55. La destitution - 1


137 AFS


Ijima se détacha d'une branche bleue et en sauta devant Tyell. Le monk, qui circulait dans son élément, se jouait de lui.

« Que cherches-tu, jeune almain ? Tes deux amies ?

— De quoi est fait ce monde ?

— Les saules et les autres scients te transmettent des impressions, et tu leur en transmets en retour. La fusion de toutes ces consciences crée ce demi-monde dans lequel évoluent les esprits. Mais tu n'as vu qu'un petit nombre d'entre eux, jusqu'à présent. Les plus anciens ont vu leur être dispersé à travers le monde, ils sont devenus le monde ; si vastes que ton œil ne peut en embrasser la totalité.

Malina et Almira ne sont pas ici, je crains. Pour les quérir, il faut passer par un contact, un esprit qui connaît mieux que toi ce monde, voire en fait partie.

— Toi, par exemple.

— Moi, par exemple. Tu veux que je leur transmette un message ?

Tyell hésita.

— Tout bien réfléchi, tu le sais déjà.

— J'en sais plus sur toi que toi-même, gloussa Ijima.

— Le monde se prépare à contre-attaquer Vigilance, n'est-ce pas ?

— C'est ce dont j'ai l'impression.

— De quel monde fais-tu partie, Ijima ?

Le lémurien sourit.

— Pas très loin de là ou tu te trouves, il y a une cité almaine. Au plus profond de cette cité, des laboratoires. Des centaines de scients y sont enfermés comme spécimens. Dont moi. J'ai abandonné depuis longtemps ce corps emprisonné. Il dépérit. Je ne pense pas devoir le sauver. La seule chose qu'il me reste à faire, c'est mourir. Lorsque mon esprit évoluait dans le monde des scients, je t'ai vu ; j'ai pensé que tu pouvais m'aider. Tout compte fait, c'est Almira qui en aura l'occasion, pas toi. Mais notre pacte n'en tient pas moins.

— Quel pacte ?

— Nous nous associons pour l'équilibre du monde, sauver ce en quoi nous croyons et ceux que nous voulons protéger.

Ijima bondit d'une branche à l'autre.

— Almira s'apprête à lever une armée. Vactis sera détruite. Malina est en chemin vers Donoma. Dans deux mois, vous reprendrez la cité.

— C'est tout ? Et les armes de Vigilance ?

Le lémurien pensif laissa dodeliner sa tête, telle un fruit oblong secoué par le vent.

— Les armes de Vigilance ne sont que des jouets dans ce monde. Tu l'as bien vu. Tu le sais. Et le reste du monde le verra bientôt. »


***


Haven, 137 AFS


Le regard de Paulem Partel parcourut la salle, lourd comme une veille d'orage. Tout s'était déjà joué.

Au bout de la table des négociations se tenait Patrick Bagdanov, le général commandant l'exécutif de Vigilance, mains sur le bois vernis, souriant.

Les conseillers étaient alignés des deux côtés, rouges, suants, soufflants. Il régnait une chaleur étouffante. Seul Paulem était resté de marbre, digne, les autres ouvrant leurs pourpoints, desserrant leurs nœuds, éventant leurs chemises.

Leurs regards allaient de Paulem à Bagdanov, oscillant comme les yeux d'un malade. Ils attendaient la fin du duel silencieux et la nomination du vainqueur.

Le greffier venait de recompter les votes. Il se racla la gorge, et d'une voix faiblarde, égrena :

« À neuf voix contre deux, la loi de préservation génétique est adoptée par le conseil de Haven. »

Les hybrides seraient recensés et interdits d'habiter dans les grandes villes, dont Haven et Lonia.

« À dix voix contre une, la loi de soutien à la défense de Haven est adoptée par le conseil de Haven. »

Vigilance prenait le contrôle des opérations, tout en douceur.

La veille au soir, deux nouveaux contingents de soldats étaient entrés dans la ville, sans déclencher la moindre réaction. Le conseil avait étouffé l'affaire.

Car Paulem avait manqué un des coups de ses adversaires : le conseiller Gertrand possédait des parts dans tous les principaux journaux de la ville. Il avait mainmise sur la presse. Et il était favorable à Vigilance.

« Notez, greffier, dit Paulem d'une voix sèche.

Suite à l'adoption des deux motions que je n'avais pas défendues, je démissionne de mes fonctions au Conseil de Haven. Je déclare mon poste vacant et le conseil libre de choisir son prochain président. »

Il avait fallu deux mois pour que les tractations politiques arrivent à leur terme. Vigilance avait acheté les conseillers, un par un, avant que les lois soient soumises. Devant la victoire manifeste de l'autre camp, Paulem était obligé de démissionner.

Il le savait depuis plusieurs mois. Il avait déjà consommé la rage froide qui aurait pu le prendre, et n'accordait plus à tout ceci qu'une attention minime. C'en était fini de Paulem Partel en politique. Ainsi soit-il.

La séance fut bientôt close, et les conseillers se retrouvèrent dans la salle des conférences. On avait déjà préparé le cocktail d'adieu pour Partel, les journalistes attendaient avec impatience son allocution. Ils étaient assis en rang d'oignon sur leurs chaises, carnets à la main, regards vifs.

Gertrand se goinfra de quelques pâtisseries avant de se traîner vers un des sièges, suivi de la haute silhouette de Bagdanov.

« Chers amis. »

Paulem feignait l'émotion..

« Une fois de plus, certains voudront titrer que le jeu de la politique a laissé sur le carreau l'un de ses participants. Mais ils n'en est rien. Sachez que j'assume pleinement la défaite connue aujourd'hui. Elle représente aussi les changements d'opinions qui se font en notre cité et que je ne peux que reconnaître. Il est juste que Haven soit dirigée par un conseil qui la représente.

J'ai décidé, par ailleurs, de me retirer de la vie politique. Nul doute que ces années passées au conseil ont été bien remplies, et pour moi, l'heure est venue, suprême gratification, de vivre en les murs de cette ville comme un citoyen normal, comme l'un d'entre vous tous. »

Un cortège de cartons, déménagement déjà diligenté, circula quelques instants dans le fond de la pièce.

« Je remercie mes collaborateurs pour toutes ces années de travail commun, ainsi que les autres membres du conseil que j'ai connus ; qu'ils aient été mes alliés ou adversaires politiques. Je suis sûr que ceux qui me succéderont sauront eux aussi donner à Haven ce qu'elle mérite, et préserver les Terres Occidentales. Je vous remercie. »

Il quitta son pupitre sans prendre de questions, laissant les journalistes sur leur faim.

Un correspondant de Vigilance, venu tout droit de Vactis, éteignit son micro, et voyant qu'on n'obtiendrait rien de plus de Partel, sortit de la pièce en premier.

« Excellente allocution, dit Bagdanov.

Il serra la main de Paulem.

— Bien que nous soyons en désaccord, ce fut un plaisir de traiter avec vous. J'ose espérer voir bientôt le jeune Lysen se lancer en politique.

— Vous seriez surpris, dit Paulem, une nouvelle lueur dans le regard. Lysen est jeune, et il a de plus grandes ressources que moi.

— Je ne doute pas qu'il les mettra au profit de la bonne entente entre Vigilance et Haven.

— Je ne doute pas qu'il les mettra au profit de Haven.

Bagdanov sentit le défi et son visage se figea.

— Étant entendu qu'Haven a beaucoup à gagner de sa collaboration accrue avec Vigilance.

— Ce n'est plus à moi de voir, comme vous pouvez l'imaginer. »

Paulem lui sourit et le laissa sur place. Au fond de lui, Bagdanov ressentirait l'amertume de la défaite, sans pouvoir se l'expliquer.


***


Le conseiller Gertrand soupira.

On ne lui avait toujours pas apporté son petit-déjeuner.

Il regarda sa montre.

La porte de son bureau de président du Conseil s'ouvrit en grand, et sa joie se décomposa lorsqu'il découvrit, au lieu de son secrétaire portant un plateau, les épaulettes clinquantes de Bagdanov, son visage de bouledogue menaçant, et son poing refermé sur une feuille de chou.

« Qu'est-ce que c'est que ça ?

Gertrand rajusta ses lunettes et attrapa le papier que lui jetait le général, entreprenant de le défroisser.

— Hum. Le Spectateur. Un petit journal. »

Il lut le plus gros titre.

« Vigilance fait son dernier mouvement sur le conseil de Haven. Partel évincé. Des nouvelles de Donoma, une manifestation dégénère, l'état de Chyselm Maklar empire. Tout sur le vote de camelote effectué hier soir. Gertrand devient président du Conseil. « Je n'en ferai qu'une bouchée. » Oh, excellente caricature. Il est vrai que j'ai un appétit sincère. »

Froissant de nouveau Le Spectateur et l'envoyant dans la corbeille à papiers, Gertrand haussa les épaules en exsudant :

« Que voulez-vous, c'est ce qu'on appelle la liberté de la presse.

— Je croyais que c'était un petit journal. Tous les autres sont à vous, non ?

— Hum... oui.

— Alors que fait-il en devanture de tous les kiosques ?

— C'est ce qu'on appelle... une manœuvre politique.

— Partel nous a eus, c'est ça ?

— Non. Sans doute un ami d'un ami d'un ami de Partel. Mais que voulez-vous. Je mettrai les moyens. Je rachèterai Le Spectateur. Sa bravade ne durera pas très longtemps.

— Il suffit de pas grand-chose...

— Par ailleurs, avez-vous vu mon secrétaire ? »

Fulminant, Bagdanov sortit du bureau sans fermer la porte.


-----------------------

L'instant politique !

Par ailleurs, il reste royalement une dizaine de chapitres pour finir le bouquin.

Oui, moi aussi, je suis surpris.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top