« Ils viennent tous les deux de s'écraser.

— Pas de nouvelles de Fang ?

— Aucune. »

Malina savait qu'elle était endormie, mais son cerveau n'avait pas complètement perdu la bataille contre le somnifère. Les spores avaient cessé de suivre les injonctions des interfaces nerveuses. Désorientés par une manœuvre de Vigilance, que la chamane ne s'expliquait pas encore, ils vibraient erratiquement sans but. Sans leur potentiel, ce n'était qu'une poussière organique flottant dans les airs.

Avec eux, Malina aurait protégé son organisme contre les molécules diffusées par le patch collé sur sa main et leur sommeil artificiel.

Elle pouvait encore entendre les vigilants, mais elle n'avait pas le contrôle de ses muscles, même pas la force d'ouvrir les yeux.

Trois jours entiers s'étaient écoulés avant que Vigilance n'arrive. Malina, Tyell et Silver étaient restés au même endroit, écoutant comme le vent les échos du dialogue lointain entre Almira et son esprit-guide.

N'essaie pas de lutter, dit Tivalhac. Cela ne servira à rien. Vous êtes déjà hors de danger, déjà loin.

Plutôt que la lente dégradation à laquelle Malina se préparait, la drogue fut violemment expurgée de son corps. Des spores étrangers se diffusèrent dans son système sanguin, dégradèrent la molécule et se laissèrent docilement dévorer par les leucocytes. Elle retrouva l'usage et la sensation de ses membres, ainsi qu'un atroce mal de crâne.

Elle était allongée.

Assise contre un arbre, Almira faisait jouer les articulations de ses doigts. Elle n'avait plus grand-chose d'almain, à part son visage, et encore... dans ses pupilles brillait une flamme de draken. Adriel lui avait tout donné. Aussi bien la mémoire qu'elle recherchait, que le pouvoir dont elle n'avait jamais voulu.

« C'est bien toi, dit la chamane en se mettant sur ses coudes, cherchant à retrouver le plus vite possible l'usage de ses jambes.

Les ailes dans son dos avaient déjà commencé à se dessécher, la peau tendue entre les longues branches d'os partait en lambeaux.

— Qu'est-ce que tu as fait ? demanda Malina. Qu'a-t-il fait ? »

Almira désigna Tyell, allongé lui aussi sur le sol gelé.

« Est-ce que tu penses que je dois le réveiller ?

— Il se réveillera tout seul, dit Malina. S'il a retenu ce que je lui ai enseigné, il arrivera à détruire le poison dans son sang. Que t'est-il arrivé ?

— Tu as peur ? Tu sais ce que c'est, pourtant, toi, Malina. »

Avec un couteau qu'elle devait avoir subtilisé à la chamane, Almira entailla la peau rigide et noire sur son bras, inséra la lame et fit levier pour en extraire un éclat. Déjà fragilisé, il se désagrégea. Dessous réapparaissait la peau almaine, blanchâtre et constellée de microscopiques cicatrices, comme les nervures d'un arbre.

« Tous les chamanes savent qu'on peut utiliser les spores pour modifier son corps. De la même façon que Tristan t'a sauvée de ta malformation cardiaque, ils peuvent améliorer l'efficacité de leurs muscles, de leur vision, de leur audition. Quand j'étais chamane, je pouvais durcir ma propre peau comme un bouclier, à l'aide de spores qui construisaient des nanostructures de carbone. Comme une peau de draken. Je suppose que j'étais la seule à pouvoir faire cela.

— C'est parce que tu es liée à Adriel ?

— Parce je suis un draken.

Elle continua de retirer sa seconde peau. Malina devinait que ses yeux ne changeraient pas. Leur couleur attestait qu'Almira avait pleinement hérité des pouvoirs d'Adriel. Non, qu'elle était Adriel.

— J'ai besoin que tu m'aides, Malina.

— Pourquoi enlèves-tu cette peau ? Cela a une raison. Ton chemin t'a menée jusqu'ici, Almira.

— Je sais. »

Un nouvel éclat sauta, et cette fois, un peu de sang coula sur sa vraie peau. La température extérieure était bien en dessous de zéro degrés Celsius. Alors que le froid mordait le visage de Malina, le détachement de la dylnia témoignait d'un état second. Ce feu qu'elle avait embrassé ne pouvait pas prétendre à la réchauffer.

« Ce n'est qu'une protection de fortune, temporaire, donnée par Adriel. Elle a été construite par les spores en quelques minutes, à partir de rien, et fixée à mon corps. Ce ne sont pas des cellules viables, elles n'ont pas de code génétique, elles ne font pas partie de moi. »

Son organisme les aurait lui-même rejetées si elles ne commençaient pas déjà à mourir, manquant de sang, d'eau, d'énergie.

« J'ai besoin que tu m'aides à l'enlever. À m'arracher les ailes. Les os sont attachés à ma colonne vertébrale, les muscles encore intriqués avec mes épaules, et les nerfs plongent directement dans ma moelle épinière. Je ne suis pas certaine d'arriver seule à les retirer sans me tuer. Je peux me servir des spores pour atténuer ma douleur, bloquer le saignement, fragiliser les os et les muscles que je veux retirer, mais je ne pourrai pas tout faire en même temps. Je crois que je suis fatiguée, Malina. »

La chamane arriva à se mettre debout. Elle cessa de voir le démon ailé, et ne reconnut plus qu'Almira, la dylnia, celle qui avait obtenu savoir et pouvoir du plus ancien draken, mais qui malgré tout, n'était qu'une almaine d'à peine huit ou neuf ans émergeant de trois jours de jeûne.

« Les spores ont dû puiser dans ton propre corps l'énergie nécessaire à construire les ailes et la peau de carbone, dit-elle. Ils ont démonté et remodelé tes propres cellules. Ça ne m'étonne pas que tu sois épuisée.

— Nous sommes encore dans le rayon d'action de l'onde de Vigilance. Les spores ne sont pas très nombreux. Les arbres se remettent à peine de l'étouffement qui a failli les tuer. »

Malina poussa Almira sur le côté, examina ses ailes et son dos. Elle cherchait la forme de la structure.

« Tu as raison, dit-elle. Les nerfs descendent directement dans la colonne. Je ne suis pas certaine de pouvoir stopper la douleur.

— S'il faut choisir, dit Almira, résignée, empêche plutôt mon sang de se répandre.

— Je suis désolée.

— On ne peut pas attendre. Je ne peux pas rester éternellement avec des os et des muscles morts incrustés dans le dos. »

Elle lui tendit le couteau. La chamane le désinfecta avec un flacon d'alcool.