60. La balise

Que tous les êtres soient heureux et en paix.

Que la souffrance disparaisse de ce monde.

Ne croyez pas que c'est impossible, car tous ceux qui les ont déniés avant vous ont fait perdre des siècles à l'avènement inéluctable de ces rêves utopiques. Croyez-y, et le monde s'approchera de ce destin.

Sym


Les deux femmes portaient une tenue de ville soignée, pantalon de toile, chemise de flanelle et veste de cuir, et chacune une petite valise de travail. La Vigilante à l'entrée, qui examinait leurs cartes de journalistes, se surprit à les envier.

« Vous avez aussi des cartes d'identification ?

Elle vérifia les deux plaques d'aluminium. Les clés étaient correctes. Ce qui ne voulait rien dire, à part qu'il s'agissait bien de citoyennes de la Zone Surveillée.

— Et vous venez pour quoi ? demanda-t-elle.

En retrait, la petite blonde regarda sa montre, manière à la limite de la politesse de signifier que le contrôle s'éternisait.

— Pour enregistrer notre émission nocturne, en direct, dit la brune. Ça commence dans une demi-heure.

— Je vois.

— On parle de littérature. Ce soir Herbar Polsym.

— Qui c'est ?

— Un poète mort en 60 AFS.

— Pourquoi pas.

— Bon, eh bien, bon enregistrement. »

Un seul bâtiment avait accès à l'antenne radio, les studios d'enregistrement des trois chaînes qui émettaient à Donoma, dans lesquels Vigilance avait fait son nid depuis deux mois. Si les programmes de littérature étaient encore diffusés, ils avaient mis la pédale douce sur les questions de politique, hormis de régulières annonces officielles.

« Eh, Li ! »

C'était l'okrane qui venait pour la relève. Pas trop tôt. Son quart était terminé.

« Je ne comprends pas comment des gens peuvent travailler, même pendant la nuit.

— Et heureusement qu'ils sont là, dit le soldat. Sinon je m'ennuierais à mourir. »

Il tira l'antenne de son poste de radio portable et le posa à côté de lui. Peut-être pas réglementaire, mais idéal pour égayer les heures passées à faire le pied de grue.

« C'était qui, les deux que j'ai croisées ?

— Deux journalistes.

— Tu as vérifié les cartes ?

— Elles étaient valides.

L'okrane fronça les sourcils.

— Je viens du poste. Apparemment, ils ont échangé des coups de feu du côté du palais. C'est pas clair. Alors, je me méfie. Ça pourrait se généraliser. Est-ce que tu ne voudrais pas garder un œil sur elles ?

— Je vais faire ça. »

Li traversa le parc à l'herbe rachitique, sous l'éclairage blafard de quelques lampadaires, puis entra sans frapper dans les bureaux. Soldats de Vigilance et journalistes se partageaient les lieux dans une ambiance assez austère, les premiers surveillant les seconds sans se l'avouer.

Seule une poignée de vigilants était de garde. Les couloirs des salles de rédaction étaient vides comme au lendemain d'une fête. Elle alla jusqu'aux studios, et tomba avec la blonde.

« Tiens, vous êtes encore là ? s'étonna-t-elle. Vous venez parler littérature ?

— Je... euh... je faisais un tour.

— C'est calme, n'est-ce pas ?

— Très calme. »

Elle la suivit jusqu'au studio. Deux techniciens s'étaient déjà installés derrière les appareils d'enregistrement, et la brune, assise devant le micro, relisait ses notes.

Puis, sans un signe avant-coureur, Li sentit sa cheville se dérober, sa respiration coupée. La petite journaliste prit son fusil et le pointa vers elle. Ses yeux étaient indéchiffrables.

L'enregistrement avait commencé.

« Bonsoir à tous. Nous interrompons nos programmes pour une nouvelle particulièrement importante. »

Deux vigilants déboulèrent dans le couloir. Ils avaient entendu cette première phrase à la radio. La femme poussa Li sur le côté et tira dans leurs jambes avant qu'ils puissent dégainer.

« Il y a quelques minutes à peine, continua la journaliste, Vigilance a tenté de prendre par la force le contrôle du palais du gouverneur, mettant la touche finale à un plan d'invasion de la ville en bonne et due forme. »

Elle tourna la page.

« Aux dernières nouvelles, il s'agirait de la mort du gouverneur Chyselm Maklar. Tyell Maklar, devenu gouverneur, serait actuellement toujours au palais, entouré de quelques hommes loyaux, en train de se défendre contre cet assaut lâche et traître.

Vigilance a toujours promis la sécurité aux peuples de la Zone Surveillée. Cette nuit, elle a retiré son masque. C'est une organisation militaire dictatoriale et cruelle, visant à prendre par tous les moyens le contrôle unilatéral de Mondor.

Cette nuit, les drones survoleront notre ville et tenteront de la soumettre. Les blindés surgiront à chaque coin de rue, les hommes en armes vous menaceront. Mais nous sommes maîtres en notre ville. Au moment où je vous parle, la police se bat avec courage contre notre occupant. Nous nous efforçons de faire triompher la justice. »

Le courant fut coupé. Les vigilants rappliquaient dans le bâtiment.

Li vit l'éclat d'une lampe torche, les techniciens et les journalistes qui prenaient le large. Ils avaient mis d'étranges masques.

Quel était le sens de ce carnaval ?

Elle trouva une hache d'incendie et entreprit de suivre les conspirateurs. Ils montaient sur le toit du bâtiment sans fermer les portes derrière eux.

À l'extérieur, une bourrasque la décoiffa. On pouvait tout voir d'ici. Les grilles, en contrebas, avaient été enfoncées par un véhicule banalisé. Les vigilants semblaient totalement maîtrisés. Restaient des masques rouges, tous les mêmes, très éloignés de tous traits almains.

Au loin, une colonne de fumée montait de la base de Vigilance. De l'autre côté, c'était le palais qui semblait la proie des flammes.

Elle entendit le sifflement des Vautour.

Ils étaient là. Ils étaient toujours là. La seule vraie arme de Vigilance. Les drones.

L'organisation avait consacré ses jeunes années à la sauvegarde de cette technologie, et à la production en quantité de ces machines de guerre.

Ils étaient là pour remettre de l'ordre et de la terreur. Ils vont frapper la balise radio, songea-t-elle. Le bâtiment y passera en même temps. Les Vautour ne s'embarrassent pas de précision. Les pilotes, cachés derrière leur anonymat, ne craignent pas de faire une erreur.

Malgré l'obscurité, elle crut voir distinctement passer les drones devant elle, à quelques dizaines de mètres à peine. Mais ils évitèrent l'antenne émettrice. Ils s'écartèrent sur les côtés, descendant en ligne droite, et s'écrasèrent plus loin dans la ville d'un même mouvement.

La lumière était revenue autour de l'antenne. Malgré la coupure temporaire, le générateur de secours à essence, avait été mis en marche et crachait un peu de fumée.

Li chercha sa radio. La fréquence du commandement était brouillée. Celle des drones aussi. Ils étaient dépendants de ces fréquences. Certes, Vigilance en changerait, mais pour l'heure le ciel de Donoma était vide.

Elle leva les mains en signe de reddition. Les deux journalistes masquées la tenaient en joue. Leurs comparses s'étaient postés sur le toit avec des fusils, pour surveiller la grille ouverte.

« Pourquoi les masques ? demanda-t-elle. Vous êtes quoi ? C'étaient deux fausses cartes de presse ?

— Non, dit la plus petite. Je suis bien journaliste. Je suis bien donomane. Je vis ici depuis des années.

— De quelle faction êtes-vous ? Qui représentez-vous ?

— Nous voulons vaincre la violence, mais nous y recourons ; nous voulons vaincre la souffrance, mais nous la provoquons. Nous sommes soumis à la justice et à la morale, mais nous doutons.

Vigilance doit, aujourd'hui, déposer les armes. Nous accomplissons une partie de cette nécessité.

Ce pays n'est pas le nôtre, et nous n'y existons que pour cette nuit. Demain, Donoma sera rendue à son gouverneur, et son peuple en sera maître. »


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Les choses vont vite. Trop vite ! Dans cinq ans, je délaierai un peu ces chapitres. Pas maintenant, faute de temps, comme d'habitude ^^

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