52. Donoma
Parti dans la discrétion, Tyell rentra sans se soucier des regards. En théorie, Vigilance l'avait gracieusement raccompagné ; en réalité l'organisation le traînait comme un trophée. Il traversa à pied le plus grand boulevard de Donoma, encadré d'officiels, en direction du palais du gouverneur. L'hiver avait secoué les branches des arbres. Dans l'humidité sévère du matin, quelques badauds béats étaient coincés derrière des rangées au cordeau de soldats de Vigilance, uniforme gris, casque fermé et fusil à la main.
Il avait vu les drones circuler dans le ciel, paradant tels des nuées de vautours, et s'était lavé de toutes ses illusions. Vigilance ne cachait pas qu'elle avait le plein contrôle de la ville.
Par souci de mise en scène, e général Bagdanov, placard de décorations cliquetant, le croisa dans l'autre sens sur les escaliers de l'entrée officielle. Bagdanov semblait considérer qu'une demi-minute d'attention suffisait pour renvoyer à ses mânes l'ego de jeune Maklar. Il tendit la main par bonhomie cordiale ; le jeune homme s'inclina avec froideur pour marquer la distance.
« Je n'ai rien dit à votre père. »
Sous-entendu, il disposait de leviers. Peut-être savait-il même que Tyell était un hybride.
« Général, vous ne me demandez pas comment va notre amie commune ?
Bagdanov sourit et reprit sa descente des marches.
— Prenez exemple sur votre père, Tyell-sen. C'est un homme de bon sens et il fait un excellent gouverneur pour cette ville. J'espère que vous suivrez ses pas.
— Je suis encore jeune, général. Je passe par ma crise existentielle. Mais ne vous en faites pas, je vous ferai signe dès que je me serai découvert une âme servile. »
Puis Tyell entra dans le palais du gouverneur.
« Où est-il ?
— Eh bien, cousin, tu n'es pas surpris de me voir ici ?
Tyell rabroua Victoria d'un geste de la main. Comme à son habitude, la jeune fille était impatiente de se jeter sur lui pour lui raconter sa vie en détail.
— Aux dernières nouvelles, tu étais à Haven en quête d'un futur époux, dit-il mollement tandis qu'elle s'accrochait à lui sur son chemin.
Les tapis se succédaient sous ses pieds, les lustres et les gardes aussi immobiles les uns que les autres.
— Je suis fiancée, s'exclama Victoria en arborant fièrement une bague diamantée à son doigt.
— Fascinant, dit Tyell. Où sont-ils ? Florelia et Chyselm ?
— Bah, quelque part, dans le bureau de ton père, sans doute. Eh, Tyell, à ce qu'on dit, tu rentres de voyage, c'est cela ? Où étais-tu pendant tout ce temps ?
Elle examina son visage.
— Tu as pris un coup de vieux. »
Étrange d'être de retour dans un monde qui avait été si éloigné de lui, à la fois physiquement et psychologiquement, pendant ces cinq derniers mois.
Si son corps avait vieilli, son esprit était revenu rajeuni de ce voyage. Était-ce cela que l'on nommait la sagesse ?
« Père. »
De son fauteuil, Chyselm se tourna vers lui. Lui aussi était plus vieux que jamais, voûté sur son bureau, terne.
« Entre, Tyell. »
Comme Victoria apparaissait elle aussi, Chyselm ajouta :
« Chère nièce, nous avons besoin de parler seuls. Inutile d'essayer d'écouter à la porte. »
Elle se renfrogna et disparut.
Tyell fit osciller son regard de Chyselm à Florelia. D'habitude resplendissante, sa mère semblait maintenant accompagner son époux dans la déchéance, comme si elle avançait l'heure du deuil.
« Eh bien, je suis rentré. J'ai croisé le général Bagdanov en passant.
— Que t'a t-elle dit ? demanda Chyselm.
— Qui ça ?
— La fille que tu es allé voir. Est-ce que c'était un voyage intéressant, Tyell ? Est-ce que tu as appris des choses que tu n'aurais pas pu apprendre ici et dans les Terres Orientales ?
— Ce n'est pas le plus important.
— Et de quoi es-tu venu parler, alors ?
— De l'avenir de cette ville, par exemple. De ce que nous allons faire maintenant que Vigilance marche sur les Terres Orientales et que nos portes leur sont ouvertes. »
Florelia s'était assise. Elle avait le visage pâle. À la voir, Tyell devinait que certains secrets de famille avaient dû être dévoilés pendant son absence.
« En quoi l'avenir de cette ville te concerne-t-il, Tyell ? » lança Chyselm.
La violence dont il faisait preuve ne collait plus avec son corps. Il ne pouvait plus se mettre en colère convenablement. La toux, les crampes le reprendraient aussitôt.
« Pourquoi es-tu parti, au final, si ce n'est pour t'éloigner le plus possible de tes responsabilités ?
— J'avais besoin de comprendre.
Chyselm redevint un vieillard et Florelia tenta de placer un mot, mais échoua.
— Nous avons eu une discussion avec ta mère.
— Tu n'as jamais deviné ?
— Le père de Florelia s'était fait passer pour un humain à l'époque. Je n'avais jamais douté.
— Même maintenant, ils doivent être nombreux dans ce cas.
— Je n'imaginais pas que l'on pouvait renier son espèce.
— On peut tout faire par amour, et changer son identité n'est que la moindre des choses.
Chyselm avait renoncé à la colère. Ses mains ne tremblaient que parce qu'elles ne lui obéissaient plus.
— Alors, Tyell, qu'as-tu appris ?
— J'ai entrevu les grandes lignes par-dessus lesquelles est tracé le monde.
J'ai compris que je reviendrais ici. Le voyage est une boucle qui ramène toujours au point de départ. Depuis que je suis né, l'avenir de cette ville me concerne. Vouloir défendre Donoma est quelque chose de présomptueux. Peut-être ne sommes-nous bons qu'à nous occuper de nos propres vies, mais j'ai décidé de tenter. L'almain doit donner plus qu'il ne recevra jamais. Il n'y a pas de morale supérieure.
— Tu as rencontré Almira.
— Évidemment.
— Tyell, mon fils, nous allons tirer un trait sur le sujet que nous venons d'évoquer. Le père et la mère de Florelia étaient des humains et je me défendrai contre quiconque affirmera le contraire. Ce nom qui est le notre doit demeurer intact.
Il posa ses mains à plat pour les forcer à rester calmes.
— Quant à toi, Tyell, tu vas devenir gouverneur. D'après les médecins, il me reste six mois. Nous en ferons un an. Dans un an, tu auras toutes les clés en main, et peut-être verras-tu la lumière au bout du tunnel.
— Tu as toujours considéré Almira comme une folle et le monde des scients comme une élucubration. Si tu reviens sur ces conceptions erronées, alors, tu verras toi aussi la lumière. Le monde s'est polarisé autour de deux entités ; d'un côté, Vigilance, le pouvoir qui écrase les almains, et de l'autre, Almira, le pouvoir qui dépasse les scients.
— Sais-tu pourquoi nos portes leur ont été ouvertes ?
— Je t'écoute.
— J'ai vu Vigilance marcher sur nos frontières et j'ai vu qu'ils étaient plus puissants que nous. Mais pire, ils étaient mieux à même de nous protéger que nous l'étions. Nieras-tu que le monde sera plus sûr lorsque Vigilance en aura pris le contrôle total ?
— Veux-tu vivre dans un monde sûr, ou dans un monde juste ?
Chyselm sourit, étirant ses rides.
— Dit autrement, reprit Tyell, qu'est-ce qui rend une dictature plus sûre ? En quoi un pouvoir sans égal, auquel on ne peut s'opposer et qui décide de tout, est-il sûr pour ceux qui subissent son joug ?
— Ne penses-tu pas que le bien des peuples est quelque chose qui les dépasse ?
— Cela n'a rien à voir.
Les drakens ont été les gardiens d'un vaste pouvoir, mais ils ne l'ont jamais utilisé pour régner sur les scients. Car un tel pouvoir ne règne pas. Un tel pouvoir ne règle rien. Un tel pouvoir est incapable. Ainsi, Vigilance ne peut régner sur les almains. Ce n'est pas dans ce monde que je veux vivre. »
Chyselm ne l'avouerait pas, mais Tyell devina que son père approuvait ses paroles.
***
« Pourquoi suis-je ici ? »
Malina fut poussée dans une salle mal éclairée, ou des Syms étaient rassemblés, assis sur les genoux à même le sol comme le faisaient les lowènes.
« Vous avez mis les chamanes du conseil en prison et vous m'avez emmenée dans cet endroit. Je ne sais pas où nous sommes – au sous-sol, je présume. Qu'est-ce qui vous intéresse ? Qu'est-ce qui intéresse Vigilance ?
Sym retira ses menottes et lui intima de s'asseoir elle aussi.
— Il ne s'agit pas de Vigilance, Malina Vrinda. Nous avons tracé votre chemin dans la Lande, avec Almira et Tyell Maklar. Nous savons que vous êtes une personne importante auprès des scients et auprès d'Almira. D'autant plus particulière qu'aucun autre chamane ne connaît votre existence.
C'était une voix de femme, déformée par le masque, rien de plus.
— Vous avez été formée par Tristan, à l'écart dans la Lande ; longtemps après, Tristan a disparu et Sym a perdu sa trace. Vous avez voyagé jusqu'aux Terres Orientales, vous avez rencontré Almira et voyagé de nouveau. Votre chemin ne semblait pas obéir à une logique interne. Mais les scients vous formaient. Vous êtes importante pour eux. Voilà la logique véritable.
— Et vous ? Quelle était la logique de votre renoncement face à Vigilance ? Maintenant que les drones patrouillent au-dessus de la Lande et peuvent tuer les scients à vue s'ils en ont envie, comment vous justifiez-vous ?
— Sym n'a jamais abandonné une bataille, dit la femme en croisant les bras. Nous pensions que vous seriez capable de voir clair dans notre jeu. Si vous ne l'avez pas fait, cela veut dire qu'à l'instar de Vigilance et de la plupart des gens, vous ignorez notre manière de fonctionner. C'est parce que Vigilance n'en savait pas assez sur nous qu'ils n'ont pas été surpris de notre réaction. À savoir, de notre capitulation.
— Almira, cependant, a vu clair dans la volonté du Grand Patriarche, dit un autre Sym.
— Où est-il ? demanda Malina. Les conseillers en détention ont dit qu'il avait essayé de s'enfuir et avait disparu.
— Je suis le Grand Patriarche, dit un autre Sym.
Il avait exactement la même tenue que les autres.
— Je comprends, dit Malina.
— Le Grand Patriarche a toujours été la clef de voûte de Lowen et de la Lande. Ses recommandations à Sym ont toujours été suivies. Il nous a recommandé de faire profil bas. Nous savions ce que cela signifiait.
— À vous, que vous a-t-il recommandé, Malina Vrinda ?
— Je dois me rendre à Donoma.
— Je comprends.
— Je dois ensuite me rendre à Vactis.
— Soit.
Sym croisa les bras.
— Vous connaissez Tyell Maklar. Il est un pivot essentiel pour collaborer avec Donoma. Lorsque la cité échappera à Vigilance, nous aurons une semaine. Si Vactis tombe durant cette semaine, nous aurons gagné. »
Tyell, futur héros.
En pensant au jeune almain, elle se mit à sourire. Au début, elle croyait qu'il était ignorant. Mais avec le temps, elle avait compris qu'il avait son propre savoir, qu'il en savait beaucoup sur sa ville, sur ces almains qu'il s'était promis de protéger et de guider. Tout comme elle en savait beaucoup sur les scients. Eux deux étaient différents et complémentaires.
« Sym va continuer de placer ses éléments dans les prochaines semaines. Vous partez dès aujourd'hui pour Donoma. Vous y serez dans deux mois.
— Je serai seule ? »
Un des Syms retira son masque. C'était un homme d'âge moyen, au visage constellé de petites taches de Harper. La maladie avait été vaincue au dernier stade. Les côtés de son crâne étaient chauves mais il avait conservé précieusement deux mèches teintes de couleurs différentes, qui tombaient sur le côté droit. Un peu comme la tresse avec laquelle elle masquait la cicatrice de son enfance.
À chaque fois qu'il lui était donné de se voir dans un miroir, elle se souvenait de cette marque. Au début, la supprimer était en dehors de ses capacités. Tout au plus pouvait-elle utiliser les spores pour produire de la fibrose, empêcher le saignement des blessures, ou purger une infection. Avec le temps, elle avait appris à faire disparaître les cicatrices.
Mais tant que ce que le monde lui avait donné lui suffisait, elle n'en avait pas besoin. Elle ne voulait pas se sentir cupide.
Almira aussi, à l'époque où elle était chamane, aurait été en mesure de supprimer ses marques. Mais pourquoi ? Elles faisaient partie d'elle. Si l'on retire morceau après morceau ce qui fait un être almain, on finit par en enlever l'être. Si l'on perd ce que l'on a perdu, on perd ce que l'on a trouvé.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Mohammad Dento. Commerçant. Il m'arrive de faire le trajet pour Donoma et Haven afin de vendre des pierres précieuses Et vous ?
Malina considéra les quadrants sur le dos de ses mains. Passant le doigt, elle les effaça. Les tatouages étaient une modification locale de la pigmentation des cellules de l'épiderme, que les scients eux-mêmes avaient faite pour elle.
— Malina Vrinda. »
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Il lui aura fallu un peu de temps, mais le fils voyageur est de retour chez lui.
Généralement, lorsque ça arrive, c'est propice à de l'action. N'est-ce pas @JBSchrottenloher ?
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