50. Saeko - 1


« Vous vous nommez Saeko. »

Hormis des inclusions métalliques dans chacune de ses phalanges, invisibles tant qu'elle gardait les mains posées à plat sur la table, on n'aurait pas deviné qu'elle venait d'ailleurs que Mondor. Ses cheveux presque transparents, sa peau d'un blanc de céruse et ses yeux presque rouges lui donnaient une apparence inalmaine, comme si elle avait renoncé à corriger tous les défauts génétiques de sa branche. C'était une mascarade. Depuis le repêchage des deux almains par Vigilance à cinq cent kilomètres des côtes, la dénommée Saeko avait changé plusieurs fois ces teintes, comme on change de vêtement. Le processus ne durait pas plus d'une journée.

Fang n'avait jamais connu aucune instance extramondore de sa vie. Face à cette envoyée de l'espace, elle s'attendait à devoir faire preuve de ruse et d'intelligence.

« C'est la seule chose tangible que nous savons sur vous pour le moment, hormis le fait que votre corps héberge une grande quantité de nanomachines actives.

— Moi, je ne sais pas comment vous vous nommez » répondit-elle.

Sa tenue jaune fluorescent de prisonnière de Vactis brillait comme une vaine tentative de la soumettre. L'okrane était trop forte pour les interrogatoires de Vigilance, seul le tact pouvait jouer.

« Fang Yin. Je suis chargée de la supervision des activités de terrain pour Vigilance.

— Vigilance, répéta l'okrane.

Elle parlait le panterrien avec un léger accent.

— Je suis Saeko, officier supérieur de la Division 1, en mission de contact pour la Conférence des Planètes.

Silence.

— Vigilance estime-t-elle que nous représentons une menace pour Mondor ?

— Si ce bouclier qui nous entoure existe, c'est bien parce que l'extérieur grouille de menaces pour la sécurité de ce monde. Jusqu'à preuve du contraire, vous en faites partie.

— Je comprends. Si nécessaire, et si vous disposez encore des archives de la Cellule de Vigilance de l'Union Mondore, je suis capable de prouver mon affectation grâce aux codes d'authentification en usage à l'époque.

— Nous ne sommes plus la CVUM et nous n'avons pas confiance en leurs archives, pour ce qu'il en reste.

L'okrane croisa les bras.

— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu'à établir, vous et moi, une relation de confiance mutuelle. Voulez-vous m'y aider, Fang-sen ? »

Rien. Pas une faille. Pas un mouvement involontaire dans son visage de marbre. Fang avait trouvé une adversaire à sa hauteur.

Ils avaient récupéré la capsule de survie, ouvert celle-ci à la torche à plasma, extirpé les deux passagers, mis sous sédatifs, en quarantaine, séparés, enfermés, désinfectés, affamés, transportés sous haute surveillance jusqu'à Vactis et maintenant de nouveau enfermés, à vingt mètres sous terre, dans une installation militaire.

Et l'okrane, dont la tenue n'inspirait guère la fraîcheur, parlementait toujours avec rigueur. Ces gars-là, quoi qu'ils se nomment, la Division 1 ou autres, ne plaisantaient pas avec leurs missions.

« Je suis curieuse de voir ce que cela va donner, s'amusa Fang.

— Puis-je vous poser une question, Fang-sen ? Qu'est-il arrivé à mon compagnon ? Nous avons été séparés depuis que notre amerrissage et je ne l'ai pas revu.

Fang feignit la surprise.

— Je pensais qu'on vous avait mise au courant. Il était inconscient. Nous avons essayé de le réveiller, mais il a succombé à une hémorragie interne.

Le regard de l'okrane s'éteignit. Elle laissa tomber ses yeux sur la table.

— Je suis désolée, dit Fang.

— Nous étions préparés à cela » répondit-elle.

Fang Yin sortit, satisfaite de l'entrevue.

« On dirait que vous ne faites aucun progrès, fanfaronna Edward.

— Maître Edward, susurra-t-elle, je croyais que vous étiez un homme des laboratoires et des théâtres obscurs où les scientifiques fous font leurs expériences d'alchimie et de théosophie. On dirait que vous vous diversifiez, le temps passant.

— Le temps passant, le monde tout entier devient un lieu d'expériences et il faut bien que quelqu'un soit là pour prendre des notes.

Elle ne savait s'il faisait référence à lui où à l'assistante qui lui tenait lieu d'ombre.

— Je pense que j'aurai plus de succès avec l'okrane que vous, Fang-sen, sans vouloir vous vexer.

— Du moment que vous tenez vos ordres de Numberane, je n'y vois pas d'objection. Mais il faudra bien un jour que je sache ce qui fait de vous quelqu'un d'aussi important.

— Vous êtes le bras gauche de Vigilance, Fang. Il n'y a pas de cerveau dans le bras gauche. »

Ed se glissa dans la salle. Le mépris qu'il montrait envers elle était une affirmation de pouvoir. Dans les échelons de l'organisation, il ne cessait de monter. Son utilité n'était plus à faire valoir. Le temps passant, elle le croisait de plus en plus, flanqué de son fantôme aux yeux vides.


***


« Saeko, c'est bien cela ? Je suis Edward Kile, consultant scientifique, et voici mon assistante Aurélia.

— Edward-sen, Aurélia-sen. Votre collègue vient d'essayer de me mentir afin de profiter d'un choc psychologique. J'en attends donc mieux de vous, vous vous en doutez.

— N'en attendez rien de moi, je ne suis qu'un observateur. Cependant, vous me voyez navré de votre situation. Vous avez constaté que l'hospitalité faisait défaut à Vigilance.

— Vous êtes de Vigilance, pourtant. Pourquoi dites-vous cela ?

Il ouvrit une mallette et déballa du matériel médical.

— Il est vrai que je travaille pour Vigilance, mais je ne sers que la Science.

Seringue à la main, il indiqua :

— Je vais vous prélever un peu de sang. Je pourrais vous faire croire que c'est pour tester si vous avez attrapé une ou deux de nos méchantes maladies, mais pour être honnête, c'est juste pour isoler quelques-uns des nanorobots que vous devez avoir dans l'organisme. Je suis intéressé.

— Je ne suis pas en position de refuser, n'est-ce pas ?

— Vous êtes enfermée comme une criminelle, il est vrai.

Elle se laissa faire. L'aiguille plantée dans la veine de son bras gauche, elle continua de parler tandis que le tube de plastique se remplissait :

— Il ne s'agit donc que de récupérer et voler les technologies de la Division 1 à votre profit.

— De vous à moi, dit Edward, Vigilance est bien en-deçà du niveau requis pour pouvoir exploiter les nanotech, et surtout les vôtres. Je suis censé investiguer sur l'engin avec lequel vous vous êtes écrasés dans la mer, mais il n'y a rien à en tirer non plus. Je ne fais tout ça que par curiosité scientifique et pour voir jusqu'où vous êtes arrivés.

— Ce n'est que pour ça que vous êtes ici.

— Pourquoi pensez-vous qu'un cerveau brillant s'occuperait des bricoles d'un groupe paramilitaire schizophrène et narcissique ? Je ne fais pas ça pour l'argent ! C'est juste le meilleur poste pour mener des expériences sans que personne ne vienne me déranger.

— Vous en savez plus que quiconque sur Mondor.

— Exactement.

Il retira l'aiguille et colla un sparadrap.

— En passant, vous pourrez dire à Fang Yin que je sais que Tanak est encore vivant et qu'elle m'a menti pour rien.

— C'est son problème. Je ne m'occupe pas de tout ça, et à vrai dire, je m'en fiche.

— Vous devez avoir un objectif, Edward-sen, je me trompe ? Quel est exactement le but de vos recherches, si Vigilance n'est pour vous qu'un passe-temps ?

— Ha. Comment dire.

Il referma sa valise.

— Je vais être vraiment franc avec vous, joli cœur. Vous savez que Mondor est un théâtre d'expériences. Inventé par une sorte de génie fou du siècle dernier. Les okranes n'étaient que le début d'une vague de recherches génétiques, les scients en sont la clef de voûte. Ils ont poussé très loin les capacités de la vie telle que nous la connaissions. C'est très intéressant, mais il y a encore mieux. Nous sommes ici, en ce monde, dans les meilleures conditions pour révéler de nouvelles propriétés physiques de l'univers, passées jusqu'à présent inaperçues dans le bruit de l'évolution biologique.

— Vous êtes persuadés que le paranormal existe et que vous allez découvrir des phénomènes que la physique terrienne n'aurait pas pu expliquer.

— Exactement. Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas ?

Saeko croisa les bras.

— De nombreux scientifiques, même très respectables, ont pris par le passé des positions discutables, mené des recherches controversées, et parfois fait de monumentales erreurs. Mais c'est aussi comme cela que l'on apprend. La science est faite pour remettre ses acquis en question.

— Ce que j'appellerai « paranormal » ne sera sans doute qu'une énième loi physique connue de votre Division.

— Je ne saurais dire.

Edward allait prendre congé et Saeko leva le bras pour l'arrêter un instant.

— Vous êtes C, n'est-ce pas ?

Il sourit.

— Ce n'est pas comme si j'avais essayé de le cacher.

— En cent trente ans, vous n'avez toujours pas terminé vos recherches ?

— Je n'ai pas toujours eu une position aussi confortable, je dois l'avouer.

— Êtes-vous conscient qu'il est de mon devoir de vous détruire ?

— Vous n'êtes pas en position de le faire, mon amie. Sur ce, Saeko-sen, je vous laisse mariner. J'espère qu'ils vous donneront au moins des livres à lire et une cellule plus confortable. »


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Si j'étais un méchant, j'aurais peur. Très peur.

"Who is the boss?" comme dirait un anglophone.

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