63. Le bout du cercle - 1
Des colonnes d'air chaud montaient des forteresses volantes à l'assaut de Vactis. Almira planait sans effort, tandis que tous les feux des forges d'Héphaïstos se déversaient sur la ville fortifiée. Les Vigilants fuyaient maintenant en masse, et ils avaient raison. Pour une fois, la dylnia ne se tenait pas du côté des almains, mais de celui des drakens.
Elle replia ses ailes pour accélérer en direction d'un drone esseulé. Le choc fut modéré. Insensible au feu de ses deux réacteurs à combustion, elle planta ses griffes dans le métal tendre et déchira une aile, puis s'écarta à la faveur d'un coup de vent. Que pouvaient quelques Vautour contre la toute-puissance des drakens ?
Au-dessus de Vactis, Ed Kile avait mis en place le même champ de perturbation des spores qu'alors, dans la Lande, pour vaincre Adriel. Les drakens étaient vulnérables. Régulièrement, l'un ou l'autre venait à s'écraser au sol, abattu par les drones ou achevé par des obus. Nombreux périraient ce soir. C'était le dernier sursaut de ces dieux du passé ; demain, Mondor, libre de toutes ses chaînes, changerait.
Almira slalomait entre des ballons de dirigeable enflammés, libérés de leurs attaches, qui flottaient quelques minutes comme des spectateurs hagards de la scène surréaliste, avant que l'enveloppe ne lâche. Vactis n'était plus qu'une succursale de l'enfer, un tourbillon ouvert sur le centre de la planète, où le vent attisait un magma vivant. Le tourbillon des flammes volait de tour en tour, nappait les hangars et engloutissait les usines.
Contempteur de tous ces almains, parfois innocents, soumis au jugement implacable du ciel, Ed Kile trônait au sommet du phare, accoudé à la balustrade, prenant des notes. L'avatar de C, le dernier sans doute, ne pouvait être que là, observateur imperturbable, déterminé à voir de ses yeux la puissance des scients qu'il avait contribué à créer. À assister au triomphe d'un monde dont il avait planté les graines.
Tout ceci n'était qu'une vaste expérience destinée à la production d'un savoir ; une vérité finale sur la vie avec laquelle il se tournerait vers l'univers en proclamant : j'ai compris !
Il aperçut Almira et lui fit un signe de la main.
Elle replia ses ailes et fondit sur lui, avant que quelque chose ne la percute. Une autre créature volante tournait autour d'elle, excitée par le sang qui gouttait maintenant à son flanc. D'autres griffes de platine, une autre peau de carbone.
Lorsqu'Almira arriva au phare, Ed avait déjà déserté les lieux. Elle s'arc-bouta sur l'antenne et la détacha de son support.
L'ascenseur semblait hors service et un corps à demi dévoré y gisait encore. Elle descendit les escaliers en volant presque, sensible à la présence maléfique qui la poursuivait et qu'elle serait obligée d'affronter.
Ed Kile était à elle. Il était temps de tuer ce corps de C.
Sous le phare s'étendaient les laboratoires et les principaux bureaux de Vigilance. Ed avait laissé la plupart des portes ouvertes à son passage. Elle franchit des couloirs de service, qui devinrent blancs et aseptiques.
Des cages s'étendaient maintenant sur les côtés. Y gisaient des monks, morts ou endormis.
L'un d'entre eux l'interpella de derrière ses barreaux. Son corps n'était plus qu'un squelette dans lequel flottait une âme, comme une ombre.
« Délivre-moi, dit-il dans un souffle rauque qu'elle n'aurait cru capable.
— Pas encore, Ijima. Les spores sont inconsistants. Ils ne pourront pas libérer ton esprit de ton corps.
— Mon esprit est déjà libre. »
Il n'avait plus de dents et la peau était tendue sur ses os. Elle le sentait malade.
Almira trancha les barreaux de la cage, dont elle n'avait pas la clé, et y entra. Le monk ne parvint même pas à se traîner vers elle. Elle s'agenouilla devant la silhouette décharnée, dont les yeux se voilaient. Ijima ne pouvait être guéri. Les expériences menées par C avaient ravagé son corps et planté dans sa chair une immense souffrance. Le simple fait de rester conscient lui coûtait un ultime effort, qu'elle ne pouvait le laisser dépenser en vain.
« Il n'existe qu'une seule manière, siffla-t-il. Il est temps. Mon esprit doit entrer dans le cercle. »
Elle posa la tête sur ses genoux, avec la délicatesse d'une mère, et récita lentement à son oreille :
« J'entends ta voix, monde.
Je suis arrivé au bout de l'univers, là où le Ciel et la Terre surgissent de chaque bord de l'immensité et ne forment plus qu'un, là où l'âme se dilue dans la lumière des étoiles et où le corps redevient poussière stellaire.
Je suis arrivé au bout du cercle, porté par la fuite du temps.
— Je suis arrivé là, dit Ijima de sa voix éraillée, effrayante. Au bout du cercle.
Il rouvrit ses yeux. Que voyait-il encore ?
— Toi, dylnia, tu es celle qui donne la vie et la mort.
— Nul n'a ce droit, monk.
— Ne sais-tu pas qui tu es ? Tu es celle qui a brisé le cercle. Tu as tous les droits sur cet univers ! »
Almira reprit le livre de l'Éveil. Le texte sacré des chamanes, jamais retranscrit, toujours transmis oralement de l'un à l'autre, traversait les générations comme la Vie elle-même. Ces mots symbolisaient le pacte entre les scients et les almains, sur lequel était fondée Mondor, mais sa philosophie englobait l'univers tout entier. De son commencement à sa fin, le monde dépendait d'une roue, d'un cercle, où naissance et mort n'étaient que deux miroirs opposés. Pour l'Éveillé, pour le conscient, ce cercle était une spirale, qui avait vu le jour dans l'étincelle originelle et s'achevait par la naissance de l'Être ultime ; sauf que ces deux événements étaient identiques. L'infini dans le passé et l'infini dans le futur se rejoignaient. L'univers était responsable de sa propre existence.
« J'ai connu le monde de mille manières et j'en ai vu surgir mille formes. Mes oreilles ont entendu le son de la lumière, mes papilles ont goûté la douceur des couleurs, mes yeux ont vu les plus beaux sentiments.
Mon esprit a façonné l'univers. Je lui ai donné texture, forme, couleur, chair, vie, âme. Ce que je suis est devenu l'univers et l'univers est devenu moi.
— J'entends ta voix, monde, l'interrompit Ijima. Aux confins de la création, sous le voile de la réalité, au-delà du temps, tu as gardé pour moi le plus grand mystère et je viens le saisir. J'ai conquis l'existence sur mon chemin, et j'en ai compris chaque instant. Il n'est une parcelle de réalité qui ne m'ait échappé. Je suis face à toi, monde, et j'attends ta récompense finale.
J'ai été chaque chose, chacun de tes avatars. J'ai été le jour et la nuit, j'ai été la lumière et l'obscurité, j'ai été l'ordre et le chaos, j'ai été la vie et la mort. De tout l'univers j'ai percé les secrets, sauf le secret de l'univers lui-même.
Mes yeux sont ouverts. Le rêve a pris fin. Je sais maintenant que je suis la lumière dans le néant. Je suis la vie. Je suis l'univers. Je suis éveillé.
Il hésita.
— Je suis éveillé, souffla-t-il, je suis éveillé, mon âme est libre.
Sa main aux longs doigts griffus se referma sur l'armure d'Almira.
— Tu es l'ordre et le chaos, dit-il, tu es la vie et la mort. Tu es parfaite et immortelle. Tu es l'esprit qui nage dans le cycle du temps. Tu es l'immortelle. Aide-moi.
Almira berça doucement sa tête, son bras qui retombait. Elle chercha un point sur sa gorge, y planta une seule griffe. Ijima arrêta son chant. Son cœur cessa de battre.
— Ici, au bout de l'univers, nous ne faisons plus qu'un, le cercle a pris fin, mon âme est libre », termina-t-elle en abandonnant le corps.
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