait échappé. Je suis face à toi, monde, et j'attends ta récompense finale.

— Taisez-vous et faites, Almira. Ne mourez pas ! Ne me faites pas cela, imbécile !

Fulminant, Ed descendit par un escalier en colimaçon.

— Aurélia ! beugla-t-il.

Almira avait presque fermé les yeux et récitait sa prière.

— J'ai été chaque chose, chacun de tes avatars. J'ai été le jour et la nuit, j'ai été la lumière et l'obscurité, j'ai été l'ordre et le chaos, j'ai été la vie et la mort. De tout l'univers j'ai percé les secrets, sauf le secret de l'univers lui-même.

— Aurélia !

La chose ne répondait plus à ce nom. Elle n'était plus qu'une arme biologique. Un seul désir consommait son cerveau : détruire.

— Mes yeux sont ouverts. Le rêve a pris fin. Je sais maintenant que je suis la lumière dans le néant. Je suis la vie. Je suis l'univers. Je suis éveillée.

J'apporte la mort et la vie, je suis l'ordre et le chaos. Je suis almaine, et sciente. Je règne au centre du cercle.

Aurélia se pencha sur elle, brisa une autre barre d'acier sortie du béton armé. Elle serait pour son cœur.

— Je suis arrivée au bout du cercle, dit Almira. Dans le cercle. Au centre. Là où le Ciel et la Terre se rejoignent et ne forment plus qu'un.

Elle regarda la créature dans les yeux, s'arracha au sol en s'aidant d'une main, et de l'autre, s'appuya sur une table encore debout.

— Si vous mourez maintenant, les spores ne sauvegarderont pas votre mémoire, dit Ed. Vous ne pourrez pas tromper la mort. Alors vivez !

— Je vis » dit Almira.

Elle étendit une main couverte de sang devant elle, et de fines craquelures apparurent sur la peau de carbone d'Aurélia. Les yeux de la monstruosité changèrent de forme, ils retombèrent aux deux tiers de son visage. Elle hésitait avec sa forme humaine.

Ed avança entre eux deux.

« Que faites-vous ? Demanda-t-il. Est-ce que c'est ça ? »

Aurélia se recroquevilla sur le sol. Sa peau s'écaillait, ses griffes tombaient, ses ailes se rapiéçaient. Comme si son corps avait épuisé toute son énergie, comme si elle vieillissait de plusieurs siècles en quelques instants. Almira se pencha sur elle, indifférente à la barre de fer toujours plantée dans son épaule.

« Mon âme est libre, souffla-t-elle à la créature qui mourait devant elle.

— Vous avez utilisé ses propres spores, dit Ed. Vous les avez reconvertis. Vous avez réussi à passer outre le champ. C'est cela ? Quelle est cette magie ? Est-ce ce que vous ont donné les drakens ? Est-ce la science des Arcs ?

— Adieu, maître Ed.

Les flammes qui de l'extérieur, avaient gagné la tour, se propageaient à la bibliothèque. Les rayons les plus éloignés tombaient déjà, les vieux livres brûlaient avec ardeur.

— Est-ce que c'est cela ? s'égosilla Ed. Trois siècles ! Cela fait trois cent trente ans que j'attends cette réponse ! Répondez-moi !

Almira se retourna une dernière fois dans sa direction.

— Vous recherchiez dans le cercle une connaissance qui se trouve au-delà. Vos yeux sont restés fermés, C. J'ai tant de peine pour vous. »

Son aile déchirée se reformait. Elle monta d'un bond sur la mezzanine, puis entra dans la cage d'escalier. Elle était draken, et ne craignait pas leur feu.

Ed regarda les étagères tomber et les flammes monter autour de lui.

Le savoir qu'il avait accumulé depuis trois siècles, lui, l'esprit supérieur, s'effaçait devant l'approche grandissante de sa mort. Et suprême ironie, la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher lui venait d'Almira, qui le laissait face à son destin.

« Qu'importe, cria-t-il, je ne mourrai jamais ! »

N'était-il pas la dernière incarnation de C, son dernier avatar ? Comment le savoir ?

« Qu'importe, clama-t-il. J'ai été le démiurge ! J'ai été la vie et la mort ! »

La vie et la mort.

Cette pensée le fit éclater de rire. Oui, lui, le démiurge, avait mis en mouvement de petites billes de matière. Et l'une de ces billes était devenue Almira. Elle s'était construite contre lui et elle lui avait volé tous ses pouvoirs.


------------------

Que voilà un looooong chapitre. Vous ne pouvez pas dire que vous n'en avez pas pour votre argent.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top