54. Évasion - 2


Saeko avait hésité à voler un véhicule, mais le niveau technologique de Vigilance et la fièvre paranoïaque dans laquelle baignait l'organisation l'avaient convaincue du contraire. Les machines devaient être toutes repérées par balise radio. Une fois grimpés à bord, elle et Tanak auraient fait une cible trop facile pour une frappe de drone.

Ils devaient donc sortir de Vactis à pied.

Le bunker où ils avaient été retenus faisait partie d'un ensemble de souterrains creusés sous la tour centrale – et antenne radio principale – de la ville. Une fois entré dans le corps de Fang Yin et remonté jusqu'à son cerveau, le nanoscope avait pu extraire des données de repérage de sa mémoire à long terme. Elles n'étaient pas entièrement fiables, mais suffisantes pour tracer un itinéraire approximatif jusqu'à la sortie.

Les deux premiers Vigilants croisés sur le chemin leur permirent de se fournir en uniformes. Lorsque l'alarme sonna, Saeko et Tanak firent mine d'avoir un ordre urgent à suivre, se joignirent à un groupe qui sortait du bunker, et passèrent cette première étape avec brio.

Jusqu'à l'ascenseur.

La cabine grillagée se ferma sur eux et un groupe de soldats. Une lueur acide annonçait l'extérieur, vingt mètres au-dessus d'eux. Le moteur électrique mit en marche, le câble commença à les hisser vers la liberté, non sans un déluge de cliquetis mécaniques. Un courant d'air jouait à l'orgue entre les rangées de barreaux et les murs de béton maculés d'humidité rance.

Les deux membres de la Division 1 se mirent à l'écart et se lancèrent dans un faux dialogue à voix basse, pour rester inaperçus au sein du groupe.

« Ils sont en train de fermer les accès, disait une Vigilante. Apparemment, ça va s'étendre au phare, peut-être à Vactis.

— Je ne savais même pas qu'on avait une prison ici, reconnut un homologue. On est censé rechercher qui ?

— C'est pas clair. Les ordres sont passés par le Commandement, mais ils disaient juste de vérifier plusieurs fois toutes les entrées et les sorties.

— Pourtant, nous, on est bien en train de sortir.

— Je suis de la quatrième compagnie, vous savez où je dois aller ?

— Quatrième, c'est la porte Nord.

— Et vous deux ? »

Il restait quelques mètres à peine.

« Septième compagnie » dit aussitôt Tanak.

Le peu de temps déjà passé à Vactis et les quelques interactions avec des mondores leur avaient permis de perfectionner leur accent. Pourtant, la phrase laissa un silence de mauvais augure.

« Je suis de la sept, dit la femme. On se connaît ?

— Désolé, corrigea Saeko, il voulait dire la sixième compagnie, section sept.

— Sous les ordres du commandant Baron ?

— Exactement. »

Les quatre soldats échangèrent un regard. C'était une mauvaise réponse. La femme appuya sur la commande d'arrêt d'urgence ; Saeko lança une main vers un cou visible, dont le col n'était pas fermé, et y posa son index. L'aiguille qui saillait de son doigt d'un demi-centimètre traversa la peau et le sédatif, injecté dans une artère, se déversa dans le système sanguin. De l'autre main, elle poussait déjà l'homme sur le côté avant qu'il ne lui tombe dessus. Son pied fonça en direction d'un genou, qui se déroba avant même de céder, puis repartit en arrière comme un ressort pour frapper au creux de l'estomac.

Tanak ouvrit la grille du plafond et s'élança le premier ; il offrit sa main pour l'aider à monter. Les gants des Vigilants leur permirent de monter le long des câbles d'acier sans y perdre la peau des mains.

L'ascenseur débouchait dans un hangar au toit plat, percé de fenêtres trop rares, où des caisses standardisées s'amoncelaient en lignes, comme une armée au repos. Le hurlement d'une alarme montait déjà de la cage, et avait attiré sur eux un Vigilant de faction. Les agents de la Division passèrent sans presque lui accorder d'attention, disparaissant dans une des travées.

L'air baignait dans une odeur écœurante. Vactis se prétendait ville, mais n'était qu'une base centralisée, cernée de clôtures et de miradors, où Vigilance chérissait ses deux biens les plus précieux. Les drones vénérés tels des reliques d'un passé divin, qui décollaient de pistes de bitume entretenues avec soin, et l'usine à biomasse, dont la lagune bouffie d'algues vertes à haut rendement diffusait des émanations de pourriture. Vactis était construite comme un écrin autour de ces deux outils indispensables au pouvoir de Vigilance.

Une opportunité se présenta à Saeko et Tanak, un camion qui démarrait au sortir de l'entrepôt, dans lequel ils grimpèrent. Le conducteur crut sans doute avoir trébuché sur un nid-de-poule.

Leur chauffeur leur offrit un rapide tour du propriétaire. Les étendues de béton et de bitume vieillissant alternaient avec des bâtiments répartis en étoile autour du phare, la tour qui les dépassait en hauteur et parvenait presque à s'élever au-dessus du smog permanent de l'usine. Pour l'approvisionnement en eau potable, Vigilance pompait dans une nappe phréatique ; pour l'accès à la mer, un canal découpait la terre en deux jusqu'à l'océan voisin de quelques kilomètres.

« Des Octopodes ont construit ces terrains, dit Tanak, sans doute dans les premières années après la chute des astéroïdes sur la planète.

— La raison d'être de Vigilance est de protéger Mondor. En théorie, elle n'a jamais dévié de sa trajectoire.

— En pratique, elle a commis cette hypocrisie classique des régimes totalitaires. Utiliser l'horizon du bien commun pour justifier d'affranchir l'État de toutes les règles morales, y compris de celles que les citoyens sont supposés respecter. »

Guidée par les extraits de la mémoire de Fang Yin, Saeko suivait le déroulé des rues. Elle indiqua à son coéquipier qu'il était temps de descendre.

La porte Sud n'était plus très loin d'eux. Une fois sortis du périmètre étendu, ils disparaîtraient dans les forêts environnantes. Fang Yin n'avait fourni à Saeko qu'une topographie sommaire du terrain, mais l'okrane saurait trouver la direction de la ville de Donoma, qui lui semblait un bon point de chute.

De loin, ils virent la grille de métal fermée et scellée. La nouvelle de leur évasion avait déjà fait le tour de Vactis, bloquant des voitures de patrouille. Saeko et Tanak passèrent au milieu des soldats.

« Le mur fait huit mètres de haut, transmit l'okrane par le biais du nanoscope. De ce côté, les plantes grimpantes n'ont pas été nettoyées depuis un mois. On devrait pouvoir s'en aider pour descendre.

— Tu es sûre de toi ?

— Fang Yin déteste ces plantes. Elle ne cesse de répéter aux commandants que c'est préoccupant pour la sécurité. »

Profitant de la confusion dans laquelle se trouvaient les Vigilants, les deux agents de la Division montèrent dans un mirador collé au mur de béton. Saeko endormit l'okrane en faction. Conformément à son souvenir emprunté, le panneau de métal bruni qui fermait l'ouverture leur laissait juste assez d'espace pour sortir. Elle passa la tête et calcula leur descente. En s'y prenant bien, ils n'auraient rien de cassé.

« Je passe devant. »

Elle se plaqua contre le béton et glissa sur presque un mètre, élimant le cuir durci des chaussures et les manches de sa tenue grise. Une branche surgit à temps pour amortir sa chute. Elle sortait de terre comme un tentacule de kraken, déployé pour happer la muraille et la noyer dans les profondeurs. Saeko tendit la main pour attraper une autre branche, mais ne fit que l'effleurer ; son poignet s'érafla sur la muraille.

Le nanoscope l'informa qu'elle venait de perdre des couches d'épiderme sur une bonne partie de la main. Les nanomachines de son bras convergèrent pour remplir la plaie ; sa paume devint noire.

Elle saisit une liane, qui tint bon, et remercia les réflexes très efficaces intégrés à ses processus sous-corticaux par le nanoscope. Sa reconnexion avec le passé arboricole des primates ne dura pas deux secondes de plus. Elle atterrit au sol ; Tanak la suivait. Les arbres devant eux, tordus et meurtris à cause d'élagages réguliers, semblaient se tendre vers eux pour les accueillir.

Du mirador, un Vigilant ouvrit le feu. Le nanoscope, qui outrepassait les prérogatives du cerveau en la matière, prit l'initiative de presser les glanes médullosurrénales, qui déversèrent un torrent d'adrénaline dans son sang. Du coin de l'œil, Saeko vérifia que Tanak la suivait dans sa course. Du bois éclatait autour d'eux en rafales. Ils ne s'arrêtèrent pas avant deux kilomètres et un terrain suffisamment accidenté pour gêner les Vigilants qui ne manqueraient pas de se jeter à leur poursuite.

« Est-ce que... »

Le nanoscope entra dans son champ de vision tel une marée rouge, imprimant des notifications par-dessus la forêt environnante, directement sur son cortex visuel. Bientôt, les messages fusionnèrent. L'ordinateur interne de Saeko cherchait la meilleure manière de résumer la situation. Elle comprit sans son aide et se tourna vers Tanak, qui se tenait contre un arbre.

Il tomba comme une plume, au ralenti, laissant à Saeko le temps d'amortir sa chute dans les feuilles mortes.

Son nanoscope, synchronisé avec celui de Tanak, indiquait dans sa vision augmentée la position des impacts de balles. Tanak avait couru sur deux kilomètres avec quatre projectiles dans le corps, dont un près d'une artère pulmonaire, qui était entré dans le dos en perforant un rein.

N'eût-il été un augmain, il serait mort sur le coup. Mais les nanomachines dispersées dans son corps avaient contenu les hémorragies pour permettre sa fuite. Jusqu'à maintenant.

« Pourquoi... pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ?

— Ne fais pas semblant de ne pas avoir compris. Il fallait courir. Là, nous sommes assez loin, nous avons les quelques minutes qui nous manquaient.

— Est-ce que tu as mal ?

— Ça commence. Écoute-moi bien, Saeko. Je ne me relèverai pas. »

Le nanoscope confirmait chacun de ses dires. En transparence apparaissaient les dégâts internes, considérables, impossibles à colmater. Tanak tremblait. Malgré le soutien de la machine, son corps ne tenait plus. Ce sang qui imbibait sa tenue ne pouvait être remplacé.

Saeko ouvrit la tunique et déchira la chemise de son coéquipier. Dans les blessures ouvertes bouillonnaient des nanomachines débordées, insérant des dégradés de noir dans un flot rouge inarrêtable. Elle voulut approcher la main.

« C'est hors de question. Me transmettre tes nanomechs ne me servira à rien. Ce corps est fichu. Écoute-moi bien, Saeko. Tu vas m'abandonner ici.

— Effectue une empreinte. Là, maintenant.

— Nous n'avons pas le temps. Je vais purger les nanomechs de ce corps et te les donner. Ces fous de Vigilance ne tomberont pas dessus. Tu vas poursuivre la mission. Tu vas ouvrir Égide. Tu retourneras sur le Carlsson. Tu lanceras l'émulation de mon empreinte. Toi et personne d'autre. Et, si cela fonctionne, si je vis de nouveau, tu m'expliqueras. Tu me donneras la mémoire de cet instant. »

Questions et hésitations fondirent sur elle comme une nuée de vautours. Saeko les écarta. Dans sa situation précaire, le temps était précieux. Elle devait laisser Tanak mourir, et lui permettre de revivre, si l'empreinte de son connectome prise sur le Carlsson fonctionnait.

« Est-ce que c'est d'accord ? »

Elle acquiesça. Le nanoscope se permit d'analyser sa réaction, la jugeant positive. Lorsque cette notification lui parvint, Tanak ferma les yeux de soulagement. Il dérivait déjà.

« Reste celle que tu es, dit-il encore. N'aie aucune colère et ne créée aucune souffrance. Tous les êtres, venus et à venir, doivent être heureux, quels qu'ils soient.

— Je penserai à toi jusqu'à ton retour.

— Je sais. J'aurais dû mourir, mais ton amour me sauve.

— Je voudrais pleurer, mais il est déjà trop tard. Ces larmes ont séché en moi. Il y a maintenant un désert de sel dans mon cœur.

— Marche sur ce désert. Là-bas se trouve la paix. »

Ce fut tout. Le nanoscope, qui lui avait permis de parler encore, désertait les régions périphériques de son corps et convergeait au niveau de l'abdomen, où la peau se craquelait sous la pression des nanomachines.

Saeko n'avait jamais réalisé une fusion de nanoscope, mais elle savait son organisme capable de supporter sept cent grammes de nanomechs de plus.

Le cœur de Tanak avait cessé de battre et son encéphalogramme s'aplatissait. Elle posa sa main meurtrie au niveau de son nombril, là où se rassemblaient les serviteurs microscopiques. Ils entrèrent par l'interface artificielle qui remplaçait son épiderme malmené et remontèrent le long de son bras, formant sous la peau des rivières qui saillaient par-dessus les veines.

Tanak était mort, mais elle le ferait vivre de nouveau.

Elle exercerait envers Vigilance cette compassion universelle que prônait sa religion et sa morale. Elle ne connaîtrait pas la colère, sentiment tout juste bon à causer plus de souffrance. Et au nom de ces almains emprisonnés sous la double dictature d'Égide et du pouvoir de Vactis, deux armes censées protéger et devenues des monstres hypocrites, elle mènerait à bien sa mission.

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