48. Lowen - 2
Assis à même le sol en cercles concentriques, surplombés par la coupole de verre, les conseillers formaient un dessin supplémentaire sur les dalles de leurs tuniques monochromes.
Seul le cercle sous la coupole baignait dans la lumière. Sous le péristyle de colonnes qui l'entourait veillaient les Sym, silencieux, plongés dans une ombre contrastée.
Tyell était dans l'un des derniers cercles, en tant qu'observateur externe. Malina était en face, dans une rangée de chamanes aux lèvres serrées et aux teints ternes. On les reconnaissait à la tenue moins voyante que celle des législateurs, dont la robe blanche portait des inscriptions dorées.
Il ne remarqua qu'après quelques instants les quadrants que dessinait sur eux la lumière de la coupole et les inscriptions en vieil okrane sous les membres agenouillés.
Almira entra par l'allée, le seul chemin de lumière qui menait au grand cercle. Il ne l'avait pas vue depuis la veille et fut aussi surpris que les conseillers à sa venue. Elle avait maintenant coupé ses cheveux argentés, n'en gardant que cinq centimètres. Son visage, ses bras nus et ses mains ne gardaient aucune des cicatrices qu'elle avait encore deux jours plus tôt.
Il crut d'abord que ses ongles avaient repoussé, puis se rendit compte qu'il s'agissait de griffes d'une couleur cuivrée. Ses mains portaient des tatouages de quadrants dorés, visibles par reflet.
Son regard ne se posa même pas sur l'assemblée ; elle traversa quelques rangs et s'arrêta à la bordure du cercle intérieur. Sa robe rouge uni flotta dans la lumière, environnée de minuscules poussières.
Elle se tenait maintenant entre les almains et les scients, à la fois okrane, humaine, et draken.
Des lampes électriques illuminèrent le couloir symétrique, en face d'elle. Un générateur à biomasse devait les alimenter, ainsi que l'éclairage public de la ville, comme à Donoma.
Un homme avança jusqu'au cercle, faisant planer un grand silence. Son masque cérémoniel figurait un visage d'une grande envergure, taillé dans une seule pièce de bois. Pas un seul centimètre carré de sa peau n'était visible, jusqu'à ses mains gantées. Le Grand Patriarche de Lowen. Le conseiller spirituel réputé immortel, qui régnait sur les almains, surpassant les chamanes et Sym dans leurs attributions respectives. Il ne donnait pas d' « ordre », mais c'était en suivant ses « conseils » depuis plus d'un siècle que Lowen avait réussi à survivre et à fédérer la Lande autour d'elle.
Sans doute un almain comme les autres, dont le rôle se transmettait de génération en génération. Qu'importe. Comme Sym, personne ne verrait jamais son visage ni n'entendrait le timbre véritable de sa voix. Dans cette tenue, il n'était pas un almain, mais quelque chose de sacré et d'éternel.
Almira s'agenouilla et joignit les mains, regard tourné vers le sol. Les autres membres de l'assemblée regardèrent aussi les pieds de leurs voisins.
Le Patriarche baissa la tête, posa son front sur le sol, se releva et prit aussitôt la parole.
« Bienvenue, conseillers, législateurs, chamanes, Sym et invités. Bienvenue. »
L'ambiance se détendit et quelques murmures naquirent dans les derniers rangs.
« Bienvenue, Malina-sen. Bienvenue, Tyell-sen. Bienvenue, Almira-sen. »
Au dernier nom, les regards se tournèrent vers Almira.
Les conseillers avaient l'air de craindre la dylnia d'une manière encore plus inavouable que les almains de la Zone Surveillée.
« Le monde est sujet à de nombreux remous, dit le Patriarche. L'agitation s'est transportée du monde des almains, au monde des scients, et les vagues ne semblent pas devoir s'arrêter. Si nous ne faisons rien, les choses ne feront qu'empirer. Almira-sen, j'ai demandé à ce que tu sois aujourd'hui dans cette assemblée. Certains conseillers souhaitent te poser des questions.
— Et vous, Patriarche ?
Le fait qu'elle prenne la parole surprit tout le monde et déclencha d'autres murmures.
— Je sais déjà tout ce que je souhaitais savoir. »
Elle était extrêmement calme, mais insolente.
Tyell songea qu'elle ne pouvait plus connaître la peur. La seule chose dont elle pouvait avoir peur, le pouvoir des drakens, elle l'était devenue.
« Almira-sen.
La personne qui avait parlé était un chamane au troisième rang.
— Almira-sen, le monde des scients s'est agité. Les esprits nous ont murmuré que tu en avais été la clé. Qu'est devenu Adriel, Almira-sen ?
— Adriel est mort.
Ils s'attendaient à cette réponse.
— Il a été tué par Vigilance. Après des années de recherche, ils ont mis au point l'arme avec laquelle ils espèrent prendre le contrôle de l'ensemble de Mondor : une arme pour inhiber les scients. Une arme pour cibler et détruire les spores. Ils s'en sont servis contre Adriel. Adriel en est mort.
— Ainsi, le pouvoir des scients a failli, dit un conseiller.
— Non.
Cette fois, la réponse les percuta.
— Vigilance a vaincu Adriel, mais elle n'a pas vaincu le pouvoir des scients. À dater de ce jour, je suis le pouvoir des scients. Je suis déterminée à détruire Vigilance et ramener l'équilibre dans ce monde.
— Ce sont les drakens qui assurent l'équilibre du pouvoir parmi les scients, rétorqua un magistrat.
— Je suis un draken, dit Almira. J'ai hérité du pouvoir d'Adriel.
L'intérêt grandit dans le rang des chamanes, la circonspection dans les autres. Puis le Patriarche lança :
— Je sais, Almira-sen. Nous savons.
— Patriarche, nous n'avons plus le temps de parler comme avant.
Insensible à la vague d'indignation qui s'amplifiait, elle poursuivit :
— Combien de personnes ici savent que Vigilance aura pris cette cité dans trois heures ? Même les chamanes ont l'air de l'ignorer. Que faites-vous ?
— C'est ridicule, dit un des législateurs. Si Vigilance s'apprêtait à envahir la Lande, nous les verrions venir à des kilomètres à la ronde. Sym nous avertirait.
— Que faites-vous exactement, Patriarche ? continua Almira.
— Tu le sais très bien. »
C'était sans doute un signal. Des portes s'ouvrirent de chaque couloir et les Sym entrèrent en masse, bloquant tous les accès. L'un d'entre eux, une voix d'homme, déclara :
« Conseillers, Lowen est maintenant placée sous protectorat de Vigilance. Vous-mêmes serez assignés à résidence dans l'enceinte du Législat jusqu'à nouvel ordre. Grand Patriarche, Almira-sen, par collaboration avec notre entité protectrice, nous sommes dans l'obligation de vous transférer à Vactis. Ne cherchez pas à interférer. »
Certains des conseillers se levèrent, sans chercher à s'opposer à Sym autrement que par les mots, car ils étaient en surnombre. La plupart des almains se résignèrent et furent emmenés dans le péristyle.
« Je vais interférer, dit Almira. Grand Patriarche, c'est vous qui avez planifié tout cela, n'est-ce pas ?
— En effet. »
Elle marcha jusqu'à lui. Les deux Sym qui voulurent s'interposer furent violemment repoussés sur les côtés. Almira, à quelques centimètres du masque, regarda au travers des deux orifices minuscules, droit dans les yeux du Patriarche.
« J'ai tout compris, dit-elle.
— Lorsque le monde change, les anciens puissants deviennent faibles, et inversement. Il est naturel que le règne de certains dieux s'achève et que d'autres prennent leur place. »
Tyell fut emmené d'un côté, Malina et le Patriarche de l'autre. Almira se tenait au milieu du ballet de Sym, comme un fauve maintenu à distance. À dix mètres de distance, quelqu'un la tenait en joue avec un arc. Une flèche à pointe de titane pouvait la traverser de part en part.
Il ne restait maintenant plus grand-monde dans le cercle de lumière, à part elle, l'ombre des vitres de la coupole, quelques Sym, et bientôt des Vigilants révélant leurs insignes, sans arme mais sûr de leur victoire.
« Qu'allez-vous faire ? demanda-t-elle. Vigilance ne doit pas me vouloir vivante. Allez-vous tuer la prophétesse immortelle ? Je ne ferai que renaître. Et je n'en renaîtrai que moins almaine. Il y a dans mon sang un draken, et son pouvoir est immense, mais sa haine me consume.
— Almira-sen, n'allez pas contre la volonté du Patriarche. »
Les deux Vigilants n'étaient là que pour observer et se tenaient en retrait. Que les Sym se confrontent à Almira leur évitait d'avoir à mouiller la chemise.
« Allez-y, dit-elle. Tirez. Ne perdez pas de temps. Le monde n'en a plus. J'ai vu la lueur qui est tombée dans l'océan. Les temps changent. Bientôt, l'Égide sera brisée. L'Éveil se propagera à l'univers tout entier. Et je sais maintenant. Il ne reste que quelques siècles. »
Le Sym lâcha sa flèche et elle vola jusqu'au cœur d'Almira.
Tyell avait cru qu'il ne le ferait pas. Il essaya de se libérer pour lui venir en aide. C'était inutile.
Elle n'avait pas besoin de son aide.
L'éclat du Soleil se reflétait sur la pointe de métal arrêtée un centimètre avant Almira. La jeune almaine enserrait sa main gauche autour de la flèche, d'une prise si forte que le bois s'effrita entre ses doigts. Puis elle déchira le dos de sa robe et en l'espace de quelques secondes, ses ailes de draken s'étendirent, croissant comme le givre sur une vitre en hiver. D'abord une fine structure, comme une esquisse préparatoire, puis une véritable matière organique.
« Ne la laissez pas s'enfuir » dit un des Vigilants, mais son ordre sonnait déjà comme un échec.
Les masques des Sym empêchaient de voir s'ils étaient atterrés ou interdits. Almira tourna son dos à Tyell, qui vit les ailes gagner encore en épaisseur. Les spores qui les construisaient se nourrissaient de son propre corps. Ils avaient déchiré le pansement qui recouvrait encore sa peau en reconstruction, et colmaté avec sa carapace de carbone.
Aurait-il été de l'autre côté, il n'aurait vu dans la lumière que son visage. Il aurait vu une jeune almaine qui inspirait le respect, et dont l'amitié lui avait été un merveilleux cadeau. Mais dans ces ailes, tout comme les griffes cuivrées, tout comme les yeux d'or, Almira n'était plus almaine. C'était l'expression d'un pouvoir immense que personne ne devrait avoir à porter. Qui ne pouvait que détruire.
Almira serait détruite.
Il venait à peine de comprendre. Depuis toujours, sur son chemin, Almira marchait vers le pouvoir et la connaissance suprême. Ceux qui feraient d'elle la reine des scients, et l'aideraient à terminer sa tâche de ramener Mondor à la paix. Et depuis tout ce temps, ce qui la séparait de ce moment, c'était la conscience que ce pouvoir la tuerait.
C'était ainsi que devait mourir la dylnia.
Son regard de braise balaya les Sym autour d'elle, elle fléchit ses genoux et d'un premier bond, accompagné d'un mouvement de ses ailes noires, se jeta vers la coupole. Les Sym la cherchèrent du regard, mais durent se protéger contre une pluie de verre. Almira était libre. Ils n'auraient jamais pu l'arrêter.
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