57. L'armée - 1
Donoma, 137 AFS
« Je pensais vivre plus longtemps.
Je pensais avoir le temps de t'apprendre ce que j'ai longtemps négligé... car je pensais... avoir quelque chose à t'apprendre. Mais l'éducation est quelque chose de subtil. Quand on la reçoit, on ne se rend pas compte de son intérêt. Quand on cesse de la recevoir, on la regrette, on regrette avec amertume ces temps de simplicité. Et puis l'on apprend seul.
Tu n'as jamais cessé d'apprendre seul. Et ce n'est pas que tu avais besoin de moi : tu avais besoin que je ne sois pas là. Afin d'être différent de tout ce que j'ai été. À l'image des mondes nouveaux.
Florelia...
Notre mariage était arrangé, j'en conviens, mais j'ai toujours été fidèle...
Non, je ne regrette pas... je ne regrette pas ce que tu m'as caché.
Je suis fier de ce que tu as donné à Tyell. Je suis heureux de ce qu'il est devenu.
Tyell, veille sur le reste de ta famille. Je sais qu'ils sont tous dans cette maison. Victoria et ses incapables de parents. Je dois être le seul à mourir.
Le seul. »
Tyell regarda la figure paisible de son père. Sur la table de chevet, dans un petit bol en faïence, le fond de l'infusion que son médecin personnel lui avait fait boire avait séché. Officiellement, Chyselm Maklar s'était éteint de mort naturelle. Mais bien sûr, cet homme fier, qui avait combattu la maladie depuis si longtemps, ne pouvait s'en aller que vainqueur face à elle.
Quelqu'un entra. C'était le médecin. Un homme de haute stature, bien mis, très maniéré.
« Monsieur Maklar, il est temps. »
Chyselm était mort depuis une heure, tout au plus, et désormais le palais tout entier allait se réveiller. Le crieur public venait de sortir sur le parvis ; qu'importe qu'il soit une heure du matin. Les journalistes veillaient eux aussi depuis des jours, entre les camions des Vigilants qui montaient la garde.
Tyell acquiesça. Il jeta un regard à Florelia. Sa mère, mutique, rabattit sur ses épaules le châle noir des rudes hivers. Il ne restait plus de larme à verser. Seulement du sang.
***
Le laquais en perruque descendit les marches pour la proclamation. La grille se referma derrière lui en claquant. Les soldats l'observaient, circonspects, suspendus à leur radio, attendant les ordres.
Ils commencèrent à disperser et à emmener les journalistes. Deux camions supplémentaires avaient maintenant complètement bloqué la rue.
Le crieur regarda tout cela avec étonnement, puis commença son discours.
« En ce jour du 27 mars de l'an 137 AFS, Chyselm Maklar, gouverneur, protecteur reconnu de notre belle ville de Donoma, nous a quitté.
Fang Yin s'attendait à la phrase. Elle jeta son mégot au sol, alluma sa radio.
— Pour Bagdanov, à la base de Haven. Le vieux est mort. Donnez l'ordre.
— Un instant, dit l'opérateur de la balise. On transmet.
— En conséquence de quoi, comme indiqué dans le testament du mort, ouvert en ce jour en la présence de son Honneur le juge Dalpierre...
— Bon, ça vient ? »
Quelque chose ne tournait pas rond. Fang pouvait le sentir sans difficulté. Tyell leur préparait une surprise.
Elle fit signe aux soldats de se positionner. Dans le dernier camion arrivé sur les lieux se trouvaient des armes lourdes. Non que Fang eusse l'habitude de régler ses différents au lance-roquettes, mais l'idée d'avoir ce genre de moyen de pression à portée de main la rassurait.
« Tyell Maklar, fils de Chyselm Maklar, est nommé gouverneur de Donoma.
— Réponse du général, dit l'opérateur. Ordre donné.
— Puisse-t-il diriger avec discernement et dignité. Longue vie au gouverneur.
Les soldats chargèrent leurs armes et commencèrent à monter les marches. Fang se rua vers l'un des camions, sauta sous la bâche et sélectionna un de ses jouets dissuasifs. Le crieur était tout sauf dupe du manège en cours ; il s'enfuit prestement, main sur sa perruque.
— Ouvrez les grilles ! beugla un des vigilants.
Pas de réponse de l'intérieur. Sur la façade du bâtiment, les lumières s'éteignirent comme à la veille d'un coup d'État. Fang avait eu le temps de voir des silhouettes se mettre en position.
— Le palais de Donoma est placé sous la juridiction de Donoma ! lança une voix du deuxième étage.
— Vous croyez qu'on peut faire le mur de l'autre côté ? demandait un soldat.
Elle lui mit dans les mains une malle métallique d'une dizaine de kilogrammes au moins.
— Mur trop haut, grogna-t-elle, ils ont des barbelés, ils nous tireront comme des lapins.
— Vous êtes ici à Donoma, placée sous la tutelle de Vigilance, répondit un okrane, qui attendait devant la grille. Vous êtes tenus de nous ouvrir. »
Une rafale de balles arrosa les marches, sans faire de blessés. Les vigilants se dispersèrent et ripostèrent en direction des étages plongés dans le noir. L'okrane, un capitaine, se glissa derrière un des camions blindés et y retrouva Fang, occupée à ouvrir la mallette et à monter une arme.
« On défonce la grille avec un des camions, proposa-t-il.
— Inutile. »
Vigilance employait rarement ce genre de lance-fusée sol-sol. Pour abattre des scients, mieux valait avoir recours à une frappe de drone, toujours plus efficace, plus claire et plus sûre. Un loup-tigre enragé n'attendait jamais bien sagement qu'on le repère et qu'on le cible.
D'une deuxième mallette plus petite, elle tira une tête explosive jaune rayée, qu'elle entreprit de placer dans le canon, avec des gestes habitués et un calme olympien.
Fang portait une combinaison différente de celle des soldats, améliorée au fil de son expérience du terrain. Noire, pare-balles et ignifugée. Pas de casque. Elle ne craignait pas la mort. Après tout, n'avait-elle pas survécu au crash d'un dirigeable contre une montagne, en sautant en plein vol dans les arbres de la taïga ? N'avait-elle pas passé plusieurs jours seule dans cette maudite forêt à chasser au couteau, avant que Vigilance n'envoie une mission de secours ?
N'avait-elle pas abattu un draken, et pas des moindres ?
Aux vigilants sous ses ordres, Fang inspirait une saine terreur.
Ayant terminé son montage, elle cria aux soldats de s'écarter, et sans attendre, surgit de derrière le camion et fit feu.
La grille disparut dans une explosion assourdissante. Une vigilante fut balayée sur le côté, son casque fit un bruit mat en retombant sur les pavés. Un morceau de métal se ficha dans le capot du camion, puis une grêle de balles s'abattit en réponse, toujours depuis la façade.
Les vigilants ripostèrent sans attendre.
« Vous avez des lacrymos ? demanda Fang.
— On a aussi des grenades explosives.
— Parfait. »
Un médecin traîna la blessée à l'abri. Il lui faisait un garrot à la jambe. Ses blessures étaient impressionnantes, mais elle était encore consciente. Elle ôta même son casque avec des gestes fébriles, pour invectiver Fang.
« Eh ! Pourriture !
— Ne me faites pas rire, dit Fang en chargeant un fusil-mitrailleur de meilleure qualité que ce qu'on donnait aux soldats.
— Arrêtez de bouger, disait le médecin à sa patiente. Vous perdez du sang.
— Bon, allez, dit Fang à l'okrane. Suivez-moi. »
Il y avait de l'amusement dans sa voix.
Tout autour de la grille et des dernières marches broyées subsistaient des flammèches. Une fumée noire épaisse et aveuglante nappait les environs et leur assurait une protection temporaire. Les donomanes faisaient feu au hasard, à intervalles réguliers.
Fang courut en direction de l'entrée. Un ou deux hommes qui la suivaient furent touchés sur le chemin.
La grille avait été fracassée, les barreaux de fer forgé tordus vers l'intérieur. Elle y donna un coup de pied pour l'ouvrir complètement, puis lança une grenade en direction de la porte d'entrée, qui connut le même sort.
« Fang-sen ! dit l'okrane qui la talonnait. Quels sont exactement les ordres ? »
Il avait mis un masque sur son visage pour se protéger de la fumée, ce qui gênait sa visibilité. Fang n'avait cure de l'encrassement de son visage ni de ses poumons. Elle venait de passer la porte d'entrée ; des tirs illuminèrent le rez-de-chaussée.
« Extraire Tyell Maklar, dit-elle simplement en s'installant derrière le mur éventré. Tuer tous les autres si nécessaire. »
L'okrane entendit des tirs derrière lui et se retourna, surpris. C'était impossible. Vigilance tenait la rue et le reste de la ville. Une balle faucha son tibia et il s'effondra dans les décombres qui l'entouraient. Indifférente, Fang reprit son exploration du bâtiment. Le monde entier pouvait s'effondrer sur elle, Tyell Maklar devait sortir d'ici. Vivant ou mort.
***
Quelqu'un avançait jusqu'à l'okrane avec calme. Il se retourna sur le dos, ce qui fit jouer son os brisé dans une douleur insupportable. C'était un soldat de Vigilance. Un membre du groupe qu'on lui avait assigné. Hormis cela, il n'en savait pas grand-chose.
« Combien de personnes sont entrées ? demanda-t-il.
L'okrane essaya de bouger de nouveau. Son fusil était tombé à côté de lui.
— Combien ?
— Juste Fang Yin. »
De nouveaux tirs dans le bâtiment, cette fois au premier étage. Un homme abattu passa au travers d'une fenêtre et fut avalé par la fumée qu'un coup de vent plaquait contre la façade.
L'homme fit signe qu'il avait compris. D'autres accoururent derrière lui.
« Est-ce que nous avons votre reddition ? »
Il reconnaissait ce nouveau visage. Lysen Partel. Il s'était procuré des uniformes de Vigilance. Rien de très difficile à Haven.
« Oui, dit difficilement l'okrane. Mais ça ne va pas durer longtemps. Le commandement va envoyer des drones. Ils ne feront pas dans les détails. »
Lysen acquiesça. Les Vautour, l'ultime pouvoir de Vigilance, s'abattraient sur eux comme un procès sans avocat. Ou bien ils avaient un moyen d'y faire face, ou bien leur défaite serait soldée d'ici quelques heures.
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